François Villon. Ballade de la Belle Haumière aux filles de joie (1) « Si elles n’aiment que pour l’argent, / On ne les aime que pour l’instant […] Mais ces filles, je le demande, / À qui je parle chaque jour, / Ne furent-elles pas femmes honnêtes ?… » […] « Les amours folles abêtissent : / Salomon en devint idolâtre. / Sanson en perdit ses lunettes. / Bienheureux qui s’en abstient ! »
Travailleuses du sexe ou putains
Ces citations du Testament Villon pour indiquer d’entrée les deux raisons qui nous ont conduits à consacrer ce art press 2 à la prostitution. 1) Comme pour la tauromachie, la prostitution a été au cours des siècles un des thèmes récurrents de la littérature et des arts (nous sommes là, avec Villon, au milieu du 15è siècle, mais les « filles de joie », comme les appelait Clément Marot, ne l’avaient pas attendu pour figurer depuis bien longtemps dans la poésie et le roman universels). 2) Ces vers nous apprennent que « Françoys de Montcorbier, maistre es ars », dit Villon, fréquentait assidument les lieux de débauche de son temps (on verra à la lecture de ce numéro, notamment du chapitre Écrits sur la prostitution qu’écrivains et artistes ont été jusqu’à nos jours, à l’instar de Villon, des habitués de maisons closes, lupanars, hôtels de passes et autres bordels). Ils nous rappellent aussi que les prostituées étaient traitées par la société d’alors en « femmes diffamees ». Les choses ont-elles changé depuis ? C’est une des questions qui est posée par plusieurs des auteurs intervenant dans ce numéro. La situation des prostituées, avec les lois qui ont été votées pour soi-disant améliorer leurs conditions de vie et faciliter l’exercice de leur métier, notamment pour les protéger des proxénètes et des réseaux maffieux exploitant honteusement les filles venues la plupart des pays de l’Est, d’Afrique et d’Asie, s’est-elle améliorée ? Hélas, non. Elle a empiré. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, les mesures prises par Nicolas Sarkozy contre le « racolage passif » ont été désastreuses pour les prostituées, expédiées dans les périphéries des villes, sans protection sinon celles des proxénètes qui s’en sont aussitôt frotté les mains. Et ce ne sont pas les lois récentes pénalisant les clients qui vont arranger les choses. Lois voulues par de belles âmes laïques et républicaines (les autorités religieuses, aujourd’hui, sont étrangement plus cool sur cette question), par de doux et douces utopistes à la Najat Vallaud-Belkacem (doux et douces mais redoutables apparatchiks), tout à leur rêve d’un monde pur enfin débarrassé du mal qu’est à leurs yeux l’existence de ces femmes et de ces hommes exerçant une activité qu’ils et elles ont librement choisi (bizarrement les prostitués mâles et les « trans » n’apparaissent pas dans leurs organigrammes, féminisme dévoyé oblige). Femmes et hommes, rappelons-le, qui ne « vendent » pas leurs corps, comme le répètent à l’envi abolitionnistes et autres prohibitionnistes, mais se disent simplement « travailleurs et travailleuses du sexe », ou pour un grand nombre, par provocation, reprennent à leur compte les mots se voulant infamants de putes ou putains. Et qu’on n’ait pas l’outrecuidance de parler à leur place. On connaît la ritournelle de certaines féministes protestant contre la drague mâle : « Quand une femme dit non, c’est non ! ». Mais les mêmes, quand c’est une femme qui dit oui au choix de la prostitution : « oui c’est non ».
De la reconnaissance à l’opprobre
Un exemple qui en dit long sur le climat idéologique, politique et moral actuel. Il s’agit d’une prise de position qui a laissé sans voix ceux et celles qui se sont battus pendant des années contre toutes les formes d’homophobie, qui se sont élevés contre des théories réactionnaires assimilant l’homosexualité à une maladie mentale : des élus gays de la municipalité d’une grande ville, sont soudain partis bille en tête contre la prostitution, allant jusqu’à proposer que les clients soient non seulement objets de poursuites et d’amendes mais soient contraints à un suivi psychiatrique. Messieurs Baudelaire, Flaubert, Stendhal, Maupassant, Balzac, Joyce, Bataille, Aragon, Leiris, Lautrec, Picasso… vous avez échappé de peu à l’asile. Décidément les minorités opprimées ont vite fait de devenir des forces de répression. Comme quoi on est toujours le sale pédé de quelqu’un, ou un malheureux dingue à enfermer.
