À l’occasion de la parution de son roman, La Tentation d’Odala, Alix Lecomte répond aux questions du directeur de Mondesfrancophones.
La Tentation d’Odala propose une réactualisation du passé mérovingien, mêlant différents genres littéraires : épopée, roman épistolaire, confessions, visions prophétiques. Appuyé sur une solide fondation historique, le texte trouve son argument dans la vie et le milieu de sainte Radegonde et de son époux, le roi Clotaire I, dans le Poitiers du VIe siècle. Radegonde (« Odala » dans le roman, par respect pour la sainte historique) est une figure fondamentale : reine, puis simple moniale, elle est le premier écrivain femme de l’histoire occidentale, la première mystique femme et ascète, la deuxième fondatrice d’un monastère féminin en Europe.
Le roman, cependant, « prophétise le passé », comme le voulait Édouard Glissant, en entremêlant l’histoire aux figures d’un riche imaginaire. Décrivant le passage du paganisme au christianisme et ses conséquences, La Tentation d’Odala aborde plusieurs problèmes qui le mettent en prise directe avec notre modernité : notre rapport à Dieu, à la sainteté, à la mort, au Diable, au sexe et à la jouissance, à la gloire et au pouvoir, à l’humanité qui survit malgré sa méchanceté et sa bêtise, à la fondation historique de l’individualisme chrétien, dont le récit montre les premiers moments, et qui aujourd’hui s’effondre.
Le roman est comparable à une poupée russe, permettant à des lecteurs de tous les niveaux d’y trouver leur miel.
L’effet recherché ici n’est pas l’originalité du style, mais l’exposition d’une vision cohérente, qui est, elle, tout-à-fait originale. Pour faire écho à Proust : « Le style n’est pas une question de technique, mais de vision. »
MH – Votre récit a des aspects très charnels, est-ce pour racoler l’audience ?
AL – Après tout, on écrit des livres pour qu’ils soient lus…et, devant l’exhibitionnisme hystérique de la société occidentale, mes scénettes sont une goutte d’eau dans la mer d’obscénités en tous genres sur laquelle nous surfons. Par ailleurs, j’ai horreur des prudes et de l’hypocrisie sexuelle.
Mais les spectacles charnels ont une visée profonde : il s’agit de contraster deux conceptions radicalement différentes de la sexualité, qui souvent cohabitent en nous. La première est antique : la sexualité est un moyen de s’unir à un cosmos qui est lui-même sexualisé par la théorie des éléments, elle n’est pas liée à un corps singulier. Avec l’Incarnation christique, pour le meilleur et pour le pire, nous voilà désormais avec une âme singulière qui est chevillée irrémédiablement à un seul corps, singulier lui aussi.
À cela s’ajoute un autre thème, celui de la dissymétrie radicale entre le désir masculin et le désir féminin. Un homme veut coucher avec toutes les femmes, une femme cherche l’homme idéal, pour le dire crûment à la suite de Lacan. Un homme veut faire, comme Don Juan (mille e tre…), la somme de toutes les jouissances pour arriver à une totalité mythique de LA femme, en oubliant que chaque jouissance féminine est singulière (autre effet du christianisme, rappelez-vous Galates 3 :28 où la femme, pour la première fois dans l’histoire des civilisations, devient un individu singulier, et non pas une sous-classe infantile et faible du mâle). C’est la sexualité telle que la vit le roi mérovingien Clotaire, avant qu’il ne rencontre Odala, qui va lui échapper. De fait, toutes les femelles de son royaume lui appartiennent de plein droit, et il ne se gêne pas.
J’ai essayé de transmettre tout cela sous une forme romanesque, hors toute didactique.
MH – En même temps, le roman semble très « catholique » …
AL – S’il n’y a pas de Loi, toute transgression désirante est un non-sens. Comme le dit à peu près saint Augustin, dans la Cité de Dieu, quand il condamne le théâtre des histrions qui mettent en scène hardcore les copulations en tous genre des dieux de l’Olympe : « Si cela est la Loi (divine), où est la transgression ? » Le catholicisme est d’époque, il lutte encore, au VIe siècle, contre les restants de la mythologie, ce qui crée une tension indispensable à l’existence même de la subversion, qu’elle soit luciférienne ou humaine. Le catholicisme est la Loi qui fait surgir le désir. Cette lutte n’est d’ailleurs pas achevée, nous vivons encore tous avec nos petites mythologies, Œdipe en est un exemple. Et je vous rappelle que je me suis permis de réécrire la Genèse. La dynastie mérovingienne elle-même, cette « race fabuleuse » comme le disait Gérard de Sède, invente à plaisir des généalogies qui n’ont rien à faire avec le sacré catholique. J’ai donc peu d’espoir d’atterrir dans les listes de lectures recommandées par le Vatican.
MH – La narration est nourrie par une profonde information historique. La Tentation d’Odala serait-elle à classer parmi les « romans historiques » ?
