Mondes européens

Juste… cannibale !

Michel de Montaigne : Des Cannibales, Paris : Editions Mille et une nuits, La Petite Collection, numéro 290, 2000, 64 p., ISBN 2-84205-487-3.

George A. Schweinfurth : Au pays des Mombouttous, Paris : Editions Mille et une nuits, La Petite Collection, 2004, 128 p., ISBN 2-842-05836-4.

Jonathan Swift : Modeste Proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public, Paris : Editions Mille et une nuits, La Petite Collection, 2001, 64 p., ISBN 2-842-05616-7.

 

« Je trouve… plus d’arrêt et de règle en mes mœurs qu’en mon opinion, et ma concupiscence moins débauchée que ma raison », Montaigne.

La publication dans la petite collection des « Mille et une nuits » de trois textes singuliers (1) faisant l’illustration du cannibalisme est une invitation à reconsidérer cette pratique du point de vue de la philosophie morale. Tandis que le cannibalisme est surtout connu de nos jours comme une métaphore freudienne, ou alors, lorsqu’il lui arrive de surgir à la rubrique des faits divers, comme l’une des manifestations les plus pathologiques du comportement humain, les trois petits livres sortis récemment ont en commun de situer cette pratique dans le normal plutôt que dans le pathologique. Certes leurs propos ne sont pas exactement semblables : démarche scientifique chez l’explorateur que fut Schweinfurth, satire chez Swift, recherche d’un anti-modèle chez Montaigne. Mais, quelles que soient leurs intentions, ces auteurs nous invitent à porter un autre regard sur les cannibales. La confrontation de leurs trois points de vue sera le point de départ d’une analyse raisonnée des mœurs des anthropophages.

Schweinfurth (1873) : L’observateur empathique

George August Schweinfurth (Riga, 1836 – Berlin 1925) était un Russe germanisé. Botaniste de formation, il mena à bien plusieurs missions d’exploration en Afrique centrale. La principale (1868-1871) le mena jusqu’à Khartoum, au Soudan, et au-delà jusqu’au cœur du futur Congo Belge. Se joignant à la caravane d’un commerçant égyptien, Abd-es-Sâmate, il demeura pendant plusieurs semaines au pays des Mombouttous (ou Mangbetu) et il a relaté ses observations dans le livre publié au retour de son expédition (2). Dans les deux chapitres concernant les Mombouttous (ceux qui sont repris dans les « Mille et une nuits »), l’auteur ne cesse d’exprimer son admiration pour un pays (« qui produit sur le voyageur l’effet d’un paradis terrestre ») et surtout pour un peuple, si supérieur à ceux qui l’entourent, « qui peut être comparé à un bloc erratique ou au produit  soulevé d’un système antérieur à la formation environnante ». Or il se trouve que ce peuple « différent des nègres par un teint plus clair », gouverné par un roi vraiment magnifique et doué d’un niveau de « civilisation surprenant pour le centre de l’Afrique » a des mœurs qui, normalement, ne devraient pas plaire à un explorateur européen de la fin du XIXe siècle. Polygames, esclavagistes, les hommes « quand ils ne sont pas à la guerre ou à la chasse, ne font absolument rien ». Quant aux femmes, « leur obscénité dépasse tout ce que (l’auteur a) observé chez les tribus les plus inférieures » et « leur nudité reste sans excuse ». Pis, ces Africains se livrent à « d’horribles mangeries » de chair humaine.

« Entourés au sud de noires tribus d’un état social inférieur, et qu’ils tiennent en profond mépris, les Monbouttous ont chez ces peuplades un vaste champ de combat, ou, pour mieux dire, un terrain de chasse et de pillage, où ils se fournissent de bétail et de chair humaine. Les corps de ceux qui tombent dans la lutte sont immédiatement répartis, découpés en longues tranches, boucanés sur le lieu même et emportés comme provision de bouche.

Conduits par bandes, ainsi que des troupeaux de moutons, les prisonniers sont réservés pour plus tard et égorgés les uns après les autres, pour satisfaire l’appétit des vainqueurs. Les enfants, d’après tous les rapports qui m’ont été faits, sont considérés comme friandise et réservés pour la cuisine du roi ».

