Mondes caribéens

Traduire la relation des langues: un entretien avec Édouard Glissant.

Alessandro Corio – portrait d’Edouard Glissant à Carthage

La traduction, cet art de l’approximation, ou mieux du rapprochement et de l’effleurement, si crucial en toute discipline, et pourtant si sous-estimé et facilement critiquable dans sa pratique, occupe une place de plus en plus importante en Occident, dans les réflexions développées au sein des dites Sciences Humaines. Une telle centralité s’explique d’un côté par le fait que la traduction permet de s’interroger sur la nature du langage en tant que compétence universelle de l’humain, une compétence qui est confrontée à (ou peut-être démentie par) la pluralité de ses réalisations concrètes, historiquement, géographiquement et socialement déterminées. De l’autre, cette centralité s’explique aussi par le fait que la traduction, pratique de la rencontre où on négocie sans cesse son rapport avec l’Autre, offre une perspective prometteuse pour aborder la question de l’identité. Le texte traduit est en effet le lieu même de cette rencontre, un lieu bien hasardeux car il est aussi facile de s’y perdre (par des calques inconscients, des contre-sens inaperçus, des maladresses linguistiques) que de perdre de vue l’Autre par des pratiques plus ou moins conscientes de domination ego- ou ethnocentrique (comme par exemple la sur-traduction, la normalisation et l’explicitation).
Parmi les penseurs contemporains les plus éminents qui se penchent, ou se sont penchés, sur les enjeux théoriques de la traduction figure Édouard Glissant. Écrivain martiniquais à qui on doit l’élaboration d’une Poétique de la Relation dans laquelle s’entrelacent la philosophie et la poésie, et qui ne se veut surtout pas un système de pensée, Glissant s’est toujours intéressé aux questions de langage. Dès les débuts, son travail théorique se caractérise, en effet, par une insistance à distinguer les notions de « langue » et de « langage » qui n’a rien de saussurien (ce dernier étant à entendre, dans le Discours Antillais1), comme « une pratique commune, pour une collectivité donnée, de confiance ou de méfiance vis-à-vis de la langue ou des langues qu’elle utilise » et dans les ouvrages plus récents comme une recherche et une pratique de mise en Relation des langues), mais qui relève d’un questionnement et d’une démarche personnels visant à la construction de sa propre poétique. La traduction assume de plus en plus dans son discours une importance majeure et s’inscrit en une dimension inédite – à savoir le Tout-Monde. Voilà pourquoi il m’a semblé intéressant d’interroger Édouard Glissant à propos de ce sujet que la critique n’a peut-être pas encore assez fouillé.

Dans l’Introduction à une poétique du divers2), vous faites un véritable éloge de la traduction et vous lui attribuez une place centrale dans votre poétique car elle serait, je vous cite, « une véritable opération de créolisation », un « art du vertige et de la salutaire errance », « une des espèces parmi les plus importantes de cette nouvelle pensée archipélique ». Or, j’aimerais beaucoup que vous approfondissiez ces propos. Quel est donc, d’après vous, l’enjeu de la traduction aujourd’hui ? Ou autrement dit « la tâche du traducteur », pour reprendre la célèbre expression de Walter Benjamin ?

