De la pauvreté, ou éléments de sagesse.
Autrefois,
moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine,
me couvrant d’images les yeux,
j’ai prétendu guider mourants et morts. (Leçons)
C’est par ces paroles que s’ouvrent les poèmes de Leçons. Puis, dans L’ignorant :
Plus je vieillis et plus je crois en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Ces aveux sont-ils une confession ? Sont-ils la repentance d’un homme revenu, avec l’âge et le temps, de sa prétention quelque peu « prométhéenne » d’apporter la lumière poétique sur les gravats du ciel qui jonchent le chemin des mortels ?
J’élève un peu la voix
sur le seuil de la porte
et je dis quelques mots
pour éclairer leur route
écrit-il dans La veillée funèbre (L’ignorant).
Élever un peu la voix, dire quelques mots, non plus guider mais éclairer. L’acte poétique se veut plus modeste ; comme si la mesure des choses et leur poids de « fatalité » avaient pris le pas sur la démesure initiale du poète qui voulait contrarier, rectifier de sa déroute, « l’ordre du monde » ; volonté généreuse, certes, mais douteusement aveugle, peut-être, quant à son infime pouvoir. S’il faut éclairer donc, et recommencer l’acte poétique, ce sera:
À présent, lampe soufflée,
main plus errante, tremblante (Leçons)
Ce cheminement intérieur, devant sa propre épreuve et celle de la réalité, cette pondération quant à toute ambition « thaumaturge », n’est-ce pas finalement le mouvement même de ce qu’il convient d’appeler (en dépit du caractère galvaudé du mot) la Sagesse ? En effet, cette introspection d’une existence qui se parcourt n’est-elle pas très justement l’expression lucide d’un regard plus pénétrant sur la nature des choses : la nature de la vie et de la mort, et de la matière dont sont composés les êtres humains et le cosmos ? Car, au bout du compte :
Où est le donateur, le guide, le gardien ? (L’ignorant)
Oui, à quelle vérité autre que celle qui se rencontre dans ces « Cheveux bientôt couleur de cendre sous le très lent feu du temps »[1] se fier ? Au-delà des croyances rassurantes ou des « systèmes » philosophiques − viatiques que notre mort pulvérisera comme miettes − à quel jardin céleste nous rattacher, nous confier ? Devant les affres, « où est le donateur, le guide, le gardien ? »
Si ce questionnement et cette ignorance devant l’énigme du monde sont la marque de l’humilité et de la prudence d’un sage ; s’ils témoignent d’un doute non pas méthodique, à la manière de Descartes, mais poétique – un doute qui est à la fois émerveillement et effroi devant l’indicible, ainsi qu’au spectacle de l’incommensurable l’éprouvait Pascal – un tel scepticisme pourtant ne risque-t-il pas de tourner dangereusement en nihilisme ? Disant cela, nous ne pointons pas le nihilisme contemporain, mais celui que l’on rencontre pour la première fois dans l’antiquité chez Gorgias affirmant la non existence des choses, leur non connaissance et leur non transmission.
Si la question se pose, les poèmes de Jaccottet en apportent la réponse et le démenti immédiat. En effet, et comme par enchantement, une toute autre impression s’ouvre au fil des mots, qui fait front à la vacuité menaçante, même si c’est bien de cette vacuité même qu’éclosent les poèmes de Jaccottet. Jean Starobinski ne s’y trompe pas, qui remarque fort à propos qu’« à l’approche de ces poèmes s’éveille une confiance ».
C’est bien cette confiance, oui, cette belle impression et ce beau, si rare et si rassurant sentiment que l’on éprouve au contact des poèmes de Jaccottet, sous lesquels se révèle constamment le poète (il semble impossible de les dissocier tant son travail d’écriture paraît la restitution d’une expérience poétique quotidienne). Cette confiance à la rencontre de ces poèmes est la confiance qui nous gagne à la rencontre du poète. Une voix sincère et juste s’y montre. Un être véridique, un sage ou un « sauveur » pour les âmes perdues (« sauveur » malgré lui) se révèle, bien que dissimulé, caché. La vérité d’une existence, d’un « engagement » inquiet, mais déterminé, s’y rencontre, s’impose. La confiance s’installe, nous conquit : chaque poème est un nid aux oeufs longuement couvés par l’assiduité du travail poétique. Qu’on en perce la coquille, une lumière pure éclate, et enfante.
La parole, le message de Jaccottet, de ce poète « ignorant » (et riche de cette ignorance déterminant pour une bonne part sa tâche poétique), ne s’avèrent-ils pas dès lors bien plus digne de foi – véridique en un mot – que ceux qu’assènent révolutionnaires et autres « missionnaires agités » réclamant, pour notre salut, accord et souscription ?
Longuement autrefois j’ai regardé ces barques des tombeaux
Pareilles à la corne de la lune.
Aujourd’hui je ne crois plus que l’âme en ait l’usage,
Ni d’aucun baume, ni d’aucune carte des Enfers.