Aux deux raisons qui nous ont amenés à mettre en route ce numéro, pourrait s’en ajouter une troisième, elle aussi annoncée dans les vers de Villon : le fait qu’amour et sexe ne coïncident pas nécessairement. L’histoire de la prostitution et de sa répression serait à repenser dans cette perspective. On comprendrait ainsi pourquoi, paradoxalement, à l’époque de Villon et pendant la période médiévale notamment, où la religion et l’Église sont au maximum de leur puissance, la prostitution est mieux acceptée par la société d’alors et pourquoi elle est plus réprimée aujourd’hui dans nos démocraties et sociétés dites libérales.
Quelques faits : avant l’avènement de la bourgeoisie, avec sa conception du couple et son idéologie de l’amour, il fut un temps, comme l’a montré Norbert Élias (2), où les prostituées étaient reconnues socialement, avaient droit aux honneurs, où des fêtes étaient organisées pour elles. Des municipalités avaient leurs bordels officiels. Sous Charles VII, les « filles folles de leur corps », comme on les appelait joliment, étaient organisées en corporations, avec droits et devoirs. Les rois, ainsi Charles VI, ouvraient des maisons de « tolérance ». Des papes prenaient le relais, Jules II, Léon X, Clément VII… L’Église, fidèle à saint Paul, pour imposer et rendre vivable le mariage monogamique, organisa des réseaux de prostitution. Des lupanars se multiplièrent, gérés par l’administration des villes et parfois le clergé. La prostitution n’était pas objet d’opprobre. Le Moyen Âge a fait preuve d’une grande permissivité en matière de sexe… Que se passe-t-il au cours des siècles qui suivent, plus précisément après le 18ème libertin ? Dans son essai la Déliaison amoureuse, Serge Chaumier montre comment, au cours du 19ème siècle, la bourgeoisie affirmant son pouvoir économico-idéologique, soutenue par une éthique protestante allant de pair avec sa montée en puissance, prévaut peu à peu dans les sociétés occidentales le modèle dominant du couple monogamique strict, institution confortée par la conception que se fait l’Église du caractère sacré du mariage (3). Fini les relations pédérastiques qui dans la Grèce ancienne devaient précéder le mariage hétérosexuel, lequel avait pour seule fonction la reproduction. Fini le temps où amour et mariage étaient incompatibles, où une relation sentimentale au sein du couple était considérée comme une aberration, une incongruité, voire une faute morale qu’il fallait combattre (ainsi dans l’Antiquité romaine, dont Paul Veyne a fait l’histoire) (4). Fini, comme à la Renaissance, de faire de la prostitution un thème parmi d’autres de l’éducation des enfants. Oublié Ovide, Catulle, Rabelais, Villon, l’Arétin, Laclos, Sade, Casanova, Fourier… L’amour-passion vient appuyer l’institution du mariage au sein duquel les fidélités amoureuse et sexuelle sont requises. André Breton, l’anti-libertin, le phobique de l’homosexualité et des bordels, le chantre de l’amour-fou renoue avec la conception romantique de l’amour, au contraire de Georges Bataille, partouzeur et habitué des claques. Il serait intéressant, dit en passant, de comprendre pourquoi nombre d’adeptes d’une conception idéalisée de l’amour, athée à la André Breton ou mystique chrétien à la Léon Bloy, les ont conduits irrésistiblement à tomber amoureux de putains.
La procréation : oui ; le sexe : non.
Aujourd’hui, où en sommes-nous ? L’évolution que nous venons d’esquisser à très gros traits confirme le diagnostic selon lequel la répression sexuelle, singulièrement celle qui vise la pratique prostitutionnelle, s’est intensifiée. Le couple monogamique bourgeois fusionnel est maintenant la norme de la culture occidentale, au point qu’il est devenu un modèle pour une partie, certes minoritaire, des homosexuels (légalisation du mariage pour tous). Alors que les mœurs sont en pleine évolution (mariage pour tous, procréation médicale assistée, gestation pour autrui, location d’utérus…), il est un domaine où la régression est patente, celui de la sexualité. La reproduction de l’espèce est au poste de commande ; le sexe : out ! La répression accrue de l’activité prostitutionnelle est à replacer dans ce contexte. La libération sexuelle espérée lors des révoltes de Mai 68 a fait long feu. Nostalgie d’Aragon : « Dommage, dommage. Au moins pour vous mes petits ».
1) François Villon. Traduction Jacqueline Cerquiglini-Toulet. Œuvres complètes. Pléiade. Gallimard.
2) La Civilisation des mœurs. Norbert Élias. Calmann-Lévy.
3) La déliaison amoureuse. Serge Chaumier. Petite bibliothèque Payot.
4) Le sexe et le plaisir en Occident. Paul Veyne. L’Histoire, n° 180