Édouard Glissant: Ce que je crois c’est que nous réfléchissons sur la situation des langues et quand nous en arrivons à la question des traductions, nous oublions tout ce que nous avons appris ou découvert. Quand on parle de traduction, en général on parle de ce qui confirme ou de ce qui menace une langue, si on peut dire, dans sa situation et dans son être même. L’être de la langue semble être exalté ou menacé par l’opération de la traduction. Avant, c’est ce qu’on résumait en disant que la traduction c’est une trahison du texte original. Toujours. Ça voulait dire que l’être de la langue originale était pratiquement impossible à rendre dans un autre système, une autre équation linguistique, et on considérait qu’une bonne traduction était une traduction qui arrivait à réaliser ce miracle d’exprimer dans une autre langue ce qui avait été exprimé d’abord dans une première langue. Malgré les opacités entre les langues. Moi, je ne crois pas cela du tout. Je ne crois pas que l’être de la langue aujourd’hui soit ni exalté ni menacé par la traduction parce qu’on oublie que ce qui nous intéresse aujourd’hui dans les langues c’est l’être de la langue, bien sûr, mais c’est aussi la relation de la langue, c’est-à-dire la relation de la langue à toutes les langues possibles. Chaque langue a des relations avec d’autres langues historiquement ou géographiquement proches, ça c’est sûr, mais je pense qu’aujourd’hui chaque langue a des relations avec toutes les langues du monde. Autrement dit, ce qui est intéressant dans les langues, c’est d’abord le rapport aux autres langues. Et il me semble que la relation n’essaye pas seulement de reproduire dans une autre langue l’être d’une langue première, mais qu’elle essaye de découvrir les schémas de fonctionnement de la relation de toute langue à toute langue. C’est pour cela que je pense que la traduction aujourd’hui est un élément primordial d’exercice littéraire parce qu’elle a une fonction qui n’est pas une fonction comprimée, très techniquement spécialisée, mais qui est une fonction poétique générale du rapport de toute langue à toute langue. Par conséquent, la traduction devient un art en soi, avec son champ qui est non pas le champ des langues, mais le champ du rapport des langues. Le champ de la relation des langues. C’est pour ça que je pense que la traduction bientôt sera un art spécifique. Et je crois que ça prendra le temps qu’il faudra, mais qu’un des éléments de plus en plus importants de la vie linguistique aujourd’hui sera l’expression d’une réalité, ou d’une vérité, ou d’un rêve ou d’une utopie etc. non pas seulement dans une langue donnée, mais aussi dans le rapport de plusieurs langues à plusieurs langues. Voilà pourquoi, à mon avis, la traduction devient un art primordial.

Pendant que vous parliez, je réfléchissais à une chose. Il est évident que vous proposez de dépasser enfin la dialectique trahison-fidélité pour la traduction, et je suis tout à fait d’accord avec vous, car il n’y a là aucun intérêt, il me semble, pour la réflexion sur la traduction. En vous écoutant parler de relation, je pensais à la manière de décliner vos affirmations dans la pratique. Vous savez, le traducteur s’interroge toujours sur comment faire passer certaines choses dans l’autre langue. L’enjeu de la traduction c’est aussi de faire passer un autre imaginaire…

Édouard Glissant: Mais là ce n’est pas de problèmes de relation, c’est des problèmes d’équivalence. Ce n’est pas la même chose parce que les problèmes d’équivalence, on peut les résoudre avec des trucs. On se donne des moyens techniques de résoudre certaines questions avec de petits outils ou de grands outils de transformation dans les langues. Ça c’est des problèmes d’équivalence. Le problème de la relation entre les langues est différent parce qu’il exige du traducteur non pas qu’il ait de petits trucs par lesquels il va essayer de faire des équivalences entre langue x et langue y, mais exige de lui de l’imaginaire. Pas des trucs. De l’imaginaire. Une conception réelle de ce qui se passe à ce moment-là entre deux langues, bien sûr, mais entre deux langues en présence des autres langues. Ce qui est tout à fait une dimension nouvelle, voilà. Autrement dit, l’équivalence, la solution d’équivalence est valable pour tout traducteur, mais pour tout traducteur pris isolément, en tant qu’il vit son aventure personnelle entre deux langues. Alors que la solution d’un rapport est valable pour tous les traducteurs en tant qu’ils exercent non pas entre deux langues seulement, mais entre toutes les langues et toutes les langues, et par conséquent, ce n’est pas la même chose. Quand on traduit un document économique d’une langue à l’autre on a des relations d’équivalence, ce qui fait qu’on trouve des trucs pour exprimer à peu près, au plus près possible le premier document dans le deuxième. On peut faire des textes juridiques, des textes économiques, des textes etc. et là on trouve les trucs. C’est la traduction techniquement comprise comme un art d’équivalence. Mais quand on traduit de l’ineffable, quand on traduit de l’indicible, les trucs d’équivalence ne suffisent pas, il faut un imaginaire du traducteur qui invente quelque chose de nouveau par rapport aux trucs d’équivalence d’une langue à l’autre.

Ce que je voulais dire c’est que j’étais en train de penser à la façon dans laquelle on pourrait traduire ce que vous dites à propos de la relation en fonction de la pratique de la traduction…

Édouard Glissant: Oui, mais ça c’est l’imaginaire ou le génie du traducteur qui va le trouver, il n’y a pas de règles. Moi, je ne peux pas donner de règles de traduction. Si je donne des règles de traduction c’est des règles d’équivalence, ce n’est pas de règles d’imaginaire, ça c’est évident. Moi, je ne peux pas me mettre à la place d’un traducteur. Je peux être par contre un traducteur, si je suis en face d’un texte dans une autre langue que celle que je parle et à mon tour devenir traducteur pour avoir l’imaginaire de cette relation nouvelle. Mais je ne peux pas donner de règles. Si je donne des règles de relation dans la traduction c’est qu’il n’y a rien de valable dans la traduction. C’est que la traduction est une mécanique et pour moi la traduction n’est pas une mécanique.

