Mondes caribéens

Témoignage : Aimé Césaire et le questionnaire de Proust

En 2003, j’écrivis une longue lettre à Aimé Césaire en lui proposant de bien vouloir se soumettre au questionnaire de Proust. Les semaines se suivirent – Aucune réponse. J’en pris mon parti et me dis, dépité, que mon projet n’éveillait aucun écho ni intérêt auprès du grand poète.

Interrogeant, néanmoins, sa fidèle dame de compagnie Joëlle Jules-Rosette – à ma grande stupéfaction – celle-ci me révéla les abîmes de perplexité dans lesquels fut plongé le poète à la suite de ma proposition – profond embarras, doutes, inquiétude  et même… angoisse, peur, clairement exprimées sur papier. Joëlle Jules-Rosette me révéla qu’Aimé Césaire revenait sans cesse, méditatif, sur mon papier, partant même, pour sa promenade quotidienne  avec son fidèle chauffeur, le questionnaire de Proust sur les genoux.

N’imaginant pas tant d’embarras, cette situation me rendit confus et coupable.

Je m’apprêtai à m’excuser de cette initiative que je jugeai inopportune quand je reçus de la main d’Aimé Césaire, une lettre aussi rassurante que touchante qui me délivra de mes scrupules.

Ma première surprise fut qu’Aimé Césaire ignorait tout de ce questionnaire à propos duquel il me questionna sur ses origines, ses sources, ses intentions et le rôle joué par Marcel Proust.

En fait, le poète dont on connaît la profondeur d’esprit et l’étroit souci dans l’analyse introspective, fut effaré devant l’étendue de la réflexion qu’appelaient les questions posées. Évoquant ma démarche, il fit part, à ce propos, de son trouble et de sa perplexité lors de l’entretien qu’il eut avec Françoise Vergès[1] :

F.V. : Nous avons beaucoup évoqué vos activités politiques, mais vous vous êtes toujours et d’abord présenté comme poète. Comment aves-vous fait cohabiter ces deux activités ?

A.C. : je ne sais pas comment j’ai fait pour lier ces deux activités. Je m’étonne moi-même. On ne peut pas dire que j’ai réussi. Récemment on m’a envoyé le questionnaire de Proust en me demandant d’y répondre. Quelles questions ! Il faudrait un livre, ou, ce qui revient au même, une vie pour y répondre. Qu’est-ce que je pense des hommes ? qu’est-ce que je pense des femmes ? qu’est-ce que je pense de moi-même et de mon caractère, etc. ? À vrai dire, je ne sais que répondre. C’est dans mes poèmes, les plus obscurs sans doute, que je me découvre et me retrouve… Et qui peut le découvrir sinon vous qui me lisez, me relisez, me faisant l’honneur de me traquer, si j’ose dire, depuis des années ? C’est dans ma poésie que se trouvent mes réponses. La poésie m’intéresse, et je me relis et j’y tiens. C’est là que je suis. La poésie révèle l’homme à lui-même. Ce qui est au plus profond de moi-même se trouve certainement dans ma poésie. Parce que ce « moi-même », je ne le connais pas. C’est le poème qui me le révèle et même l’image poétique.

 

Dans la lettre qu’il m’adressa, Aimé Césaire m’invita à puiser moi-même dans son œuvre la réponse au questionnaire proustien. Ce que je fis après une relecture longue et minutieuse  de tous ses écrits et discours.

Le choix que je proposai au poète fut, pour chaque question, multiple : extraits de ses écrits divers,  discours, entretiens et surtout de ses poèmes. Aimé Césaire fit son choix dans la panoplie de mes propositions, en supprima beaucoup et  me retourna le document en y ajoutant des notes personnelles.

Mais qu’est donc le Questionnaire de Proust ?

Il s’agit d’un célèbre questionnaire de personnalité dérivé de la devise de Socrate : Connais-toi toi-même (gnothi seauton), questionnaire-jeu qui connut une vogue étourdissante à la belle Époque et continue encore à être soumis aux beaux esprits. Il est même devenu un jeu de société. Marcel Proust répondit de bonne grâce à son questionnaire et la plupart des grands esprits de notre temps se plièrent au jeu de cette exigeante introspection.

