Mât des ancêtres, Pays Asmat, Papouasie Occidentale (Irian Jaya)
Musée territorial de la Nouvelle-Calédonie (détail)
Plus que la prose encore, la poésie est un art aussi subjectif que délicat. La forme y compte a priori davantage que le fond, ce qui semble disqualifier tout jugement puisque des goûts (et des couleurs), on n’est pas censé discuter. Il n’est donc pas surprenant que mondesfrancophones.com accueille plus volontiers des poèmes que des gloses sur la poésie. Mais comme toute règle bien établie souffre des exceptions, tentons de faire découvrir un poète qui présente justement l’avantage de ne jamais oublier le fond quand il s’exprime.
Écrivain prolifique, Frédéric Ohlen a publié quatre volumes de poésie en moins de dix ans, à côté d’autres textes, théâtre ou nouvelles. Son dernier recueil, La Lumière du monde (1), est curieusement nommé, car s’il est traversé par une certaine lumière, celle de l’amour physique en particulier, il fait une place importante aux drames et aux malheurs que les humains savent si bien s’infliger à eux-mêmes.
La Seconde Guerre mondiale, celle du Viêt-Nam, Mururoa et les soldats contaminés, les violences contre les Kurdes, celles des Talibans, les attentats islamiques, … les poèmes de F. Ohlen ne sont pas là pour distraire ni pour faire rêver, mais pour nous aider à devenir plus lucides. Ce que le poète exprime ainsi (p. 15) :
Grandir
de sorte que ton œil
tout entier te recouvre
L’injustice est partout, seule la mauvaise foi empêche de s’en offusquer (p. 29) :
Il m’a dit :
« Les poètes savent que la justice est un mensonge,
que le bien et la lumière sont des babioles
remplies de poussière,
ce monde : un marché aux esclaves
où des porcs achètent et vendent. »
Ou, plus lapidaire (p. 63) :
Certaines maisons
moins grandes
que ton garage
Ou encore, plus ciblé (p. 62) :
Parce qu’il a partout eu faim
partout l’homme noir est
en prison
Tout n’est pas dans cette veine. La Lumière du monde contient aussi des poèmes qui chantent l’amour, avec des fulgurances – « ta beauté m’écorche » ; « le vin du souffle nous traverse » (p. 46) ; « sur la mer foudroyée de son rire » (p. 53) -, des notations élégiaques (p. 48) :
Le vent soulève la jupe des arbres
Au creux de ton cou une
odeur de framboise et de rose
… et d’autres pour redonner au commerce des âmes sa place dans la relation amoureuse (p. 44) :
et toi sans convoitise
sans jugement
dans la pure jouissance de sa chaleur
dans la douceur enveloppante de ses lèvres
dans cet absolu sans excès où tout semble à portée
L’auteur se souvient avec bonheur de ses amours, de sa jeunesse à Nouméa, de ses voyages au long cours. Le livre est aussi serein et personnel, de ce côté-là, que sombre et impersonnel, de l’autre côté, celui où il conte et raconte les malheurs du monde.
Les extraits qui précèdent démontrent suffisamment que F. Ohlen écrit dans une langue superbe, très classique au demeurant. Il est rare qu’il ose un oxymore – « cette odieuse douceur » (p. 20) – ou un jeu de mot – « leurs médic-amants » (p. 25).
Il y a des poèmes qui pourraient être chantés par Lavilliers, comme celui sur Haïti, qui se termine ainsi (p. 113) :
Thaïs a disparu
On l’aurait vu
à Port-de-Paix
avec
des cheveux longs
et des lèvres très douces
Il y a des histoires à la Borges, comme le poème consacré à un vieux naturaliste (p. 19) :
Rien dans sa bibliothèque
Rien sinon
un très vieux livre
un volumen en peau d’antilope
volé à Lalibela
… et des alexandrins comme chez Saint-John Perse (p. 100) :
À jamais dans ses reins
la houle de leur marche
Le long poème dont sont extraits ces deux derniers vers raconte une expédition en Asie centrale (la marche est celle des chameaux) ; il est peut-être celui qui s’approche le plus d’une versification classique, comme s’il était écrit à l’intention des amateurs d’ancienne poésie (p. 102) :
Ce n’était pas les cimes
où le souffle s’affole
les pas au soir dessaisis de leur force
la vibration des pierres
les bivouacs de feutre
Mais il y en a d’autres dans une veine voisine, quoique sur un ton différent, comme celui où F. Ohlen décrit le Nouméa d’antan (p. 71) :
Je me souviens des femmes
des papillons affolés de leurs cils
leurs fous rires pour rien
ta langue au goût
de falerne et de foudre
Le recueil révèle une curieuse obsession pour les mains. Les mots « main », « paume », « pogne », « phalange » apparaissent une douzaine de fois. Ils reviennent comme un leitmotiv dans les passages les plus lyriques, par exemple (p. 47) :
Ils s’aimeront
Ils seront sans armes
leurs mains traverseront l’eau rousse
et le temps
et le regard des autres
… ou les plus sombres, dans une évocation de Michel-Ange après son grand Œuvre, celui de la Sixtine bien sûr (p. 90) :
Tiennes ces mains fébriles déformées
ces ongles semblables à des serres
Ton corps désormais te fait horreur
Même celui de l’amant t’indiffère
Il y a la main mutilée, en punition d’un crime, celui du général Kléber, en Égypte (p. 95) :
Il a à peine bronché quand
on lui a pris la main
celle qui s’était saisi du poignard
qui avait frappé au cœur trois fois
Ils l’ont détachée avec une hache
… ou pour échapper à la conscription (p. 98) :
On chuchote qu’il
s’est tranché une phalange
celle qui serre la gâchette
Il y a encore celle de la petite vieille qui cherche sa pitance dans les reliefs d’un marché parisien
(p. 55) :
Elle me tend sa main maigrelette
Son haleine sent la piquette
On le voit, F. Ohlen maîtrise des registres très divers. Sa manière de poétiser se reconnaît peut-être le mieux à cela. Il pratique le vers libre sans s’interdire, à l’occasion, la cadence qu’apportent des vers de même longueur, voire, à l’instar des deux précédents, de même rime. Il entraîne le lecteur avec des mélodies aux accents variés, qui vont du comique au tragique, du léger au grave. Il sait aussi bien inscrire dans la pierre des poèmes hiératiques, des vers majestueux, que tourner une ritournelle de caf-conc’.
Enfin, il est incontestable que, tout en laissant aller sa plume au gré de son inspiration, F. Ohlen ne perd jamais de vue le message qu’il entend délivrer. Loin d’être chez lui un acte gratuit, sa poésie fonctionne plutôt à la manière d’une plante carnivore. La beauté est là pour attirer lecteur, le message pour le mettre face aux ombres et aux lumières du monde, et lui interdire l’indifférence.
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(1) La Lumière du monde. Nouméa : Éditions Grain de Sable / L’Herbier de feu, 2004, 141 p., six illustrations hors-texte de Tokiko. Ce recueil fait suite à La Voix solaire, Galerie Racine / Guy Chambelland, Paris, 1996 ; La Peau qui marche et autres poèmes, L’Herbier de feu, Nouméa, 1998 ; Le Marcheur insolent, Grain de Sable / L’Herbier de feu, Nouméa, 2002.