Et là on est tout à fait d’accord. Moi, je pense même que la notion d’équivalence pour ce qui concerne les langues ne veut rien dire. Je pense que parfois on n’arrive pas à trouver d’équivalents même quand on traduit des textes juridiques ou économiques…

Édouard Glissant: Il n’y a pas d’équivalence, mais c’est ce qu’on cherche. C’est ça le problème…

Oui, c’est un mirage.

Alessandro Corio – figuier maudit – Martinique

 

Édouard Glissant: C’est un mirage mais c’est ce qu’on cherche. Il faut bien qu’il y ait des équivalences de termes. Quand on fait des traités internationaux – d’ailleurs l’histoire est bourrée d’exemples –, il suffit qu’on change un mot dans un traité pour que tout le traité soit différent. Donc, ce qu’on cherche c’est l’équivalence, qu’elle soit possible ou pas possible. On ne cherche pas la relation, c’est ça que je veux dire.

Moi, je pensais par rapport à la relation qu’on pourrait envisager la pratique même de la traduction entre deux langues comme une tentative de reproduire une certaine relation dans la langue. Je pense notamment à la littérature. Quand on traduit de la littérature, si on traduit de grands auteurs, on se trouve devant une langue étrangère et on se trouve devant le langage de l’auteur qui s’écarte de sa langue, ou de ses langues, d’écriture. Et le défi, le pari de la traduction c’est justement d’arriver ou d’essayer de deviner cette relation entre la langue d’écriture et la langue ou le langage de l’écrivain. Et d’envisager une possibilité de traduction en cherchant d’autres relations.

Édouard Glissant: Ok, je suis d’accord. Il n’y a pas de problèmes.

Toujours dans l’Introduction à une poétique du divers, vous définissiez la traduction par des formules aussi captivantes que vraies, je trouve. Vous parliez notamment de la traduction comme d’un art de la fugue et du renoncement. Un renoncement qui ne serait pas perte mais beauté car il s’agirait, je vous cite, « de la part de soi qu’on abandonne, en toute poétique, à l’autre ». La question que je vous pose est donc: est-ce que le renoncement inhérent (et nécessaire) à toute traduction n’est-il pas ambivalent et ne concernerait-il pas soi-même autant que l’autre ? Et je pense en disant cela à une proposition de Paul Ricœur. On pourrait peut-être résumer une telle ambivalence en la formule proposée, d’après Freud, par Ricœur dans « Le paradigme de la traduction ».3) Il affirmait, en effet, dans ce bref essai, la nécessité pour le traducteur d’accomplir un « travail de deuil » qui ait pour objet l’idéal de la traduction parfaite, ou si vous préférez, de la traduisibilité absolue.

Édouard Glissant: Je ne suis absolument pas d’accord. Ce que vous dites que Ricœur dit c’est renoncer à une part de la possibilité technique de traduire. Ce n’est pas de ça que je parle. Il dit, on renonce d’abord au rêve d’une traduction parfaite, et par conséquent on commence une traduction imparfaite, mais le fait de la penser imparfaite va amener à une traduction la plus parfaite possible. C’est ça qu’il dit. Donc le renoncement c’est un deuil technique, de pratique. Moi, ça ne m’intéresse pas ce que le traducteur fait parce que le traducteur peut avoir le génie d’une complétude immédiate sans deuil, mais il peut avoir aussi, comme dit Ricœur, à force de renoncer à une traduction parfaite, le génie d’arriver à la traduction la plus parfaite possible. Mais ce n’est pas, il me semble, ce dont je parlais dans le texte que vous avez évoqué. Le texte que vous avez évoqué parle de la possibilité de renoncer à une conception de la relation entre deux langues pour imaginer, trouver, inventer une nouvelle relation entre ces deux langues qui n’avait pas encore été aperçue par personne. C’est ce que j’appelle l’inventivité ou la créativité du traducteur. Donc ça n’a pas grande chose à voir avec ce que dit Ricœur, à mon avis.