Encore ces gens-là n’ont-ils pas l’excuse de la nécessité : Le gibier abonde et « ce serait une erreur de prétendre que les Monbouttous sont devenus anthropophages par suite du manque de nourriture animale ». Et pourtant, tout le récit est là pour nous convaincre que ce peuple demeure admirable. D’ailleurs les soldats de commerçants égyptiens qui sont amenés à séjourner là entre deux caravanes partagent ce sentiment : « Malgré l’horreur que leur inspirait l’anthropophagie, ces musulmans fanatiques parlaient avec respect et admiration des habitants » ! Schweinfurth lui-même ne dévoile pas d’ordinaire ses sentiments profonds, néanmoins, quand il veut expliquer pourquoi il a renoncé à rester sur place après le départ d’Abd-es-Sâmate, il met en avant tout un tas de considérations pratiques et ce n’est qu’après cette longue énumération, qu’il ajoute, plutôt comme une concession à la morale du temps, que rester aurait signifié pour lui devenir « le témoin des actes de cruauté et de cannibalisme (des Monbouttous) » et qu’il était donc préférable de partir. En réalité, si l’on comprend bien ce passage, ce sont les considérations matérielles plutôt que morales qui ont dicté sa décision.

Evidemment, rien ne permet de supposer que Schweinfurth serait lui-même amateur de chair humaine ! Bien au contraire, ces mangeries sont « horribles », on l’a vu, les soldats les ont en « horreur » et le roi a la délicatesse de ne pas offrir de chair humaine à Schweinfurth et son compagnon Abd-es-Sâmate car il sait « toute l’horreur que cette nourriture leur inspire ». Schweinfurth n’est pas pour autant un témoin entièrement désintéressé dans cette affaire et cela explique peut-être pour une part sa bienveillance à l’égard des Monbouttous. Il est en effet disciple de Paul Broca et adepte de la craniométrie (3). Rencontrer un peuple de cannibales présente pour lui l’énorme avantage de lui fournir en abondance des crânes exotiques. De fait, Schweinfurth a instauré avec les Monbouttous un commerce de crânes dont il a rapporté à Berlin toute une collection.

« J’eus beaucoup de mal à leur faire entendre que les crânes étaient pour nous des objets d’étude, qu’il me les fallait tout entiers, et que je ne payerais que ceux qui seraient intacts. Pour un crâne en bon état j’offris un bracelet de cuivre ; mais on les brisait pour en avoir la cervelle ; et sur deux cent qui me furent apportés, il ne s’en trouva que quarante absolument complets ». 

La grande leçon de ce texte est qu’un même peuple peut être, à l’instar des Monbouttous, « civilisé » et anthropophage. « Ce n’est pas le premier exemple d’un peuple arrivé à un certain degré de civilisation, et qui n’en est pas moins anthropophage », précise l’auteur dans une note, qui se rapporte au passage ci-dessous dans lequel il résume les qualités des Monbouttous.

« Les Monbouttous sont une noble race, des hommes bien autrement cultivés que leurs voisins, à qui leur régime [anthropophage] fait horreur. Ils ont un esprit public, un orgueil national ; ils sont doués d’une intelligence et d’un jugement que possèdent peu d’Africains et savent répondre avec bon sens à toutes les questions qu’on leur adresse. Leur industrie est avancée, leur amitié fidèle. Les Nubiens qui résident chez eux n’ont pas assez d’éloge pour vanter la confiance de leur affection, l’ordre et la sécurité de leur vie sociale, leur supériorité militaire ; leur adresse, leur courage ».