Mais si l’invention tendre d’un enfant
Sortait de notre monde,
Rejoignait celui qui ne rejoint rien ? (Leçons)
Nous autres, n’avons-nous pas à nous rejoindre nous-mêmes ? semble demander Jaccottet ; à retrouver pure en notre cœur l’irradiation du rien et posséder, pour tout savoir, l’ignorance de l’enfant dans la beauté des étoiles perdues et belles ? Puis, lorsque notre indifférence au Mal (indifférence qui est, nous rappelle Descartes, ce « plus bas degré de la liberté ») s’en fait trop complice, alors élever la voix, agir et dire :
Dis encore cela patiemment, plus patiemment
ou avec fureur, mais dis encore,
en défi aux bourreaux, dis cela, essaie,
sous l’étrivière du temps. (À la lumière d’hiver, Dis encore cela…)
Et surtout, entre mille convulsions rageuses, que ne cessent de provoquer les agissements des hommes, ne jamais devoir perdre l’acuité du regard observant la lune sous le ciel souverain par quoi advient une existence, le miracle : cet infime grain de lumière que nous sommes sous la pluie féconde du monde. Et qu’à l’épuisement d’une vie à porter, lorsque le feu s’éteint, pouvoir dire encore oui à la prière, à l’éclat du berceau, à ce néant lumineux qui nous a mêlé au monde pour nous jeter évanescents. Oui, toujours au commencement comme à la fin d’une vie vouloir, savoir:
que l’entrée de la lumière au ras des monts,
comme elle éloigne la lune légère, efface
ma propre fable, et de son feu voile mon nom.
(L’Ignorant, Prière entre la nuit et le jour)
C’est à nous-mêmes, nous autres fragment du temps et feu de brume dans « L’illimité [qui] accouple ou déchire », dans le « Monde né d’une déchirure /apparu pour être fumée ! » (Airs) que la poésie de Jaccottet s’adresse. À nous-mêmes dans le devenir instable du cosmos auquel elle nous mène, nous mêle ; à la joie, à l’éphémère des éléments qu’elle célèbre dans l’éternité qui nous broie, nous pulvérise ; celle où rêves et songes s’embrasent dans la matière qui les constitue, dans les lumières graciles du prodigieux, du prodigue.
L’indicible, éprouvé par le poète, nous fonde, nous parachève et nous dépasse. La munificence nous accueille ; l’éclair est notre destiné. Sur la terre nous pourrirons, sur la terre des enfers et des oracles silencieux : seul « la fin nous illumine »…
C’est cette lente fulgurance qu’il convient, dans la maturation, de saisir et d’aimer nous dit Jaccottet ; d’aimer en sa dimension miraculeusement poétique, de chérir et non de s’en indigner. La clé de la nature, nature cosmique et humaine, de cet écrin sans cesse ouvert et clos, se trouve dans notre accord avec le silence qui chante la vie et la mort, dans l’ondulation de l’impermanence des choses qui est grande Loi. Dès lors ce sont les Érinyes qu’il nous incombe de suivre. Némésis et les Érinyes. Et non Prométhée. Tel est le message, peut-être, de Jaccottet.
Les Érinyes (Alecto, Tisiphoné et Mégère) qui châtient sans pitié toute transgression morale ; et Némésis, puissance chargée de châtier le crime, « d’abattre la démesure ». Prométhée, ce Titan dérobant le feu sacré des dieux pour le besoin de la civilisation − et de l’homme qu’il aurait façonné − ; Prométhée est à bannir absolument. De son entreprise ne se forment que grimaces, ne résultent qu’empressements, dissonances, une force bien faible qui, croyant triompher, se piétine, se mutile en paroles et cris vains ; un monde et des Empires érigés sur des sables que ces mêmes sables, mouvants, engloutiront ; le défi jeté au ciel, aux roches sempiternelles, outrepasse la prudence élémentaire de se méfier, de s’abaisser humblement et émerveillés à la science des éléments subtils, puissants et inaliénables ; un défi comme le visage vaincu de l’égarement donc, et du faux, de l’insensé et du terrifiant.
Nous croyons vaincre, nous dit Jaccottet, mais nos victoires sont nos défaites, notre ennemi premier. Sombre ennemi déclare-t-il ; oui:
Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jour que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.
Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.
(L’ignorant, Que la fin nous illumine)
C’est en suivant « les pas de la lune » que Philippe Jaccottet nous invite à rejoindre le creuset des feuillages et des aurores, les étoffes aux feux légers et évanescents ; à nous y laisser fondre, diluer, presque absorber (une telle démarche, motrice dans sa force créatrice, se retrouve également chez la poétesse trop méconnue Marcella Delpastre). Notre clarté originelle prolongera ainsi l’écho harmonieux du monde, des scintillements fugaces dans l’éblouissement calme et serein et perpétuel. Non pas imposer ou opposer, encore moins s’imposer, mais accepter de reposer dans le mouvement continu ; faire corps avec les lueurs amicales, les devenir jusqu’à évanouissement. Que « L’effacement soit ma façon de resplendir », demande le poète : la sagesse réside là, dans la consomption où le caché se révèle.
Cet effacement, si central chez le poète, est bien la cohérence d’une existence poétique, à la fois condition et conséquence même de l’ignorance, de la pauvreté d’un savoir pauvre récoltant d’autant mieux, d’autant plus intensément la magnitude du cosmos qu’il se sait pauvre et veut le rester. À la manière d’Épicure, (si l’on peut oser ce rapprochement) la pauvreté sera ici la vraie richesse ; la vraie richesse de ne rien vouloir, puisqu’on ne peut le pouvoir. C’est la pauvreté qui contient, recèle, éblouit. C’est elle qui donne et prodigue, qui « surcharge de fruits notre table », nous dit Jaccottet ; c’est d’elle que naît le noyau de l’Univers ainsi que de la graine naît l’arbre majestueux. La pauvreté façonne et transcende. Elle est le substrat du cristal, elle traverse et informe et se laisse traverser. Cela, le poète le sait. Et lorsque nous l’obstruons d’artifices, celle-ci, opulente, opacifiée, devient laideur, obséquiosité, ombre et misère:
Misère
comme une montagne sur nous écroulée.
Pour avoir fait pareille déchirure,
ce ne peut être un rêve simplement qui se dissipe (…)
(Leçons)
Et l’attentat contre la nature, notre nature, est perpétré.