Pourriez-vous m’expliquer alors ce que serait pour vous le renoncement dans la traduction?

Édouard Glissant: Le renoncement je l’explique par le fait qu’on commence à prendre conscience que l’être d’une langue n’est pas exclusion de l’être d’une autre langue. Et c’est à ça qu’on renonce, à cette croyance que l’être d’une langue c’est un arbre, et on commence à comprendre que l’être d’une langue est un rhizome. Donc ce renoncement-là est un renoncement à un absolu linguistique pour entrer de plus en plus dans un relatif linguistique.

Je reviens un instant à Ricœur pour vous poser une question qui me semble très intéressante et qui n’a été qu’ébauchée par Ricœur lui même dans « Le paradigme de la traduction ». Ricœur attribue à la traduction une fonction éthique qu’il nomme « hospitalité langagière ». Dans L’Épreuve de l’étranger4), Antoine Berman envisageait déjà la dimension éthique du traduire et en parlait en ces termes: « La visée même de la traduction – ouvrir au niveau de l’écrit un certain rapport à l’Autre, féconder le Propre par la médiation de l’Etranger – heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture, ou cette espèce de narcissisme qui fait que toute société voudrait être un Tout pur et non mélangé. Dans la traduction, il y a quelque chose de la violence du métissage. […] Toute culture voudrait être suffisante en elle-même pour, à partir de cette suffisance imaginaire, à la fois rayonner sur les autres et s’approprier leur patrimoine. La culture romaine antique, la culture française classique et la culture nord-américaine moderne en sont des exemples frappants. Or, la traduction occupe ici une place ambigüe. D’une part, elle se plie à cette injonction appropriatrice et réductrice, elle se constitue comme l’un de ses agents. Ce qui donne des traductions ethnocentriques, ou ce que l’on peut appeler la ” mauvaise ” traduction. Mais d’autre part, la visée éthique du traduire s’oppose par nature à cette injonction: l’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n’est rien ». Voici donc ma question : est-ce que vous partagez cette idée de la traduction comme paradigme éthique ?

Édouard Glissant: Non, pas du tout. Je ne partage pas l’idée de la traduction comme paradigme éthique parce qu’il me semble que la poétique de la traduction, justement, est une poétique qui informe des processus de relation et non pas des contenus. Or, considérer la traduction, même dans son processus de transfert, comme une ouverture à l’autre et comme une possibilité de métissage etc., c’est considérer d’une part que les rapports à l’autre sont d’abord des rapports de contenu – parce que c’est ça l’éthique, c’est la réflexion sur un contenu, ce qui ne me paraît pas juste, en tout cas qui ne me paraît pas suffisant. Et d’autre part, c’est considérer que la translation dans la relation est justement une translation de ce contenu. Or, ce qui est intéressant dans la relation ce n’est pas la translation du contenu: c’est la translation des poétiques, c’est-à-dire la translation des images formelles de la langue. Et l’image formelle de la langue n’a pas de morale. L’image formelle de la langue n’a pas de principes. Ce n’est pas le contenu du texte qui est traduit. C’est la poétique du texte. Quand on traduit le contenu du texte, on fait du rapport mécaniciste, mais on ne fait pas de relation. Et ce que je veux dire c’est que quand on dit que la traduction c’est un exercice de rapport à l’autre c’est vrai, mais ce n’est pas un exercice de rapport à l’autre au niveau d’une éthique. Et ce n’est pas l’exercice d’un rapport à l’autre au niveau de ce que ce rapport va entraîner un changement dans un contenu parce que l’idée que vous développez c’est que le rapport établi entre deux langues va entraîner un changement de contenu, par exemple le métissage, etc. etc. etc. Mais le métissage est intéressant non pas par son contenu, mais par les poétiques de sa forme; et ça si on ne le comprend pas, on reste dans l’ancien… je change d’éthique, oui, mais je ne change pas de monde dans lequel l’éthique est souveraine, je change simplement d’éthique, et l’éthique est toujours souveraine alors que dans la relation l’éthique n’est plus souveraine. Si la relation n’est pas suffisante pour assurer le rapport, le métissage, le ceci, le cela, sans éthique, c’est que la relation n’est pas bonne. C’est ça que je veux dire. Dans ce que vous dites, on n’a pas changé le principe fondamental même du rapport qui est que le principe fondamental du rapport c’est l’éthique, mais je ne crois pas que l’éthique soit possible fondamentalement. Je crois que la relation n’a pas de morale, que la morale chaque individu se la forge et se la crée lui-même.
Il n’y a pas de principe moral de la relation, il n’y a pas d’éthique dans laquelle on passe de ceci à cela. Et par conséquent, je ne peux pas être d’accord sur cette proposition. Je ne crois plus à la puissance centrale de l’éthique. L’éthique c’est une puissance qui vaut pour chacun de nous, les hommes dans le monde moderne, et non pas une puissance qui vaut pour une communauté ou pour une foi, ou pour une religion ou… On peut avoir la même religion et ne pas avoir la même éthique. Donc je pense que ce qui est dit là ne me concerne pas parce que c’est dit du point de vue d’une conception, d’une croyance que je ne partage plus.