 Certes l’admiration que voue Schweinfurth à ce peuple d’exception n’est pas exempte de racisme, comme dans le passage suivant : « Sans savoir jusqu’à quel point mon opinion est fondée, j’ajouterai qu’à mes yeux les Monbouttous portent l’empreinte marquée d’une origine sémitique. Ils ont, à cet égard, dans certains traits du visage, quelque chose de frappant, surtout dans la ligne nasale, qui ne ressemble en rien au profil du nègre : le nez [du roi] Bounza était absolument aquilin »… Mais l’important n’est-il pas surtout que Schweinfurth témoigne envers la population étudiée plus de respect pour ses qualités que « d’horreur » pour son cannibalisme ? Chez lui, le cannibalisme n’est pas nécessairement l’apanage des peuples les plus arriérés et les plus barbares de la planète ; il peut n’être qu’un travers, somme toute bénin, chez une nation déjà bien avancée sur la voie de la civilisation.

Swift (1729) : L’humour noir au service de la critique sociale

Permettre aux pauvres de vendre leurs enfants en surnombre lorsqu’ils atteignent l’âge d’un an, telle est la « modeste proposition » de Swift. Sa finalité est des plus évidentes : mettre à profit la gourmandise des riches pour alléger la misère des classes laborieuses irlandaises. Une telle proposition n’aurait que des avantages, à en croire l’auteur de Gulliver. D’un côté, les hommes deviendraient plus attentionnés envers leurs épouses durant le temps de leur grossesse et les mères feraient preuve de plus de tendresse envers les nouveaux-nés, « sachant qu’ils ne sont plus là pour toute la vie » (sic). D’un autre côté, « les fermiers les plus pauvres possèderont enfin quelque chose de valeur, un bien saisissable qui les aidera à payer leur loyer au propriétaire, puisque leurs bêtes et leurs grains sont déjà saisis et que l’argent est inconnu chez eux » (re-sic). L’avantage essentiel est bien d’ordre pécuniaire : L’auteur calcule que chaque nourrisson vendu laissera aux femmes reproductrices un bénéfice de 8 shillings, égal à la différence entre le prix de vente du bébé (10 sh.) et le coût de l’élevage pendant un an (2 sh.).

Le texte de Swift n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, même si, au vu du récit de Schweinfurth, il fait preuve de réalisme en vantant la qualité gustative des très jeunes enfants. Swift ne souhaitait pas que les riches Irlandais devinssent cannibales au sens propre du terme. Mais la fable n’en est pas moins limpide. Les riches de ce pays se comportent déjà comme des prédateurs sans scrupules, des loups sans pitié qui dévorent les agneaux qui se trouvent à leur portée. A propos de la valeur marchande du bébé d’un an, Swift apporte une précision qui clarifierait suffisamment son propos si cela était vraiment nécessaire. 

« Je reconnais que ce comestible se révèlera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants ».

S’il serait absurde de prétendre que Swift fait l’apologie du cannibalisme, son propos n’en est pas moins très subversif puisque il prend appui sur le préjugé courant contre les pratiques cannibales pour esquisser une critique d’une violence extrême contre la société de son temps. Ce faisant, il parvient, sans doute involontairement, à banaliser l’anthropophagie, puisque les cannibales qui dévorent leurs ennemis n’apparaissent finalement ni plus insensibles, ni plus cruels que les propriétaires à l’encontre de leurs paysans. Swift rejoint par là une part du message que voulait faire passer Montaigne.

Montaigne (1588) : les braves cannibales

C’est en effet une idée maîtresse chez Montaigne : la violence des cannibales n’est rien à côté de celle que connaît la France pendant les guerres de religion : « Les sauvages ne m’offensent pas tant de rôtir et manger les corps des trépassés que ceux qui les tourmentent et persécutent vivants » (Les Essais, II, 11, « De la cruauté »), opinion qui ne fait que reprendre celle développée dans le chapitre sur les cannibales.

« Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé ». (I, 31, « Des cannibales »).

Ce passage laisse entendre déjà suffisamment que si manger de la chair morte, fût-elle humaine, est une faute, elle ne peut être que vénielle. Mais Montaigne va bien au-delà dans ce chapitre. Il relate en détail les mœurs qui ont cours chez les Indiens Tupinamba du Brésil, telle qu’elles lui ont été rapportées par « un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle » (4) et son jugement est sans appel : « Je trouve… qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Dès la fin du XVIe siècle le mythe du bon sauvage est donc installé. Montaigne écrit précisément ceci des peuples primitifs des îles lointaines :

                  

«  Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres… Il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie ».

