Petit portrait de Conceição Carrilho
Conceição Carrilho quitte l’Université du Minho (UMinho). Définitivement. Elle était à UMinho depuis trente ans. Embauchée comme assistante stagiaire en 1984, elle y a fait toute sa carrière. Elle a étudié l’oeuvre de Céline dans sa thèse de doctorat. Elle aimait l’université, les cours, les colloques, les thèses, les réunions, les étudiants, les collègues. Elle y a enseigné la littérature française et la littérature comparée avec passion. Son cours de Tradition Littéraire Occidentale, unité d’enseignement (UE) transversale qui réunit des étudiants de différentes filières, est très populaire et une des options les plus demandées. Sa profonde connaissance de la littérature française et des littératures européennes, sa maîtrise des textes, des questions qu’ils soulèvent et de leur discussion, se manifeste non seulement dans ses cours et conférences, non seulement dans ses papers, mais aussi dans ses romans qui sont autant de réflexions critiques sur la chose littéraire. Elle a dirigé le département d’études françaises pendant les premiers cinq ans du XXIe siècle et en a fait le plus dynamique dans la scène universitaire portugaise. En reconnaissance de son excellent travail, le Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche lui a attribué le grade de Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques.en 2006. Dotée d’une personnalité forte et charismatique et d’une énergie inépuisable, Conceição Carrilho n’a jamais abdiqué de faire ce que tout professeur universitaire devrait faire: lire, étudier, réfléchir, enseigner, écrire, éveiller la pensée critique chez ses étudiants. Impossible donc de la faire rentrer dans le profil de l’universitaire proactif, adjectif prestigieux dont le discours de la doxa qualifie les serfs acritiques du pouvoir et de ses multiples dispositifs technoburocratiques de contrôle. Conceição pense la littérature, les études littéraires, les Humanités, l’institution universitaire dans le monde d’aujourd’hui. Elle se moque du politiquement correct et du status quo culturaliste des sciences humaines et sociales. Elle réfléchit sur les nouvelles exigences de l’Université, sur ce qu’est devenu notre travail dont la portée, la qualité et la signification s’épuisent dans des statistiques, des rankings, des ratings. Elle est une voix critique. Elle dérange, elle gêne. L’université proactive la dégoûte. Elle en est malade. Elle démissionne pour retrouver le plaisir de vivre et de travailler.
Une brève histoire des Études Françaises depuis 2006
La mutatiton générale de l’université prend une configuration particulière dans le cas des Études Françaises (ou d’expression française) à Uminho, et cette configuration jette une lumière spécifique sur le dégoût de Conceição Carrilho et les raisons de son départ.
Dans l’imaginaire collectif portugais, le Français est perçu comme une langue démodée et dépassée – on va jusqu’à dire que c’est une langue morte ! -, méprisée de par son association à l’émigration des années 1960. La priorité dont jouit l’enseignement de l’Anglais à l’École publique et l’élargissement de l’éventail des langues européennes et non-européennes disponibles à l’université sont des facteurs qui contribuent décisivement à la réduction du nombre d’étudiants de Français. Un discours de culpabilisation se met en place qui accompagne cette réduction. Pas assez d’étudiants, trop d’enseignantes. En 2006 le Département d’Études Françaises comptait 4 professeures et 6 lectrices. La même année, la première lectrice est partie. L’hémorragie venait de commencer. Bologne détermine la réduction de la durée des licences de 4 à 3 ans. Cela signifie moins d’UE, donc moins d’étudiants, donc moins d’enseignants. Nos UE obligatoires disparaissent des nouveaux plans d’études[1]. On est poussées à assurer le plus de cours possibles pour accumuler des étudiants. On propose des options de langue, de culture, de littérature, de théorie, de traduction. En 2007, alors qu’une de nos lectrices venait d’obtenir un poste de professeur assistant en Linguistique française, une autre est virée. Les Études Françaises sont intégrées dans le nouveau Département d’Études Romanes. On prend des cours du jour et des cours du soir jusqu’à 23 heures. Une collègue qui habite à Porto s’est vue forcée de louer un studio près de l’université, car elle termine à 22 ou 23 heures et reprend le lendemain à 9 heures. Bien que certaines options comptent plus de 50 étudiants de toutes filières, on n’en a toujours pas assez. La récession économique et la nouvelle vague d’ émigration aggravent les effets de la décroissance démographique. En 2011, la troika exige des coupes budgétaires: encore 2 lectrices virées[2]. Il nous en reste une. Il y a 46 UE dont 33 de FLE à enseigner. .Les professeures (assistantes et associées) font leur boulot, y compris recherche, gestion, formation continue et activités de l’université permanente, plus le boulot des