Mondes européens

Ce qui manque ; ce qui fut

Sur l’image qui manque à nos jour

Arléa

La suite des chats et des ânes

Presses Sorbonne Nouvelle

 

Les lieux de Pascal Quignard

Actes du colloque du Havre

Gallimard

 

Dans mes récentes chroniques, il était question d’animaux. De chats, notamment. J’y reviens, à l’occasion de la parution de deux livres de Pascal Quignard, l’un  paru en 2013, la Suite des chats et des ânes, l’autre en mars dernier, Sur l’image qui manque à nos jours.

Un débat a agité l’occident depuis ses débuts : comment définir le principe du vivant, comment penser les liens entre nature et culture, vie animale et logos, et plus précisément comment penser la frontière séparant l’homo sapiens des grands primates (À signaler sur ce thème un essai ancien de Giorgio Agamben, L’ouvert, De l’homme à l’animal, qui examinait les conséquences philosophiques, idéologiques et politiques que les controverses autour  des rapports entre homme et non-homme avait entraînées).

 

Pourquoi et comment

Début janvier 2013, dans le cadre d’un des séminaires de Mireille Calle-Gruber à la Sorbonne, Pascal Quignard s’est livré à un exercice inédit : proposer une Leçon à destination non seulement des étudiants mais de leurs professeurs, ceux-ci considérant avoir autant à apprendre que leurs élèves sur ce que peut être, au plus près du concret, la création littéraire. La Leçon prononcée par Quignard (la majuscule ayant pour objet de rappeler l’étymologie du mot : lectio, lecture) consistait à revenir sur son dernier roman, les Solidarités mystérieuses, via une lecture commentée de certaines de ses pages, pour en suivre le processus d’écriture et en éclairer les zones obscures. Et cela, à partir, notamment, des recensions critiques qui en avaient été faites dans la presse. « Je vais faire devant vous quelque chose de très prétentieux », commença-t-il, annonçant qu’il allait exposer « comment et pourquoi » il avait rédigé les Solidarités mystérieuses ». Étonnerai-je les lecteurs de Pascal Quignard si je dis que son geste d’ouverture de l’atelier clandestin qu’est le lieu où se fabrique un roman, et dont l’écrivain aime d’habitude à garder jalousement le secret, a donné naissance à un nouveau très beau texte qu’ont  publié les Presses Sorbonne Nouvelle. Texte accompagné de documents divers : cartes postales, plans de village, reproductions de tableaux, fac-similés  de lettres manuscrites, photos de paysages et de chats, ses chats Ardi et Boubi, et surtout, un ensemble de notes manuscrites et de pages imprimées portant mots raturés, suppressions de lignes, rajouts, corrections. On voit ainsi l’écrivain en plein travail, qui met tout sous nos yeux pour nous rendre un peu moins mystérieuses les solidarités mystérieuses entre son écriture et sa vie :  sources littéraires et existentielles du roman, souvenirs d’enfance, choix des lieux, origine des personnages et de leurs noms, événements marquants de l’histoire, dates, destins, et  — ce ne sont pas les passages les moins chargés de sens —  l’observation attentive de l’admirable gestuelle  des chats, les raisons de leur silence les hypothèses de leur être-là dans le monde. Quignard n’étale pas ses  « tripes » sur la table, pour reprendre le pesant mot de Céline, ce qu’il expose est d’une autre nature, quelque chose issu d’un autre lieu du corps, un lieu pas vraiment localisable, très intérieur, source d’une lumière qui communique à ses écrits ce très sombre éclat à quoi on reconnaît une voix absolument singulière.

 

Mais c’est bien sûr !

Les chats, j’y reviens, et à leur présence particulièrement insistante dans la Leçon de la Sorbonne. Parce qu’ils sont pour une grande part à l’origine de celle-ci. Occasion pour moi de faire un mea culpa. Pas plus que les critiques et les amis de Pascal ayant lu les Solidarités mystérieuses, je n’avais vu que son roman était l’histoire d’une femme, Claire, qui devenait un chat. Sans doute, étions-nous aveugles à cet interstice de vide séparant l’homme de l’animal par où, depuis des siècles, bouchers philosophes et religieux n’ont cessé, comme le maître en l’art de dépecer les bœufs de Tchouang-tseu, de faire passer la lame de leurs théories pour les séparer à jamais. Il faut dire que le romancier ne souhaitait guère aider ses lecteurs puisqu’il s’était interdit de faire la moindre allusion à un chat. Certes, une fois la clé du personnage de Claire livrée, on peut à la relecture du livre se dire comme le commissaire Maigret résolvant un énigme : « Mais, c’est bien sûr ! ». L’évidence est là,  pour qui est familier des chats : Claire voit en chat, se comporte en chat. Claire est un chat. Le roman nous donne à explorer un « royaume », le royaume sur lequel elle règne.. « Quels sont les êtres pour qui les lieux sont des royaumes ? Les chats ».

En somme, une image de  « Claire la féline » a manqué aux lecteurs des Solidarités mystérieuses. L’image manquante, c’est un des leitmotiv des écrits de Quignard. On le retrouve notamment dans une conférence sur la peinture antique dont le texte vient d’être publié sous le titre Sur l’image qui manque toujours. C’est cette image impossible qu’il traque, dont l’absence l’interroge en examinant la première figuration humaine, sur une paroi de la grotte de Lascaux, puis sur la fresque d’un sarcophage découvert tardivement au pourtour de la baie de Salerne. « Une image manque à la source », note Quignard, qui reprend de « façon plus radicale » les démonstrations de ses deux essais, le Sexe et l’Effroi et la Nuit sexuelle.  « Personne d’entre nous n’a pu assister à la scène sexuelle dont il résulte (…). Une image manque à la fin. Car personne n’assistera à sa mort ». Comment combler ce vide ? Par des images. Or, ce à quoi s’attache Quignard, à partir d’analyses d’images précises et à la lecture de récits de leur temps, c’est qu’une image « manque dans toute image ». « Deux vicaires temporels très différents dont à la disposition des mortels : l’image, le mot ». N’est-il entre eux qu’un imperceptible vide interstitiel où Pascal Quignard glisserait, en douceur, la tranchante lame de son écriture ? Non pour les séparer, les isoler,  les laisser se dessécher, mais paradoxalement les faire vivre avec plus de vigueur. Réponse du prince Wen-hui au maître boucher de Tchouang-tseu : « Merci, vous venez de m’apprendre comment on fait durer la vie, en la faisant servir uniquement à ce qui ne se consume pas ».

 

S’est tenu au Havre (un des lieux d’enfance de Pascal Quignard), le 29 et 30 Avril 2013, sous la direction d’Agnès Cousin de Ravel, Chantal Lapeyre-Desmaison et Dominique Rabaté, et en présence de l’écrivain, un colloque dont le thème était les Lieux de Pascal Quignard. Les actes du colloque viennent de paraître chez Gallimard.