Suit une description idyllique des conditions de vie de ces gens-là. Ailleurs dans les Essais, l’auteur vante « les cannibales, qui jouissent d’une longue vie tranquille et paisible sans les préceptes d’Aristote et sans la connaissance du nom de la physique » (II, 12, « Apologie de Raymond Sebon »). Par un retournement plutôt inattendu, les cannibales qui se font la guerre pour s’approvisionner en chair humaine sont invoqués comme un modèle de pacifisme ! Cela vaut la peine d’être regardé de plus près.

Montaigne ne présente pas une défense organisée du cannibalisme et, pas plus que les deux auteurs précédents, il ne cherche à passer pour un partisan de cette pratique. Il ne la présente pas moins de telle sorte qu’elle finit par apparaître moralement acceptable. Pour commencer, un principe essentiel est énoncé dans le chapitre sur les cannibales : Le cadavre humain n’est pas un objet sacré. Montaigne invoque à ce propos aussi bien les pratiques des médecins de son temps (sans d’ailleurs préciser lesquelles) que la sagesse des anciens. 

« Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal à se servir de notre charogne à quoi que ce fût pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville d’Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat »

Que l’épisode d’Alésia corresponde ou pas à la vérité historique, il est éclairant. Non seulement il paraît complètement acceptable à Montaigne, en cas de famine, de consommer la chair des cadavres mais il légitime des meurtres pour raison alimentaire au nom d’un principe d’utilité : Pour remporter une victoire éventuelle, il faut des soldats suffisamment forts, donc on est en droit de sacrifier les personnes incapables de prendre part au combat si cela permet d’économiser des vivres tout en fournissant de la viande fraîche aux soldats.

Ensuite vient la description des guerres que se livrent les anthropophages. Montaigne n’en nie pas l’existence mais il en fait des joutes d’honneur, quelque chose comme les tournois du Moyen-Âge. Il ne s’agit pas de conquête mais d’affirmer son courage et le cannibalisme n’est qu’une manière de rendre un dernier hommage à un ennemi valeureux.

« Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n’a d’autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu…

Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus ; mais il ne s’en trouve pas un, en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole, un seul point d’une grandeur de courage invincible ; il ne s’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas. Ils les traitent en toute liberté, afin que la vie leur soit d’autant plus chère ; et les entretiennent communément des menaces de leur mort future, des tourments qu’ils y auront à souffrir, des apprêts qu’on dresse pour cet effet, du détranchement de leurs membres et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela se fait pour cette seule fin d’arracher de leur bouche parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s’enfuir, pour gagner cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir fait force à leur constance. Car aussi, à le bien prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire ».

Il faut bien nommer « joutes » ces affrontements où le prisonnier se doit de montrer qu’il ne faiblit pas devant la perspective de sa mort prochaine, si bien qu’il n’y aura, en réalité, ni vainqueur ni vaincu. Nous sommes en effet dans le domaine de la gratuité, de la liberté. Les barbares qui se livrent à ces jeux guerriers sont à tout instant libres de s’en retirer. Il y a bien un prix à payer, le déshonneur, mais les participants connaissaient les règles et les ont acceptées. On est loin, évidemment, avec un tel tableau, de la vérité ethnologique : Nous avons affaire en réalité à des sociétés de type communautaire où l’individu n’existe pas en tant que tel et le libre-arbitre encore moins. Mais ce n’est pas ce qui importe. C’est la liberté d’esprit de Montaigne que traduit ce récit, plutôt que celle des sauvages. L’auteur des Essais veut nous convaincre que tout est permis entre personnes consentantes, y compris les jeux les plus dangereux. Ma vie, ma chair sont à moi ; j’en dispose comme je veux. Par contre je n’ai pas le droit de disposer de la vie ou de la chair d’autrui sans son consentement, sauf motif impérieux dicté par l’utilité générale.