lectrices. Nos emplois du temps s’allongent bien au-delà de la limite légalement fixée de 9 heures par semaine, en moyenne 16 heures[3]. En 2012 j’ai dû renoncer à un semestre sabbatique. Pour ‘optimiser les ressources humaines’, comme on dit dans le jargon technocratique, on réunit sur le même créneau horaire 3 ou 4 groupes avec le même niveau d’apprentissage de FLE. Mais cet expédient s’avère impraticable, car les emplois du temps des différents groupes sont incompatibles, et on se retrouve avec des groupes de 2 ou 3 étudiants. Un seul de ses groupes fonctionnant isolément représente 4 heures de plus dans l’emploi du temps d’une enseignante. On crie que c’est une aberration pédagogique, un gaspillage intolérable de ressources humaines et matérielles, qu’aucune université dans le monde se permet de mobiliser un enseignant pour 2 ou 3 étudiants, que c’est le comble du mismanagement. Rien ne fait. Au premier semestre, j’ai enseigné FLE niveau B1 à un groupe de 3 étudiantes de Communication. Au 2nd semestre, Conceição Carrilho enseigne FLE niveau A2 à un groupe de 2 étudiants d’Études Culturelles. On n’est pas les seules. Après tout, on a un emploi stable, ce qui est un privilège qu’il faut expier et on doit donc tout accepter: ceci est un lieu-commun du discours de culpabilisation que les proactifs murmurent, n’osant pas l’énoncer clairement. Le plus absurde est que le sacrifice de nos vies, de nos carrières, de notre travail, de la qualité de notre travail, est inutile. On n’a toujours pas assez d’étudiants. Les chiffres officiels indiquent que l’on risque fort de ne pas pouvoir remplacer Conceição Carrilho et que la seule lectrice qui reste[4] sera réembauchée mais à temps partiel. Si cela se vérifie, la politique du laissez faire, laissez mourir aura produit des effets durables.
Pourquoi part Conceição Carrilho
La dégradation de nos conditions de travail nous a dépossédées de notre statut de professeures et nous a poussées vers une étrange liminarité. Conceição Carrilho dit qu’elle s’en va parce qu’elle refuse d’être prof de lycée. Mais les enseignants du Secondaire n’ont pas affaire à des groupes de deux étudiants dans des cours du soir. Nous enseignons FLE mais nous ne sommes pas de lectrices, car nous enseignons aussi la littérature et la culture en licence, master et doctorat, faisons de la recherche, dirigeons des thèses, exerçons des fonctions de gestion. Nos emplois du temps excessifs sont illégaux à plus d’un titre et nous confinent à l’enseignement, mais la recherche et la gestion constituent des éléments fondamentaux de l’évaluation de notre carrière. Que sommes-nous donc dans les Études Françaises ? Nous sommes des professeures de catégorie inférieure, prolétarisées, des sortes de sous-profs. Nos carrières sont radicalement dévalorisées. Le capital de savoirs et de compétences que nous avons acquis et transmis tout au long de décennies se trouve équiparé aux compétences définies par de cadre européen commun de référence pour les langues. Nos droits sont considérés des privilèges dans la mesure où notre domaine d’activité n’est pas rentable.On nous signifie à mi-mot que l’on nous rend service en nous payant un salaire, car nous sommes dispensables. Les défis intellectuels ne sont plus pour nous. Le seul défi qui nous reste est carrément physique qui nous transforme en des machines à faire cours, toutes sortes de cours, à n’importe quelle heure, pour n’importe combien d’étudiants. Plus les tâches administratives, les formulaires électroniques, les évaluations tous azimuts, la formation continue, la coopération avec le Secondaire, les colloques, les articles, les comités de lecture, les thèses, les projets, les protocoles, les réseaux …
Aux réductions salariales, au gel des carrières et à la féroce burocratisation du métier qui affectent tout le monde, vient s’ajouter dans notre cas une frustration supplémentaire, celle qui découle de notre déqualification. Ce que Conceição Carrilho ne tolère plus et qui détermine son départ, c’est cette expropriation, cette humiliation d’un groupe de professeures condamnées à la non-reconnaissance et à la médiocratisation. Son amour propre se rebelle contre cet état de choses et elle décide de partir. Elle a le courage de rompre, de risquer, de reprendre à zéro. Son amour de la littérature, sa grande qualité intellectuelle s’exprimeront ailleurs et autrement. L’horizon est grand ouvert et elle peut respirer. Moi qui reste et qui étouffe, faute d’avoir le même courage, lui souhaite bonne chance et plein succès dans sa nouvelle vie.
[1] Mon unique UE obligatoire, je l’enseigne dans une autre institution d’enseignement supérieur.
[2] Dont l’une a brillammant soutenu une thèse de doctorat à Paris III en janvier 2013.
[3] Le programme informatique qui fait les emplois du temps ne tient pas compte de ce que la loi stipule en matière de charges horaires.
[4] La soutenance de sa thèse de doctorat est prévue pour juillet 2013.