Mondes caribéens

Au seuil de la mort: le paradoxe d’une (re)naissance poétique, écologique et cosmique dans L’esclave vieil homme et le molosse.

* Cet article a été présenté à Louisiana State University, Baton Rouge,  lors de la Cinquième Conférence Annuelle du Département des Études Françaises de LSU.

           

                L’esclave vieil homme et le molosse  n’est pas un roman typique : d’emblée Patrick Chamoiseau nous annonce la mort prochaine, et certaine, du protagoniste principal. L’action se passe dans les îles-à-sucre, au temps de l’esclavage et elle se concentre sur le moment où un vieil homme, un esclave taciturne, ayant apparemment perdu goût à la vie, vivant en léthargie, subit une « décharge » plus forte que les autres (c’est-à-dire une vive secousse, semblable au réveil d’un dragon , 41) qui l’amène à maronner, à s’enfuir. Il s’en suit une course effrénée dans les bois, où le maître-Beké lance à ses trousses un molosse. Mais le récit relate paradoxalement son « réveil » une fois pourchassé dans les Grands-Bois, alors même qu’il est sur le point de mourir.  Au-delà des faits, Chamoiseau revendique une lignée toute particulière de rapport à la « Parole », née du terreau des « terres amères des sucres  (…)  en chants de langue créole, en jeux de langue française. » (17) Le dire est capital pour Chamoiseau et nous définirons, dans un premier temps, comment cette Parole, réveillée et réappropriée mêle les genres, et surtout dépasse le narratif pour frôler le poétique.  Or ce que permet cette quête d’un « verbe » résonnant est capital, et cette esthétique est loin d’être gratuite. C’est ce que nous verrons dans un deuxième temps car le verbe permet, à travers une fusion entre le vieil homme et le milieu naturel, de mettre l’accent sur « le pays d’ici » et octroie une portée écologique incontestable au roman. D’autre part, le verbe permet un autre rapport au temps, et c’est ce que nous explorerons dans une troisième partie, puisque le poétique ouvre une parenthèse vers un temps plus cosmique ramenant au « pays d’avant ».  La nature qui accueille les os du vieil homme est en effet avant tout un lieu de mémoire du passé colonial.

Dans un premier temps, je propose d’expliciter ce que j’appelle le poétique et de voir, à travers quelques-unes de ses manifestations, à quel point il est crucial pour le roman de Chamoiseau.  La quête d’un « verbe » adéquat correspond pour l’écrivain à une esthétique d’une parole re-vivifiante qui parcourt toute l’œuvre, telle qu’illustrée à travers la personne incarnant le mieux le verbe, celle du conteur : « Il (le Papa-conteur) se transformait en prenant la parole (grands yeux, corps épais et dos à belle équerre). Il aspirait la vie autour de lui pour sustenter son verbe.  Et de ce verbe, il éveillait la vie. » (47) Le verbe sous-tend donc l’entreprise de Chamoiseau, notamment lorsque la narration peine à rendre compte des réalités extérieures : surgit alors un texte poétique qui, se mêlant à la trame du récit, le complète pour mieux capter le dehors.  Quelles sont, dès lors, les particularités du poétique qui rendraient Chamoiseau plus à même non tant de décrire et de représenter mais de faire ressentir « le monde… tombé dans l’écriture » (pour utiliser une expression du poète Nicolas Pesquès)?

Tout texte poétique a d’abord et surtout une sensibilité aigüe à la matérialité des mots, à travers l’utilisation des sons, des rythmes, et d’autres éléments verbaux et textuels, si bien que cette « épaisseur des mots » (formule de Ponge) réfracte le sens littéral en une multitude d’échos, en des significations plurielles qui échappent aux fonctions principalement communicatives du langage habituel. La forme des mots, leur agencement et leurs relations internes deviennent donc centrales.  Un bel exemple de ce poétique est celui perçu dans l’effet rendu par les mots tout au long de la scène de course du vieil esclave au travers des bois, comme ici, au moment où le vieil homme est assailli par une lumière accablante lorsqu’il ôte le bandeau qui lui protégeait les yeux :

A la faveur de cette lumière qui défaisait ses équilibres, les fulgurances fuligineuses voulurent le submerger.  Elles paraissaient provenir de partout, sillons de terre, zinzole de parler, siwawa de peuples, grands bouquets de personnes…. Sensations d’étourdi. (84) [mes italiques]

Les allitérations en [f] ,[l], [p] et [s] recréent par les sons l’impression d’assaut, de déferlement de lumière, faisant naître d’autres images de « siwawa (« abondance » en créole). Ces « siwawa de peuples » sont rapprochées par les bruissements sonores des mots.  De plus, il est frappant que ce passage soit précédé d’une réflexion récurrente chez Chamoiseau concernant l’ineffable :