Et vous ne la considérez même pas envisageable… Je vois bien ce que vous dites: dans la Poétique de la Relation il n’y a aucune éthique qui vaille…

Édouard Glissant: En principe. Je veux dire, s’il y a un système de la Relation qui relève d’une éthique, eh ben rien n’a changé, ce n’est pas un système de Relation. De même que d’après Deleuze un rhizome n’a pas de principe de généalogie, ce qu’un arbre a, c’est-à-dire un père qui a un fils qui a un fils qui a un fils… le rhizome ce n’est pas ça, ça c’est l’arbre. Le rhizome c’est l’étendue où on ne sait plus qui est le fils de qui…

Donc vous renoncez à envisager, disons, la question de la dialectique bien-mal, vous l’excluez de votre réflexion?

Édouard Glissant: Je ne renonce pas à ça, mais le bien et le mal sont décidés par chacun et pas par une communauté globale. Oui qu’il y a du bien et du mal, mais j’ai ma conception du bien qui n’est pas la vôtre et ma conception du mal qui n’est pas celle de monsieur Bush… on peut avoir les mêmes conceptions, mais on ne les a qu’individuellement, on ne les a pas communautairement.

Si j’ai bien compris, vous ne croyez plus, disons, en la possibilité ou en la validité peut-être de systémiser les questions relevant de l’éthique.

Édouard Glissant: Absolument.

Dans Tout-Monde5), votre roman de 1993 où j’ai découvert de très belles images de la traduction, il y a un drôle de personnage, un personnage inquiet et contradictoire qui essaye de dépasser, ou peut-être seulement de vivre avec, son tourment de langage en assumant, si j’ose dire, la traduction comme condition existentielle. Je parle bien évidemment du triple Anestor: Anestor Masson (l’Antillais), Anestor Klokoto (le Zaïrois) et Anestor Salah (l’arabe). Cet homme vit simultanément trois vies différentes et en chacune d’elles il s’efforce de parler une langue autre par rapport au français, une langue qui serait celle de son pays d’origine. Je vous demande : ne pourrait-on pas lire ce récit comme une traduction narrative de votre poétique de la Relation ?

Édouard Glissant: Dans un ouvrage d’imaginaire comme Tout-Monde, qui n’est pas un roman, qui n’est pas une fiction, qui n’est pas une histoire, justement qui est une œuvre d’imaginaire et de mélange et de mixité, les épisodes de relation avec le réel sont évidemment parallèles aux épisodes de relation avec le poétique, avec l’imaginaire. La relation organique des personnages correspond à la relation poétique des idées, ça c’est évident. Donc c’est pour ça que dans ce que j’écris il n’y a pas de séparation entre les œuvres de construction de l’imaginaire et les œuvres de construction de poétique, tout est mélangé. Donc la question est évidente…

La question est sans doute banale, c’était pour vous faire parler de ce personnage…