La pensée de Montaigne est subtile. S’il accepte de tels jeux dont l’issue la plus certaine est la mort, il ne les recommande pas. La vie n’est-elle pas notre bien le plus précieux ? « L’opinion qui dédaigne notre vie, elle est ridicule. Car enfin, c’est notre être, c’est notre tout ». C’est pourquoi l’auteur des Essais ne voit que deux sortes de suicide raisonnable : celui qui guérit une douleur insupportable ou celui qui se substitue à une pire mort (II, 3, « Coutume de l’île de Céa »).

Chez les cannibales de Montaigne, la vie d’autrui n’a pas plus de prix que leur propre vie. Le récit qu’on a pu lire laisse transparaître une sorte d’admiration de la part de l’auteur des Essais, qui préfigure d’une certaine façon, même si les ressorts sont différents, celle d’un Schweinfurth. Mais le sentiment esthétique ne l’emporte pas sur la raison. Montaigne qui vit à une époque particulièrement marquée par la violence, ne cesse de s’insurger contre elle. S’il ne rejette pas absolument la peine de mort, il bannit toute cruauté inutile. « En la justice même, tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté » (II, 11). Les meurtres d’innocent, les sacrifices rituels pratiqués par les Indiens du Mexique, lui font horreur (I, 30, « De la modération »). Même les violences exercées contre les animaux, à la chasse, lui font peine. « De moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense » (II, 11).

Le chapitre sur les cannibales, dans les Essais, ne doit donc pas être pris au pied de la lettre. Montaigne s’adresse à ses contemporains et il faut prendre sa description des  naturels du Brésil comme un anti-modèle. Aux deux sens que l’on peut donner à ce terme. Le monde des cannibales constitue un autre modèle de société, meilleur que le monde européen et chrétien puisqu’il apparaît finalement moins cruel. Mais c’est aussi un modèle à ne pas suivre dans la mesure où il transgresse un tabou, celui qui interdit de consommer la chair humaine, qu’il n’a jamais été sérieusement question d’abandonner (sauf nécessité absolue).

Un détour par l’esclavage : Montesquieu

Consommer la chair de l’homme c’est instrumentaliser le corps. L’anthropophagie se rapproche donc, en ce sens, de l’esclavage. Ce dernier n’intéressait pas particulièrement Montaigne qui vivait à une époque où les Européens n’étaient pas encore confrontés à ce phénomène comme ils le seront après la colonisation de l’Amérique. Les penseurs du XVIIIe siècle, par contre, ont réfléchi en philosophe sur l’esclavage  et ce qu’ils en ont dit peut nous aider à penser le cannibalisme. Parmi les penseurs des Lumières, on retiendra Montesquieu qui présente l’avantage à nos yeux de s’exprimer assez tôt dans le siècle pour vouloir défendre une opinion balancée. L’Esprit des lois paraît en 1748, un siècle exactement avant l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies françaises. Cela étant, il n’est pas non plus indifférent, pour comprendre la position de Montesquieu, de rappeler son titre de président à mortier du Parlement de Bordeaux et son élection à l’Académie de cette ville qui fut l’un des principaux ports français du commerce triangulaire.

Les considérations sur l’esclavage apparaissent au livre XV de l’Esprit des lois, intitulé « Comment les lois de l’esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat » et le climat joue effectivement un grand rôle dans le raisonnement de l’auteur.

« Il y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison…

Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays, il soit fondé sur la raison naturelle ; et il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes les rejettent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli…», (XV, 7).

Ainsi Montesquieu justifie-t-il l’esclavage dans les colonies de l’Amérique tropicale. Dire qu’il doute du bien fondé de sa position, n’est pas exagéré.

« Je ne sais pas si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux ; parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis à l’esclavage », (XV, 8).

Au-delà de ces doutes, on retiendra que l’esclavage est justifié par un raisonnement d’ordre utilitaire (5). Montesquieu n’en fournit pas toutes les étapes mais on peut les restituer aisément :

– Il est bon que les Européens consomment du sucre (prémisse utilitaire) ;

– la canne à sucre pousse dans le climat tropical (raison naturelle) ;

– ce climat est si dur qu’on ne trouve aucune main d’œuvre libre pour y travailler (raison naturelle) ;

– on doit recourir à l’esclavage (conclusion).