La lumière fut blessure. […] Le reste est impossible à décrire dans cette langue, que l’on m’amène des sons et des langages anciens, des vocaliques plurielles, des gerbes tonales et des liaisons effervescentes, je mène chantier aux genèses nouvelles. (83)

Un autre trait du poétique est en effet la conscience d’une résistance du langage, d’un langage qui fait défaut pour exprimer les choses qui seraient « hors-parole » (87).  Le poète questionne tant la langue qu’il remet toujours en question l’équation chose/ mot.  Chamoiseau a vivement conscience de l’écart entre le langage et le référent, ce qui explique souvent l’insertion du silence et la prédilection pour le « monde muet », comme l’appelle Ponge.

Le silence caractérise en effet le personnage de l’esclave vieil homme, présenté comme fort peut bavard et en retrait de sa communauté au début du roman.  Or ce mutisme le relie aux éléments, alors même qu’elle le détache des humains :

Lié à l’Habitation comme l’air et comme la terre et comme le sucre, plus ancien que le plus ancien des arbres anciens, et sans âge envisageable, celui-ci s’est de tout temps inscrit dans ces absences qui animent les muscles.  Exact geste servile.  Demeure inaltérable.  Sans parole, sans promesse. (25)

Matériellement, le silence se traduit par le blanc de la page, par l’espacement, mais aussi par le fragment, comme l’illustre l’orchestration de l’œuvre.  Chamoiseau découpe ainsi son texte en sous-parties (en « cadences ») liées aux éléments qui rythment le récit et permettent le renversement de perspective entre l’esclave vieil homme et le maître, entre le narrateur et les personnages.  Cet éclatement est d’ailleurs multiplié par l’insertion d’un « entre-dire » d’Edouard Glissant qui ouvre le texte et le rend polyphonique.

Ma deuxième partie tâchera donc de répondre aux questions suivantes : Quelles peuvent dès lors être les répercussions de ce poétique pour l’expression de l’environnement ? Quelle appréhension du monde permet-il et comment peut s’y opérer un rapprochement entre l’humain et le non-humain que le narratif ne peut faire apparaître qu’en sourdine ?

Pour commencer, soulignons qu’à l’inverse du début du récit où la nature était reléguée à l’arrière-plan lorsque l’esclave était dans l’Habitation, Chamoiseau semble, par la suite, faire de la nature une actrice, un véritable personnage qui accueille le vieil homme dès qu’il quitte l’Habitation.  La nature est cadre de son errance tout autant que partie prenante au succès de sa fuite.  Elle y est personnalisée et active et les sens du vieil homme sont aux aguets, à l’affût des Grands-Bois et du chien à ses trousses.  Le contact est intime entre les bois et le vieil homme et ce dernier se mêle aux environs, s’y réfugie, s’y fond: « Il eut l’impression d’être une ombre, puis un souffle, puis un feu, puis une chair opaque qui lui restitua- brutale- la horde des sensations du monde » (63).  Ainsi un « éveil » des sens a-t-il lieu telle une « ruée », un « appel de la vie » (73) que tous ses organes reconnaissent.

L’idée d’une rencontre ensorcelante avec les lieux est également omniprésente et reprise à deux niveaux: le contact a lieu dans la nature, et est ensuite esquissé par l’écriture. De tous les sens, le regard occupe un rôle particulier.  Ainsi quelques pages (74-77) sont-elles scandées des visions du vieil homme par la répétition du syntagme « il voit », complété à maintes reprises d’objets différents jusqu’à ce que le verbe « voir » se fasse pronominal : « Il se voit dans les pécailles d’étoiles fracassées jusqu’à fondre en une lueur ténue. » Le passage au réflexif esquisse une transformation colossale dans le mouvement suivant du roman (5. Solaire) où le « il » de l’esclave cède la place au « je ».  Et là encore c’est la vue qui permet la transition, au sein d’une même phrase : « Les choses autour de lui étaient informes, mouvantes, comme exposées derrière une eau très claire, j’écarquillai les yeux pour mieux voir, et le monde naquit sans un voile de pudeur.  Un total végétal d’un serein impérieux. Je. » (89).  Le regard donne de plus son épaisseur au lieu comme le souligne l’entre-deux de Glissant, « J’ai vu ses yeux, j’ai vu ses yeux égarés chercher l’espace du monde » (16). Et l’homme épiant, regardant, rend vie au monde comme le monde lui rend vie, le sortant ainsi de l’oubli.