Édouard Glissant: Parler d’un personnage c’est croire qu’il y a un art systémique par exemple du roman, ce que je ne crois pas du tout, parce que le personnage d’abord il peut s’imposer… Si je relis un texte que j’ai écrit, le personnage peut s’imposer à moi d’une autre manière qu’au moment où je l’ai écrit, c’est-à-dire que je change par rapport au personnage.
Le personnage peut s’imposer d’une autre manière par rapport à deux lecteurs possibles. Le personnage peut s’imposer de manière différente par rapport à une infinité de lecteurs possibles. Et par conséquent, de même qu’il n’y a pas, qu’il n’avait pas tout à l’heure de recette pratique pour passer d’une théorie de la relation dans la traduction à des traductions réelles, de même il n’y a pas là de principe du personnage qui va être donné une fois pour toute. Et de même qu’il n’y a pas d’éthique qui est donnée une fois pour toute pour tout le monde, de même il n’y a pas une vision. Des gens qui me connaissent bien ont des visions tout à fait différentes des personnages de Tout-Monde. Il y en a qui me disent des choses sur les personnages de Tout-Monde qui me laissent stupéfait parce que je n’y avais pas pensé. A partir de ce moment, je ne suis pas qualifié pour décrire les personnages parce que c’est vrai, j’ai des amis qui parlent des personnages de Tout-Monde mieux que moi. Parce qu’ils trouvent des choses auxquelles je n’ai pas pensé en écrivant le personnage, mais auxquelles j’ai pensé dans la relation imaginaire. Cette pensée-là était derrière, et c’est le lecteur qui me fait penser qu’il y avait cette pensée-là. Et par conséquent… c’est pour cela que l’exercice de question-réponse, je suis tellement rétif. Parce que souvent c’est une duplication, ce n’est pas vraiment… Ce n’est pas la faute du questionneur, ce n’est pas la faute du questionné, c’est le principe même qui est…

Il vaudrait peut-être mieux dialoguer…

Édouard Glissant: Oui, il vaut mieux dialoguer ou il vaut mieux échanger des monologues parce que dans la question… le questionneur pose la question en fonction d’une réponse qu’il attend.

Oui, sans aucun doute. En fait, pour revenir à Anestor, ce qui me paraît très intéressant chez lui c’est que son conflit langagier se manifeste dans une tension traductrice nourrie, il me semble, d’une grande confiance en la possibilité de la convergence des langues. Édouard Glissant: Convergence non. Relation. Relation des langues. Convergence c’est réducteur.

Dans la deuxième section du Discours antillais, vous affirmez que l’un des soucis premiers de votre travail de production en littérature consiste en l’élaboration d’un langage se posant à la limite de l’écrire et du parler, d’un langage aboutissant à une « synthèse » – je vous cite – « de la syntaxe écrite et de la rythmique parlée, de l’” acquis ” d’écriture et du ” réflexe ” oral, de la solitude d’écriture et de la participation au chanter commun ». Et vous présentez votre démarche d’écrivain non comme personnelle, mais comme part d’un mouvement commun, celui du « roman des Amériques », dont le langage se caractériserait par une liaison très tourmentée non seulement entre l’écriture et l’oralité, mais également, dans le cas des Antilles françaises, entre une langue française à déstructurer et une langue créole à structurer. On pourrait donc penser, corrigez-moi si je me trompe, que vous avez conçu votre travail littéraire comme une pratique de traduction particulière qui va au delà de l’acte de traduction impliqué dans tout acte d’écrire (c’est-à-dire la transposition, la mise en mot d’une idée, d’une intuition, d’une histoire) car elle naît d’un souci de créolisation, de mise en Relation des données multiples concourant à l’épanouissement identitaire.

Édouard Glissant: Oui, je suis d’accord.

Je me demandais si ce que vous dites dans ce texte a beaucoup changé depuis. Le discours antillais remonte à une certaine époque de votre production…

Édouard Glissant: Oui, ça a changé parce qu’il y a un côté bilatéral – oral-écrit – qui est dépassé par ce que je pense d’une poétique de la Relation. La poétique de la Relation n’est jamais bi-quelque chose, elle est toujours multiple-quelque chose. Et puis, depuis que j’ai écrit le Discours, l’oralité est entrée dans l’écriture beaucoup, et l’écriture est revenue dans l’oralité beaucoup. La situation a changé beaucoup et par conséquent, la Relation n’est plus aussi binaire. Il y a beaucoup d’autres éléments qui sont entrés en jeu depuis. Par exemple, les éléments de l’énergie du langage, liés à l’énergie du monde… Ce n’est pas que ce n’est plus vrai, c’est encore vrai mais ce n’est plus aussi systématique. Pourquoi ? Parce que l’oralité est, si je peux dire, tellement entrée dans l’écriture qu’elle n’a plus besoin de la pointer du doigt.

Et vous parlez en général ou par rapport au roman des Amériques, comme vous l’appeliez…

Édouard Glissant: En général.

