Mondes européens

Le double sens du divertissement chez Pascal

La célèbre notion de divertissement dans les Pensées de Blaise Pascal (1623 – 1662) peut revêtir deux sens. En effet, derrière la définition pascalienne bien connue qui le comprend comme stratagème pour esquiver la pensée de notre condition mortelle, on peut aussi se risquer à deviner une vision du divertissement comme condition essentielle de l’homme qui l’empêche d’accéder à l’instant et à l’éternité.

 

Le divertissement pascalien ou la misère de la condition humaine

S’il est un concept que Blaise Pascal a réinventé de façon originale et sans précédent, c’est celui de divertissement. Nous  entendons communément par ce mot les jeux et les amusements, mais Pascal lui donne un sens plus profond : l’ensemble des stratagèmes permettant inconsciemment à l’homme d’esquiver la conscience de sa misère. L’homme est en effet misérable de par sa nature mortelle et parce qu’il est privé de Dieu, le seul être à pouvoir l’en sauver. Pour supporter cela, il n’a d’autre solution que de se distraire le plus possible afin d’y penser le moins possible[1].

« Tout le malheur de l’homme vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre » : ce que veut dire Pascal dans cette célèbre citation des Pensées, ouvrage dont le titre prend ici tout son sens,c’est que l’homme ne supporte pas l’ennui. En effet, l’ennui pousse à la réflexion sur soi-même, et donc sur sa condition faible et mortelle. Il entraîne alors immanquablement vers la noirceur, le chagrin et le désespoir : de ce fait, l’homme n’est jamais heureux dans le repos, il lui faut sans cesse un nouveau but.

Selon Pascal, nous croyons poursuivre à travers nos actions un objectif que nous désirerions atteindre, mais ce qui nous pousse n’est en réalité rien d’autre que la nécessité impérieuse de fuir l’ennui qui nous ramène à notre condition misérable. Ce qui importe est la chasse et non la prise : c’est l’exemple du chasseur qui se persuade que c’est la possession du lièvre après lequel il se fatigue à courir qui justifie tous ses efforts, alors qu’en réalité il n’en voudrait pas si on lui avait offert l’animal.

Le premier sens du divertissement, le plus évident chez Pascal, est donc cette agitation métaphysique par laquelle nous faisons diversion à notre propre pensée, laquelle nous ramène immanquablement à notre finitude et à la perspective de notre mort – thèse que reprendra à son compte Heidegger en 1927 dans son ouvrage qui révolutionnera la philosophie contemporaine Etre et Temps. Nous nous divertissons parce que nous sommes essentiellement malheureux : « Si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti ».

Pourtant, le bonheur n’est pas non plus dans le divertissement, car il n’apporte qu’une satisfaction passagère. Aux joueurs qui lui demandent si ce n’est pas être heureux que de pouvoir être réjoui dans le divertissement, Pascal fait valoir que ce dernier «[…] vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partant sujet à être troublé par mille accidents, qui sont les afflictions inévitables ». S’inspirant du philosophe stoïcien Epictète, il assimile les gains au jeu à ce qui ne dépend pas de nous, en dépit des nombreuses stratégies mises en place par les joueurs pour se donner l’illusion du contrôle.

Où doit-on chercher le bonheur ? La réponse de Pascal est prévisible – les Pensées sont en fait l’ébauche d’une Apologie de la religion chrétienne – : c’est en nous-mêmes, à condition d’adopter la vraie religion et la vraie foi. Il fait valoir que les saints, au contraire du commun des mortels, sont plus heureux à mesure qu’ils sont moins divertis. Dans le bref temps qui nous est alloué en ce bas monde, Pascal distingue donc deux façons d’échapper à la passion fondamentale qu’est l’ennui : écouler sa vie en se divertissant de la pensée de la mort et arriver insensiblement à celle-ci sans y réfléchir, ou au contraire la prendre au sérieux et se convertir à la foi.