Ce questionnaire dérive d’un jeu anglais datant de 1860, intitulé Confessions que Proust découvrit auprès de son amie Antoinette, fille de Félix Faure, futur président de la République.

Le manuscrit original de Proust répondant à ces questions fut découvert en 1923. Il fut rédigé en 1824, à l’époque où le jeune écrivain effectuait son volontariat au 76ème régiment d’infanterie, à Orléans, manuscrit intitulé Marcel Proust, par lui-même.

Voici les 31  questions du document anglais, Confessions :

1 – Le principal trait de mon caractère

2 – La qualité que je désire chez un homme

3 – La qualité que je désire chez une femme

4 – Ce que j’apprécie le plus chez mes amis

5 – Mon principal défaut

6 – Mon occupation préférée

7 – Mon rêve de bonheur

8 – Quel serait mon plus grand malheur

9 – Ce que je voudrais être

10 – Le pays où je désirerais vivre

11 – La couleur que je préfère

12 – La fleur que j’aime

13 – L’oiseau que je préfère

14 – Mes auteurs favoris en prose

15 – Mes poètes préférés

16 – Mes héros préférés dans la fiction

17 – Mes héroïnes préférées dans la fiction

18 – Mes compositeurs préférés

19 – Mes peintres favoris

20 – Mes héros dans la vie réelle

21 – Mes héroïnes dans l’Histoire

22 – Mes noms favoris

23 – Ce que je déteste par-dessus tout

24 – Caractères historiques que je méprise le plus

25 – Le fait militaire que j’admire le plus

26 – La réforme que j’estime le plus

27 – Le don de la nature que je voudrais avoir

28 – Comment j’aimerais mourir

29 – L’état présent de mon esprit

30 – Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence

31 – Ma devise

 

Voici les questions et réponses de Marcel Proust :

1 – Ma vertu préférée :

Le besoin d’être aimé et pour préciser, le besoin d’être caressé et gâté bien plus que le besoin d’être admiré.

2La qualité que je préfère chez un homme :

Des charmes féminins.

3 La qualité que je préfère chez une femme :

Des vertus d’homme et la franchise dans la camaraderie.

4   Ce que j’apprécie le plus chez mes amis :

D’être tendre pour moi, si leur personne est assez exquise pour donner un grand prix à leur tendresse.

5 Mon principal défaut :

Ne pas savoir, ne pas pouvoir « vouloir ».

6 Mon occupation préférée :

Aimer.

7 Mon rêve de bonheur.

J’ai peur qu’il ne soit pas assez élevé, je n’ose pas le dire, j’ai peur de le détruire en le disant.

8 Quel serait mon plus grand malheur ?

Ne pas avoir connu ma mère ni ma grand-mère.

9 Ce que je voudrais être :

Moi, comme les gens que j’admire me voudraient.

10  Le pays où je désirerais vivre :

Celui où certaines choses que je voudrais se réaliseraient comme par un enchantement et où les tendresses seraient toujours partagées.

11 La couleur que je préfère :

La beauté n’est pas dans les couleurs, mais dans leur harmonie

12 La fleur que j’aime :

La sienne – et après, toutes.

13 L’oiseau que je préfère :

L’hirondelle.

14 Mes auteurs favoris, en prose :

Aujourd’hui, Anatole France et Pierre Loti.

15 Mes poètes préférés :

Baudelaire et Alfred de Vigny.

16 Mes héros dans la fiction :

Hamlet.

17 Mes héroïnes favorites dans la fiction :

Bérénice.

18 Mes compositeurs préférés :

Beethoven Wagner, Schumann.

19 – Mes peintres favoris :

Léonard de Vinci, Rembrandt.

20 Mes héros dans la vie réelle :

M. Darlu, M. Boutroux.

21 Mes héroïnes dans l’histoire :

Cléopâtre.

22 Mes noms favoris :

Je n’en ai qu’un à la fois.

23 Ce que je déteste par-dessus tout :

Ce qu’il y a de mal en moi.

24 Personnages historiques que je méprise le plus :

Je ne suis pas assez instruit.

25 Le fait militaire que j’admire le plus :

Mon volontariat.

26 La réforme que j’admire le plus :

         (sans réponse)

27 Le don de la nature que je voudrais avoir :

La volonté et ses séductions.