Bien que Montesquieu ne s’intéresse pas au cannibalisme (6), le raisonnement utilitaire constitue également la meilleure justification de cette pratique, on l’a vu. On pourrait l’articuler ainsi :

– La vie est bonne ;

– la nourriture est indispensable à la vie ;

– la chair humaine est une nourriture possible ;

– si la nourriture vient à manquer, on peut manger la chair des cadavres ;

– si les cadavres viennent à manquer, on peut sacrifier certaines vies pour en sauver d’autres.

Pour réfléchir plus avant sur le cannibalisme, il est instructif de considérer les arguments mis en avant par Montesquieu dans sa condamnation générale de l’esclavage. Il ne le tolère en effet que dans le cas particulier envisagé plus haut et s’inscrit en faux contre les Anciens (comme Aristote) qui voyaient dans l’esclavage une suite du droit de guerre : Si tu es mon prisonnier, tu m’appartiens, j’ai droit de vie et de mort sur toi, donc je peux faire de toi mon esclave. Selon l’Esprit des lois, au contraire, « il est faux qu’il soit permis de tuer dans la guerre autrement que dans les cas de nécessité » (XV, 2). L’auteur ne justifie pas cette interdiction. Il faut donc admettre qu’il se réfère implicitement à la loi naturelle qui exige de préserver toute vie humaine, sauf exceptions dûment justifiées. Il n’accepte ainsi la peine de mort en punition d’un grand crime qu’au terme du raisonnement suivant.

« Ce qui fait que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que la loi qui punit le criminel a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instants : il ne peut donc pas réclamer contre elle. »

 Ainsi, la loi qui condamne à mort est juste parce qu’elle se veut avant tout protectrice des citoyens. On peut admettre, avec ce raisonnement, l’esclavage (temporaire ou définitif) comme une peine appropriée à certains crimes (7) mais pas l’esclavage de populations innocentes capturées à l’issue d’une guerre.

« Il n’en est pas de même de l’esclavage : la loi de l’esclavage n’a jamais pu être utile [à l’esclave] ; elle est, dans tous les cas, contre lui, sans jamais être pour lui ; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés. »

 On condamne ainsi à juste titre l’esclavage du faible par le fort, les razzias des Arabes dans certaines régions d’Afrique ou les achats de « bois d’ébène » aux négriers africains par les commerçants européens. Mais il y a d’autres formes d’esclavage, en Afrique ou ailleurs, par exemple entre des tribus aux forces à peu près égales, avec des renversements de situation entre les maîtres et les esclaves. On se retrouve alors dans un cas très proche de celui des cannibales de Montaigne, à une différence près. Chez les Tupinamba de Montaigne, qui jouissent d’une abondance naturelle, le ressort de la guerre est purement ludique, le but n’est pas de réduire les vaincus en esclavage. Tandis que, dans beaucoup de régions d’Afrique, les ressources naturelles sont rares et la vie ne va pas sans un dur travail, dévolu aux esclaves. Le maintien de l’esclavage dans un tel environnement n’est pourtant pas nécessairement injuste, par exemple s’il traduit une forte aversion au travail et une faible aversion au risque partagées par l’ensemble des tribus concernées, comme il apparaît dans le raisonnement suivant :

– La vie est bonne ;

– il n’y a pas de vie sans travail ;

– le travail est haïssable ;

– avoir des esclaves permet d’échapper au travail ;

– on obtient des esclaves grâce à des guerres dont les résultats sont aléatoires ;

– je préfère courir le risque de devenir moi-même esclave que de me mettre volontairement au travail.

A nouveau, on se trouve face à un raisonnement utilitaire. Ce n’est pas celui de Montesquieu, car, pour lui, les esclaves sont entièrement des victimes, en rien responsables de leur sort, ce qui l’amène à condamner l’esclavage au regard de la condition des seules victimes.

On entend dire, tous les jours, qu’il serait bon que, parmi nous, il y eût des esclaves.

Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s’ils seraient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation ; sans doute qu’ils lui seraient utiles : Mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu’aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort, pour savoir qui devrait former la partie de la nation qui serait libre, et celle qui serait esclave… Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes ? examinez les désirs de tous » (XV, 9).

Cette démonstration, quoique contestable, est néanmoins remarquable. On y trouve à la fois l’énoncé d’une règle de morale qui deviendra l’impératif catégorique de Kant (dernière phrase) et l’anticipation de la démarche de John Rawls dans la Théorie de la justice (1971). Le premier point n’appelle pas de commentaire particulier. Sur le second point on voit en effet que Montesquieu nous invite, comme Rawls, à nous placer sous le « voile d’ignorance » – c’est-à-dire dans une situation hypothétique où nous connaissons les différentes positions sociales possibles (qui se ramènent ici à deux) mais ignorons laquelle est la nôtre – et nous invite à choisir des principes de justice (ici accepter ou refuser l’esclavage) à partir de cette situation hypothétique. Comme Rawls encore, Montesquieu décide en focalisant sur la condition des moins favorisés. N’importe qui, dit-il, refuserait d’être esclave. Dès lors la société juste doit rejeter l’esclavage.

Ce faisant, Montesquieu tombe sous le coup d’une première critique souvent formulée à l’égard de Rawls : il suppose que les décideurs placés sous le voile d’ignorance sont caractérisés par une totale aversion au risque (ici, celui de faire partie des esclaves). Par ailleurs il suppose que l’absence de liberté est le mal absolu (8). Or les deux hypothèses ne correspondent pas nécessairement à la réalité (cf. l’exemple précédent).

La philosophie morale contemporaine

En dépit de sa révérence affichée pour les lois de la nature et les grands principes qui se retrouveront, bientôt après lui, retranscrits dans les déclarations des droits, Montesquieu était loin d’être insensible aux considérations d’utilité, on l’a vu. Il annonçait par là le courant dominant de la philosophie morale aujourd’hui (9), dont la logique a des conséquences dévastatrices pour tous les préjugés habituels concernant le corps humain. Prostitution, ventes d’organes, manipulations génétiques, servitude volontaire, suicide, euthanasie et… cannibalisme, ce sont là autant d’atteintes inacceptables à la personne humaine qui n’en sont pas pour la morale utilitariste.

Les ventes d’organes, par exemple, sont moralement acceptables à condition que la volonté du vendeur soit entière. En effet, dans le monde imparfait qui est le nôtre, il y a malheureusement des gens très misérables qu’ils ont « intérêt » à se priver d’un rein ou d’un œil pour se soigner, pour soigner un enfant, etc. Dès lors, tant que les donneurs de leçon des pays riches ne seront pas intervenus – efficacement – pour mettre fin aux situations de misère extrême qui subsistent en trop d’endroits de la planète, ils ne sont pas en droit de critiquer les ventes d’organes. La règle morale se fonde sur un calcul des « intérêts » des plus simples dans ce cas. L’acheteur est gagnant puisque sa vie n’a pas de prix pour lui et le vendeur est gagnant aussi puisque, grâce à l’argent de son rein, il va sauver une autre vie (le sienne ou celle de son enfant) qui n’a pas non plus de prix pour lui.

D’une manière générale, ce qui est utile pour moi, c’est tout ce qui augmente ma satisfaction. Dès lors, aux yeux de l’eudémonisme contemporain, est bonne une action qui augmente ma satisfaction et/ou celle d’autres personnes, à condition que cela ne diminue la satisfaction d’aucune autre personne ou que, si une telle diminution existe, elle soit sans commune mesure avec les gains attendus de l’action envisagée. Par exemple il est non seulement économiquement et socialement rentable mais encore moralement justifié de construire une ligne de TGV sur les terres de propriétaires qui resteront peut-être mécontents malgré l’indemnisation équitable qui leur aura été versée.

