Par un auteur prolifique qui a publié depuis 2015 rien moins que deux essais, un récit, un recueil de nouvelles, un roman, et qui nous donne aujourd’hui un « conte philosophique », une dystopie si proche de la réalité qu’elle nous plongerait immédiatement dans la dépression si elle n’était écrite d’une plume suffisamment légère. Car la Rugénie inventée par l’auteur, petit pays d’Europe Centrale récemment émancipé du grand frère molduve, n’est qu’une extrapolation à peine caricaturale de la réalité.
Commençons par une citation :
« Il [le héros du roman] avait compris que cette justice sociale, pour laquelle certains militaient à l’échelle nationale, était en marche à l’échelle mondiale et que les sacrifices des classes moyennes occidentales favorisaient l’émergence de ladite classe moyenne sur les autres continents, préparant le terrain de la démocratie et du pluralisme. Face à cet élan universel, les mouvements de repli et les barrières artificielles n’étaient pas seulement indignes, mais inefficaces » (p. 22).
On ne saurait mieux dire la trahison des élites, en Occident, qui se complaisent dans l’idéologie du renard libre dans le poulailler libre, ce qui s’explique puisque, loin d’être personnellement touchées par le grand mouvement de bascule d’Ouest en Est, elles savent non seulement préserver leurs avantages mais les accroître, comme le montre l’aggravation des inégalités dans le Vieux monde.
Fort de sa foi dans le néolibéralisme, Thomas, notre héros, jeune député bien de chez nous d’un parti baptisé « En Avant ! », ne peut qu’être séduit par la Rugénie dont le gouvernement a complété le principe de la liberté économique par « la régulation éthique des pratiques individuelles ». Le roman commence ainsi par une scène particulièrement pittoresque où l’on voit un couple d’éleveurs rugènes confronté aux experts venus expliquer combien les flatulences bovines sont mauvaises pour l’environnement et qu’il convient donc de passer à une « exploitation durable […] qui transformera en électricité cette énergie 100% naturelle ».
Parti en voyage d’étude dans ce pays modèle, Thomas ne tardera pas à découvrir ce que rectitude politique veut dire lorsqu’on la prend au sérieux : dans le train de banlieue couvert de tags qui conduit de l’aéroport à la capitale, Sbrytzk, il a le malheur d’adresser quelques innocents sourires à une jeune femme voilée qui se trouve là avec son bébé : arrivé à bon port, quelle n’est pas sa surprise de se voir dénoncé pour harcèlement, pris à partie par deux vigiles et menacé des pires sanctions. Plus tard, après avoir atteint en vélo-taxi le palace où il a retenu une chambre, l’unique serviette minuscule dans la salle de bains, l’eau chaude limitée à 35 °C, l’obligation de faire soi-même le tri de ses déchets lui font vite comprendre que la réduction de l’empreinte carbone ne va pas sans quelques inconvénients immédiats.
Le reste est à l’avenant : les menus uniquement végétariens, les piétons en danger sur des trottoirs envahis par les deux roues et les poussettes qui ont « des allures de chars d’assaut », les « Louves » de l’équipe nationale féminine de football réclamant la parité sur le gazon, etc. Seule semble vouloir résister à l’évolution de ce pauvre petit pays passé si rapidement « de l’arriération paysanne à la banlieue universelle », une handicapée allemande attirée dans la capitale rugène par un programme offrant des logements adaptés à moindre prix.
Thomas quitte bientôt la ville empuantie par une grève des éboueurs pour la montagne ou il espère trouver l’air pur et déguster enfin la spécialité locale, le fameux « chbrtch » à base de saucisses. Hélas ! arrivé au « plus beau village de Rugénie », ce dernier s’avère n’être qu’un décor pour touristes où tout, à l’exception de la basse-cour, paraît faux. Le feu, dans la cheminée du « Relais du silence » est remplacé par « un tableau représentant une belle flambée », et le menu du restaurant (salade d’orties, pavé de soja frit) est tout aussi végétarien qu’en ville. Pis, après avoir été réveillé en sursaut à 7 heures du matin par un vacarme épouvantable, on lui explique que la Rugénie « est un spot pour les choppers du monde entier [qui] peuvent circuler librement en profitant du calme [sic] et de nos merveilleux paysages montagne ». Autant pour le silence !
Et lorsque certains montagnards décideront de bloquer la route aux motards, le gouvernement de Sbrytzk, pris en tenaille entre diverses catégories de mécontents, saisira l’occasion pour rejeter la responsabilité sur la Molduvie et faire tonner le canon, adroite diversion qui mettra fin ainsi aux grèves en cours.
Passons sur bien d’autres détails plus vrais que faux (la forêt vendue aux Chinois, le cynisme du maître à penser du régime qui s’est ménagé une thébaïde à l’abri des contraintes qui obscurcissent la vie de ses concitoyens) et laissons le lecteur découvrir par lui-même comment finiront les aventures de Thomas en Rugénie.
Benoît Duteurtre, En Marche ! – conte philosophique, Paris, Gallimard, 2018, 2014 p. 18,50 €.