28 Comment j’aimerais mourir :

Meilleur – et aimé.

29 État d’esprit actuel :

L’ennui d’avoir pensé à moi pour répondre à toutes ces questions.

30 Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence :

Celles que je comprends.

31 Ma devise :

J’aurais trop peur qu’elle ne me porte malheur.

 

Réponses d’Aimé Césaire au questionnaire de Marcel Proust : 

Telles furent les questions et les réponses d’Aimé Césaire aux textes et poèmes que je  soumis à son choix et à son attention : 

1 – Le principal trait de mon caractère

Je suis volontariste… Je ne subis pas mon destin. C’est l’Homme qui fait l’Histoire. Mon destin, je le change en Histoire. Je me forge un chemin dans la boue de l’histoire. Il y a chez moi un côté extrêmement violent, extrêmement déchaîné. Il y a chez moi un côté volcan. je suis péléen.(1)

… Je crois à la priorité du vouloir. Le salut viendra de nous-mêmes(2)

Moi qui Krakatoa…

je me lèverai un cri et si violent

que tout entier j’éclabousserai le ciel

et par mes branches déchiquetées

et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel

je commanderai aux îles d’exister

                                    (Corps perdu)

Je suis fidèle. Dans mon esprit, il n’y a pas de place pour le reniement. Où que je sois, je suis toujours accroché à mon rocher (3)… je crois être bon… je n’ai jamais eu de haine ni de vindicte (4)

 

2 – La qualité que je désire chez un homme

La bonté. Je ne veux de mal à personne. J’ai toutes les peines du monde à imaginer un être méchant et cruel. Un tel être me révolte profondément.

L’amitié : c’est une des rares choses qui valent la peine d’être vécues (1)

 

3 – La qualité que je désire chez une femme

La bonté, l’amour, la fidélité : la femme dans sa lumière et sa glorieuse fécondité.

… et toi veuille astre dans ton lumineux fondement tirer lémurien du sperme insondable de l’homme la forme non osée que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai (Cahier d’un retour au pays natal)

 

… dors doucement au tronc méticuleux de mon étreinte / ma femme / ma citadelle

(Chevelure, Soleil cou coupé)

Un morceau de lumière qui descend la source d’un regard

                        l’ombre jumelle du cil et de l’arc-en-ciel sur le visage…

                        femme / tu es un dragon dont la belle couleur s’éparpille et s’assombrit jusqu’à  former l’inévitable teneur des choses

(La Femme et la Flamme, Soleil cou coupé)

 

4 – Ce que j’apprécie le plus chez mes amis

La fidélité, l’amitié, en leurs manifestations simples. Je veux être un simple mortel, accueilli en tant qu’homme, avec le droit de dire des bêtises, de me tromper, avec le sentiment que je ne suis pas un obstacle, avec le sentiment d’être de plain-pied avec mes amis, avec les gens (1)

 

5 – Mon principal défaut

Je suis timide, très timide. Je suis bien avec mes amis mais la seule idée d’aller dans le monde avec des gens que je ne connais pas, c’est épouvantable pour moi.

Je suis orgueilleux. Je ne me crois pas vaniteux. Je n’aime pas le cursus honorum. Je suis orgueilleux, c’est pour cela que je n’ai jamais pu tolérer l’humiliation. Les choses qui m’ont humilié – je ne pardonne jamais ! Il m’arrive la nuit d’être éveillé par le souvenir d’une humiliation que j’ai subie il y a trente ans et peut-être la personne qui m’a humilié ne le sait même pas. La blessure ne se referme pas.

J’ai horreur du paternalisme : les gens qui me tapent dans le dos, j’ai ça en horreur. Je n’ai pas un caractère facile. Je suis l’homme des contradictions : j’allie orgueil et modestie. Je me sens très sauvage, je me sens très nègre marron. J’ai horreur de la suggestion, de la contrainte. J’ai horreur de me conformer. Je supporte ça très mal. J’encaisse, j’accepte, je subis, je me domine. Je me dis : be cool, baby, be cool ! – brusquement le volcan se réveille et explose… toute ma vie ç’a a été comme ça : les impulsions extrêmement brusques et les gens superficiels pensent que c’est inattendu. C’est peut-être les réactions de mon peuple : s’en aller, foutre le camp… Et puis zut ! c’est fini… !(1)