Si l’on accepte les raisonnements de ce genre – conformes à la pratique courante – on justifie la prostitution, par exemple, dans les mêmes termes. Il faut simplement s’assurer que le consentement de la personne qui loue l’usage de son corps ne soit pas vicié. Idem pour le suicide, etc. On décide ce qui est juste ou pas en vertu d’une morale téléologique (le but étant d’augmenter le bonheur individuel ou collectif) qui rejette l’axiome des morales déontologiques courantes suivant lequel le corps – mort ou vif – serait sacré.

Tout ceci étant admis, on peut revenir au cannibalisme. On voit bien, alors, que l’acte de consommer la chair humaine n’est pas nécessairement immoral. Même tuer pour obtenir la chair consommable n’est pas immoral dans certaines circonstances. Le cas le plus simple, déjà réglé, est celui où en tuant une personne on se donne le répit nécessaire pour en sauver d’autres. Il faudra toutefois, dans ce cas, que la procédure de désignation de la victime soit elle-même moralement acceptable (10). Un autre cas pertinent est celui évoqué par Montaigne. Aux yeux de la morale hédoniste contemporaine, il ne serait pas condamnable que des individus se livrent, en toute connaissance de cause bien sûr, à des jeux guerriers où la défaite serait sanctionnée par l’exécution des perdants (consentants) et leur consommation par les vainqueurs au cours d’un festin. A l’opposé, la solution proposée par Swift pour mettre fin à la misère ne mérite pas d’être sortie du registre satirique où son auteur a entendu la contenir. En effet, il est impossible de ne pas voir une victime non consentante dans le bébé d’un an mis à mort par un boucher. Cela étant, cette remarque ouvre une boîte de Pandore, car elle s’appliquerait aussi bien à des animaux doués de sensibilité, que nous sacrifions sans autre forme de procès (11)

Une dernière observation, qui n’est pas sans relation avec la phrase qui précède : Contrairement au cannibalisme plus ou moins rêvé, relaté par Montaigne, celui décrit par Schweinfurth, bien réel celui-là, n’est évidemment pas acceptable au regard de la morale moderne. A relire les extraits précédents, on voit que les Monbouttous s’attaquent à des tribus « noires, d’un état social inférieur, et qu’ils tiennent en profond mépris ». S’ils les méprisent on peut supposer qu’elles sont plus faibles. D’ailleurs Schweinfurth parle de « chasse », ce qui suggère que les Monbouttous se considèrent comme une espèce supérieure poursuivant des proies plus proches de l’animal que de l’homme. Il va de soi que le consentement des victimes n’est pas sollicité et que de toute façon on ne l’obtiendrait pas. Le racisme des Monbouttous n’est pas plus moral que leur cannibalisme mais les deux font système (12). Les extraits de Schweinfurth et de Montaigne illustrent en définitive deux types de cannibalisme antithétiques. Dans le premier, les cannibales croient se défaire d’un sentiment de culpabilité en proclamant le caractère méprisable de leurs victimes, ce qui ne les empêche pas de rester dans l’immoralité. Dans le second, les deux parties se portent une estime réciproque, elles s’affrontent dans des luttes d’honneur et retrouvent paradoxalement la dimension du sacré dans l’acte anthropophage lui-même, puisque manger son ennemi, ou le cœur de son ennemi, c’est s’approprier un peu de sa vaillance (13).

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(1) Michel de Montaigne, Des Cannibales ; George A. Schweinfurth, Au pays des Mombouttous ; Jonathan Swift, Modeste Proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public ; le tout aux Editions Mille et une nuits.

(2) Au cœur de l’Afrique (1868-1871). Voyages et découvertes dans les régions inexplorées de l’Afrique centrale, avec des illustrations de l’auteur, traduit par Mme H. Loreau, 2 vol., Hachette, 1875.

(3) Cf. in Au pays des Monbouttous la postface de Dominique Sewane.

(4) Sur les sources complémentaires de Montaigne, cf. Philippe Desan, Montaigne, les cannibales et les conquistadores, Librairie A.-G. Nizet, 1994.

(5) Au sens de ceux qui considèrent les calculs d’utilité et non pas, bien sûr, au sens (précis) de « l’