J’aimerais maintenant esquisser quelques pistes de réflexions sur le rapport à l’histoire et au temps que suggère le roman car « l’espace du monde » a nécessairement pour Chamoiseau une dimension temporelle. Comme nous l’avons vu, la mort du vieil homme est précédée d’une renaissance, par le biais de la nature qui rend possible un dépassement du présent pour un temps plus cosmique: « La terre me conféra un sentiment de puissance bien au-delà de la vie et de la mort.  Et la terre m’initiât aux invariances dont je percevais l’auguste pérennité ». (91)

Cette dimension est d’autant plus prégnante que les Grands-Bois sont avant tout un lieu de mémoire (105) où la Pierre amérindienne et les os du vieil homme s’unissent. Or, l’emplacement de la pierre est aussi un lieu de rencontre, voire de symbiose: une rencontre, choquante mais fondamentale, s’y opère  avec « l’entour » (65) ainsi qu’avec les animaux dont le molosse est l’exemple le plus frappant.  Là encore, c’est à travers le regard et le toucher (l’animal finit par lécher l’esclave) que l’échange a lieu puisqu’un face-à-face visuel se produit à plusieurs reprises entre la bête et le vieil homme.  Les notions de « visage » et d’altérité de Lévinas pourraient d’ailleurs, comme le suggère John Llewelyn, être transposées aux rencontres avec le non-humain car effectivement, le face-à-face avec le milieu comme avec le molosse permet au vieil homme de lui  « dévoil[er] l’ignoré de lui-même ». Chamoiseau établit d’ailleurs un parallélisme entre les deux êtres dès le titre puis lorsqu’il révèle leur expérience commune de la calle des bateaux négriers. L’échange de regard entre le molosse et le vieil homme est, de plus, comme le rappelle Jean-Philippe Bailly dans Le versant animal, une invitation à expérimenter un monde de « l’ouvert », à penser avec le corps et à ressentir « [u]n autre monde. Un autre réel ». (59)

Avoir ce type d’ accès au monde est primordial pour Chamoiseau, comme il l’explique dans Ecrire en pays dominé. Les échos entre les deux œuvres sont nombreux, tel l’appel à « exister à la manière totale d’un vent qui souffle, et qui mêle terre, arbre, ciel, senteurs et toutes qualités » (225) mais le plus révélateur dans une optique écologique est sans doute celui de devenir « un simple étant du monde » (159), de se fondre dans la « totalité-pays ». Rappelant « l’esthétique du divers» de Segalen (231), Chamoiseau évoque un idéal de « diversité constitutive » (228) en prônant l’approche des Lieux de Glissant (227) où le lieu s’oppose au territoire conquérant et « est ouvert et vit de cet ouvert », comme un écosystème.  L’idéal de la Poétique de la Relation s’y retrouve aussi, tout comme celle du « côtoiement » (16) entre existants de Bailly : au lieu d’un accès au monde cartésien, scindé entre pensée et sensations, humain et non-humain, colon et colonisé, le texte de Chamoiseau propose de faire fi des relations de pouvoir qu’impliquent toute série binaire pour leur préférer un accès à un « monde uni », par ce que Bailly nomme « la nappe phréatique du sensible ».

Car le moment de fusion entre l’esclave vieil homme et le milieu naturel cède la place à un temps plus large, plus flou que le temps de l’intrigue enclenché par le début du récit.  C’est en effet une autre caractéristique du poétique que de permettre un autre rapport au temps puisque le moment poétique ouvre une parenthèse, célèbre un événement à la manière, comme le remarque Paul Valéry, de la danse, célébrée pour elle-même, tandis que le récit s’apparenterait à la marche, subordonné à un but, une destination. Comme le remarque Bernard Noël, « [l]e poème n’est pas définitif.  C’est la différence avec autrefois. Quand il y a du récit, il y a du trajet définitif.  Mais la fragmentation du poème chasse cette linéarité, ce fléchage temporel.  Nous revoilà dans l’interminable, qui peut aussi s’écrire, l’infini, et il invite chaque lecteur à défaire et à refaire » (34). Le poétique est donc la source d’un éternel recommencement. Il propose un rapport cyclique au temps.  Il en résulte un jaillissement de sens multiples, mais permet aussi de nous confronter à l’ « Innommable », également incarné par la figure du Molosse.

Cependant l’innommable est aussi, et surtout, le passé colonial, un vécu que le molosse et le vieil homme, bien que positionnés comme ennemis par le maître-Béké, partagent tous deux (« Lui aussi avait éprouvé ce gouffre du voyage en vaisseau négrier. … A l’instar de tous ceux qui s’en venaient aux îles, le molosse avait subi le roulis continuel de la mer, les échos insondables, son avalement du temps, sa déconstruction irrémédiable des espaces intimes, la lente dérade des mémoires qu’elle engendrait. » (33)) Or ce sont les Grands-Bois et non l’espace de l’habitation qui permettent de rendre compte des différentes couches de temps (« L’Habitation est petite, mais chaque maille de ses mémoires se perd dans les cendres du temps. » (20)). Par contraste, la nature se fait elle réceptacle de l’histoire.  L’arrivée des colons a aussi marquée la nature : « Depuis l’arrivée des colons, cette île s’est muée en un magma de terre de feu et d’eau et de vents agités par la soif des épices »  (21).  Elle en garde donc les cicatrices, certes, mais aussi l’énergie et les forces des «  traces des nègres fugueurs » réfugiés dans les Grands-Bois.