 

Le divertissement du temps présent

Cette première vision du divertissement, qui occupe la plus grande place dans les Pensées, conserve un aspect positif : si le divertissement est une fuite, une esquive de l’homme face à sa condition, il n’en suppose pas moins la conscience de celle-ci. Il est donc la marque d’un progrès, d’une certaine grandeur de l’homme par rapport à l’inconscience et à la bêtise, qui consisteraient précisément à ne pas soupçonner le précipice qui nous attend. Si nous nous divertissons, c’est que nous mesurons néanmoins notre condition avec lucidité. Ainsi, Pascal ne condamne pas seulement le divertissement, il le justifie également : « Le peuple a les opinions très saines. Par exemple : d’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde, mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison. »

Mais cette vision active du divertissement cache un versant plus tragique : celui d’un divertissement passif, auquel l’homme est condamné par ses passions et qui l’empêche de vivre l’instant présent. C’est celui, nous dit Pascal, des « […] jeunes gens qui vivent tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir». Au contraire du divertissement qui suppose une certaine conscience de la vanité du monde, celui-ci nous la masque. A travers les buts illusoires que nous poursuivons, nous laissons insensiblement le temps nous échapper. Nous sommes dès lors incapables de fixer notre pensée sur l’instant présent. Ainsi, nous échappons à toute possibilité d’être heureux, puisque le bonheur devrait être un état actuel :

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. […]Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

Cette vision du temps doit sans doute beaucoup à la description vertigineuse qu’en faisait saint Augustin, dans le chapitre XI de ses Confessions : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore ; quant au présent, le voilà passé au même moment qu’il arrive. Le temps n’existe donc pas : il est impossible à saisir. On peut le mesurer, jamais le figer dans un instant.

Or comment pourrait-on être heureux autrement que dans l’instant présent ? C’est précisément ce que nous dit Pascal : avoir été heureux, c’est ne plus l’être et prévoir de l’être, c’est ne sans doute jamais l’être. Mais l’instant échappe à l’homme, qui ne peut accéder qu’à la durée. Le lieu du bonheur est l’instant présent, mais il passe aussitôt qu’il arrive ; le bonheur ne sera donc accessible que dans l’éternité, qui est un présent infini.

L’impossibilité d’accéder à l’instant présent est donc le même constat auquel arrivent Augustin et Pascal : mais si le premier met plutôt cela sur le compte de la nature même du temps, Pascal semble l’imputer au divertissement perpétuel dans lequel l’homme semble être pris dans ce monde. C’est le second sens du divertissement chez Pascal : l’ensemble de nos passions et de nos illusions qui nous empêchent de s’arrêter, de prendre le temps et de profiter du présent, qui est pourtant notre seule vraie possibilité d’être heureux.

Au final, le divertissement chez Pascal représente un paradoxe : il est à la fois ce qui nous ôte le poids du malheur et ce qui nous empêche d’accéder au bonheur. Les chasseurs qui courent après le lièvre ou les parieurs qui s’évertuent à pronostiquer sur l’issue d’un match se projettent dans le futur à travers un but illusoire, par lequel ils échappent certes à leur condition insupportable mais se privent en même temps de l’instant présent qui serait leur seule chance de bonheur : c’est là l’une des contrariétés dont le penseur de Port-Royal s’était fait le philosophe.

 

Références bibliographiques :

PASCAL, Pensées, Dir. Michel le Guern, Folio

Le Guern Marie-Rose, Le Guern Michel, Les “Pensées” de Pascal : de l’anthropologie à la théologie, Larousse, Paris, 1972

CAHNE Pierre, Pascal ou le risque de l’espérance, Fayard, Paris, 1981

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Flammarion, 1993

 

 

[1] En cela, l’opposition avec le divertissement au sens antique d’otium, communément traduit par « loisir » mais qui précisément n’a rien du loisir au sens populaire et contemporain, est complète. Tandis que celui-ci était l’accomplissement de la nature pensante de l’Homme qui s’incarne dans l’étude, notamment celle de la nature et des dieux, il devient chez Pascal l’absence – et pire, la fuite – de la pensée.