Moi, quand je l’ai lu, ce passage m’a frappé parce qu’il m’a fait penser aux romantiques allemands. Vous savez, à l’époque du Romantisme, la traduction était très importante en Allemagne. Il y avait beaucoup de poètes qui traduisaient et parmi eux il y avait des poètes comme Goethe qui disaient vouloir en traduisant germaniser l’autre langue ou vice versa plier leur langue à la langue étrangère, vous voyez… et j’ai un peu retrouvé ça dans vos mots, là où vous dites que vous voulez déstructurer la langue française et structurer la langue créole…

Édouard Glissant: Ça a évolué depuis, on n’a plus besoin de ça. Les processus se sont tellement interpénétrés que ce n’est plus intéressant aujourd’hui de dire « je veux déstructurer la langue française ».

C’est ce qu’on disait au début de la… ” francophonie littéraire ”, disons pour faire bref bien que normalement j’évite d’employer ce terme incommode…

Édouard Glissant: Oui.

Luigia Pattano – Jacques Coursil à la Savane des Pétrifications – Martinique

 

Dans le Discours Antillais, vous établissiez en outre un parallèle très intéressant, à mon avis, entre les conditions socio-économiques et politiques d’un pays et les langues qui y sont parlées, les rapports entre les langues exemplifiant les premières, c’est-à-dire les conditions socio-économiques. En ce qui concerne les Antilles françaises, vous décriviez le créole comme une langue « en suspension » qui ne produit rien et ne saurait rien produire jusqu’à ce qu’elle soit assumée par sa collectivité. Si le créole paraît infécond et à risque de disparition au bénéfice de la langue officielle, celle-ci ne sert par contre qu’à consommer. Ce que je voudrais savoir de vous, c’est tout d’abord si vous estimez vos analyses de l’époque comme toujours actuelles et pertinentes, c’est-à-dire si d’après vous, quelque chose a changé depuis vos formulations. Édouard Glissant: Même réponse. Ce n’est plus pertinent parce que c’est devenu une vérité commune, c’est devenu un lieu commun. Et ce n’est plus pertinent parce qu’on s’aperçoit que dans le Tout-Monde, toutes les situations peuvent intervenir : des sociétés déstructurées avec l’expression très structurée, des sociétés très structurées avec une absence d’expression, etc. Partout dans le monde, ça se répercute de manière rhizomique et chaque fois différente et c’est pour ça que beaucoup d’idées qui étaient dans le Discours Antillais ou même dans Poétique de la Relation6) – qui étaient des idées opératoires, qui servaient à faire quelque chose, à avancer… – ne sont plus des idées de Tout-Monde, ou du Traité du Tout-Monde7), parce que justement la conception même du Tout-Monde a rendu ces idées-là… ces idées-là ont permis la conception du Tout-Monde, mais la conception du Tout-Monde a rendu ces idées-là, non pas inutiles, mais inutiles à exprimer.

Et donc par rapport, par exemple, à cette autre question que vous affrontiez dans Le Discours Antillais, la question de la lutte pour la survie, disons, de chaque langue particulière… Ce problème-là ne se pose-t-il non plus dans le Tout-Monde ?

Édouard Glissant: Non, c’est qu’une fois qu’on l’a posé comme problème, c’est fini. On n’a plus à le poser une seconde fois parce que… bon, par exemple le créole. S’il y a des créolistes qui se battent pour le créole et y réussissent, tant mieux. Mais si on a une idéologie de la lutte pour le créole, on arrête la progression du créole au lieu de l’aider, parce que le créole ne supporte pas l’idéologie. C’est pourquoi les créolistes sont très inconscients, parce qu’en voulant donner une idéologie pour la défense du créole, ils stoppent le créole.

Oui, on n’impose jamais une langue.

Édouard Glissant: Non.

Notes:

1) Édouard Glissant, Le Discours Antillais, Paris, Gallimard, 1997 (première édition: Paris, Seuil, 1981).

2) Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.

3) Paul Ricoeur, « Le paradigme de la traduction », in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.

4) Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger: culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

5) Édouard Glissant, Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993.

6) Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

7) Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997.

Bibliographie

Berman, A. (1984), L’épreuve de l’étranger: culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard.
Glissant, É. (1981), Le Discours Antillais, Paris, Seuil.
Glissant, É. (1996), Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard.
Glissant, É. (1990), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard.
Glissant, É. (1993), Tout-Monde, Paris, Gallimard.
Glissant, É. (1997), Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard.
Ricoeur, P. (2004), «Le paradigme de la traduction», in Sur la traduction, Paris, Bayard.

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