AL – Je n’aime pas les étiquettes qui enferment les livres dans des petits tiroirs. Mon livre est un roman épistolaire, une chronique historique, avec des pièces lyriques, des visions et poèmes mystiques, les genres s’y mélangent. J’y ai respecté un certain cadre chronologique et historique. Cela dit, pour moi, l’histoire, la mythologie et la religion sont les sources de puissantes rêveries et d’inspirations. Par exemple, en lisant Venance Fortunat, l’écrivain le plus célèbre du VIe siècle, je me suis aperçu, dans le recueil de ses œuvres, que les érudits du siècle passé le donnent comme auteur d’une longue lettre de sainte Radegonde, qui a inspiré la figure de mon héroïne, Odala. Je suis persuadé que Radegonde, femme fort lettrée, est l’auteure de cette longue lettre à son frère, et que les savants du dix-neuvième siècle ont été aveuglés par leur antiféminisme : ils ne pouvaient imaginer un écrivain femme au VIe siècle, la lettre devait avoir été écrite par Venance. La Radegonde historique est une figure fondamentale : reine mérovingienne, puis simple moniale, elle est le premier écrivain femme de l’histoire occidentale, la première mystique femme et ascète, la deuxième fondatrice d’un monastère féminin en Europe.
MH – Nul de vos personnages ne semble avoir de psychologie. Même les mystiques, qu’on peut supposer avoir une intense vie intérieure, semblent dépourvus de profondeur psychique.
AL – En effet, et c’est voulu. J’estime qu’en littérature, Proust est un sommet indépassable, après lequel il n’y a plus grand-chose à dire sur la vie intérieure. Il en a épuisé les possibilités expressives : il suffit de lire ce qui vient après lui dans ce domaine, c’est toujours plus pauvre et plus banal. L’exploration du moi, ça suffit ! La littérature n’est pas là pour que l’auteur « s’exprime », cela n’a le plus souvent aucun intérêt. Il y a plus d’un siècle, Nietzsche avait déjà déclaré : « Le moi est devenu une légende, une fiction, un jeu de mots ; cela a tout-à-fait cessé de penser, de sentir et de vouloir ! Qu’est-ce qui s’ensuit ? Il n’y a plus du tout de causes spirituelles ! Toute la prétendue expérience empirique s’en est allée au Diable ! »
La tâche de l’auteur, c’est d’« impressionner » le lecteur. Mes personnages se définissent avant tout par des actes, des paroles, des écrits, qui disent ce qu’ils sont ; ils sont tous un peu existentialistes.
Il y a des visons extatiques dans Odala ; mais elles ne relèvent pas de la « vie intérieure » ; les mystiques s’accordent tous sur le fait que l’extase mystique les projette hors d’eux-mêmes. Ce qui est, selon Proust qui a sacralisé l’écriture, la fonction même de la littérature : mettre le lecteur et l’auteur tout ensemble « hors de soi », pour envisager d’autres mondes que celui d’un moi exigu.
MH – Pourquoi publier sous pseudonyme ?
AL – Il y a deux raisons pour cela ; en premier lieu, je n’ai pas envie de rendre compte personnellement à des critiques idéologiques, qui mesureraient mon écriture à des règles « woke ».
La liberté de divaguer hors normes et de ne pas me soumettre à quelque contrainte que ce soit m’est chère.
Mais il y une raison plus essentielle encore : j’ai longtemps et beaucoup écrit de critique littéraire. Or, la tâche du critique est l’exact inverse de celle du créateur. Le premier, en dépit de toute théorie, s’efforce d’organiser en un ensemble plus ou moins rationnel les impressions que lui ont données une œuvre, un mouvement littéraire, une époque. Ensuite, il « impressionne » ses étudiants. C’est pourquoi beaucoup de romans ou de poèmes produits par des universitaires sont des échecs : ils cèdent à la manie de tout expliquer, qui fait la mauvaise littérature. L’écrivain, quant à lui, cherche à créer une impression pour un lecteur dont il ne connaît pas le visage. D’où deux intensités de risque : pour le critique, l’aventure ne lui fait courir que des périls anodins. Il peut toujours se cautériser des idées reçues qui courent dans l’université, dans le Journal ou dans l’air du temps. Le créateur n’a pas ces béquilles à disposition, à moins qu’il ne se pelotonne dans le giron chaleureux d’une école établie. Ce qu’il écrit est un saut dans l’inconnu d’une réception aléatoire, même s’il a choisi des moyens classiques (le réalisme, le rêve, le symbolisme) pour donner corps à sa vision. Il devient ainsi l’ombre monumentale de celui qui le lit, et fait nique au critique et à son public. Il est certes le premier lecteur de sa créature. Mais la question de cette lecture n’est pas de savoir si son discours est correct, rationnel ou conforme aux lieux-communs, mais s’il peut, potentiellement, créer une impression aussi forte que possible.
C’est pourquoi j’ai choisi, pour créer, un pseudonyme : la personne qui a fait mes romans n’est nullement la même que celle qui a écrit, dans l’espace de cinquante ans, des milliers de pages de critique littéraire. Passer au roman, c’est l’équivalent d’une naissance et d’une incarnation neuves. A. L. le critique et Alix Lecomte l’écrivain, qu’ont-ils en commun ? Un corps, du savoir, une intelligence et une âme. C’est beaucoup, mais c’est tout : pour le reste, ils divergent.
La Tentation d’Odala, Éditions Tintamarre (seul et unique éditeur aux États-Unis à publier des livres en français, dirigé par Dana Kress), Shreveport (LA 71104), 2024, 278 p.