Mais là encore, c’est la parole qui permet de redonner vie à deux objets qui pourraient sinon rester inertes : il en va ainsi de la pierre amérindienne que découvre le vieil homme juste avant de mourir et qui le place dans la lignée « des temps d’avant –temps, les temps premiers, les temps perdus – un long fil de paroles qui s’efforçait de combler l’univers. » (129) Cette pierre permet un contact physique, charnel, avec « un chaos de millions d’âmes » ancestrales qui chantent (« Elles content, chantent, rient »(130)) tandis que les os du vieil homme invitent le narrateur  à reprendre le flambeau de cette parole, et nous en rend, nous lecteurs, responsables.

Ainsi, nous avons pu constater que le poétique se prête particulièrement à rendre compte de l’environnement sans être toutefois exclusif puisque le mélange des genres peut s’avérer salutaire : le mariage du narratif et du poétique réussit particulièrement chez Chamoiseau et nous lui sommes gré d’avoir mené à bien son obsession « d’écrire » avec « [u]n langage sans haut ni bas, total en son vouloir, ouvert en son principe »[1]. Car c’est précisément en proposant des collisions de mots comme autant de vibrations de la nature, en nous faisant frôler l’inconnu et la part de mystère qu’elle contient que les projets de Chamoiseau nous font sortir de nous pour nous rendre sensibles à « l’ouvert », côtoyer le non-humain et être confrontés à « nos histoire mêlées, nos mémoires emmêlées » dont témoigne la nature . Il s’en dégage une proximité nouvelle à l’environnement, mais aussi, au vu de notre interdépendance et de sa vulnérabilité, une responsabilité qui nous incombe de respecter ce nouvel autrui, garant d’une histoire commune qui rendrait finalement sinon utile, du moins provoquant, alarmant, « l’inutile infinitude du poème » (Pesquès) capable de défier la mort.

 

[1] «J’étais victime d’une obsession, la plus éprouvante et la plus familière, dont l’unique sortie s’effectue par l’Ecrire.  Ecrire.  Je sus ainsi qu’un jour j’écrirais une histoire, cette histoire, pétrie des grands silences de nos histoires mêlées, nos mémoires emmêlées. Celle d’un vieil homme esclave en course dans les Grands-bois ; pas vers la liberté : vers l’immense témoignage des ses os.  L’infinie renaissance de ses os dans une genèse nouvelle.  J’essaierai de modeler mon vieux-bougre dans un langage de conte et de souffle de course.  Un langage qui dirait sa parole en le signalant muet.  Un langage qui mélangerait le silence de sa langue aux frappes dominatrices qui écrasaient son dire.  Un langage sans haut ni bas, total en son vouloir, ouvert en son principe.  Mon vieux bonhomme esclave partirait racorni et compact ; s’ouvrirait comme grand vent.  O je n’aurais pas dû.» (145)

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Ouvrages Cités:

Bailly, Jean Christophe. Le Versant animal. Le rayon des curiosités. Paris: Bayard, 2007.

Chamoiseau, Patrick.  Ecrire en pays dominé. Paris: Gallimard, 1997.

Chamoiseau, Patrick.  L’Esclave vieil homme et le molosse. Paris: Gallimard, 1999.

Glissant, Edouard.  Poétique de la Relation.  Paris: Gallimard, 1990.

Noël, Bernard.  L’Espace du poème: entretiens avec Dominique Sampiero. Paris: P.O.L, 1998.

Levinas, Emmanuel.  Altérité et transcendance.  Saint-Clément-La-Rivière: Fata Morgana, 1995.

Llewelyn, John. The Middle voice of ecological conscience: a chiasmic reading of responsibility in the neighbourhood of Levinas, Heidegger and others. New York: St. Martin’s Press, 1991

Pesquès, Nicolas. La Face nord de Juliau, deux. Collection Ryôan-ji. Marseille: A. Dimanche, 1997.

Valéry, Paul. Propos Sur La Poésie. Paris: Saint-Félicien-en-Vivarais, 1930.

Segalen, Victor. Essai sur l’exotisme : une esthétique du divers (notes). Montpellier: Fata Morgana, 1978.