 

6 – Mon occupation préférée

La lecture, mon contact avec les livres. Quand j’étais enfant, je lisais tout ce qui me tombait sous la main (1)

 

7 – Mon rêve de bonheur

Être  toujours en fraternité totale, en fraternité charnelle avec mon Île

Le Rebelle : je démêle avec mes mains mes pensées qui sont des lianes sans contractures, et je salue ma fraternité totale

les fleuves enfoncent dans ma chair leur museau de sagouin

des forêts poussent aux mangles de mes muscles

les vagues de mon sang chantent aux cayes

je ferme les yeux

toutes mes richesses sous mes mains

tous mes marécages

tous mes volcans

mes rivières pendent à mon cou comme des serpents et des chaînes précieuses…

(Et les chiens se taisaient)

Mon rêve de bonheur ? Vivre dans un monde de justice et de fraternité. Oui, c’est bien ce qu’il nous faut au sortir de notre enfer : une société de liberté vraie, de justice vraie, de fraternité vraie où dans la jubilation des cieux profonds et de son cœur insondable, l’homme enfin conquis à lui-même salue le grand dégel de la promesse et de la joie … (5)

Mon rêve de bonheur ?  L’Universel. L’Homme universel qui transcende les différences, un monde poétique. J’aime cette pensée de Hegel : « Le principe de la particularité, précisément par le fait de se développer pour soi jusqu’à la totalité, passe dans l’universel. » Vous avez bien entendu : c’est le voyage jusqu’au bout de soi qui nous fait découvrir l’ailleurs, le tout.(6)

 

8 – Quel serait mon plus grand malheur

– ne plus avoir       la force de regarder demain

– être   un souvenir qui n’atteint pas le seuil

           et erre dans les limbes où le reflet d’absinthe

            quand le cœur de la nuit souffle par ses évents

             bouge l’étoile tombée où nous nous contemplons  (Le griffon, Soleil cou coupé)

9 – Ce que je voudrais être

Que voudrais-je être ? Mon Dieu ! j’ai la vocation panthéiste. Je voudrais être Tout (1)

Je veux être le parakimomène[2] de la Martinique, celui qui la protège et la défend corps et âme.

 

10 – Le pays où je désirerais vivre

Je vis mon désir : j’aime vivre à la Martinique.

ma terre où tout est libre et fraternel… ma terre

(Cahier d’un retour au pays natal)

                       

11 – La couleur que je préfère

Les couleurs :  vert comme l’arbre, rouge comme le feu du volcan.

Ce sont les couleurs du balisier, la fleur que j’aime le plus, ma fleur emblématique :

Ça et là un dépoitraillement jusqu’au sang

                        D’impassibles balisiers

                                                (Espace-rapace, Comme un malentendu de salut)

Ce sont aussi les couleurs emblématiques de l’Afrique :

Vertes et rouges, je vous salue

                        bannières, gorges du vent ancien,

                        Mali, Guinée, Ghana

(Pour saluer le Tiers-Monde, Ferrements)

 

12 – La fleur que j’aime

Madinina, mon Île-fleur

 

13 – L’oiseau que je préfère

Mes oiseaux : la colombe et le colibri

                        … monte, Colombe / monte / monte / monte…

(Cahier d’un retour au pays natal)

… je me souviens des soirs, le crépuscule était un colibri bleu-vert jouissant dans l’hibiscus rouge… (Et les chiens se taisaient)

    … que les quelques gouttes de rosée qui rendent plus émouvante d’avoir traversé l’orage, l’aigrette du colibri… (Une saison au Congo)

 

14 – Mes auteurs favoris en prose

Les classiques grecs : Sophocle, Eschyle. Les philosophes : Nietzsche (avec notamment, La naissance de la tragédie), Hegel, Heidegger. Les écrivains noirs américains du groupe Harlem Renaissance… En 1938-39, Senghor et moi, nous fréquentions Langston Hughes, Country Cullen, Claude MacKay dont le roman Banjo avait paru dès 1936. Ils faisaient partie de nos bagages personnels… Important le texte écrit par Frobenius, l’homme qui a écrit l’Histoire des civilisations africaines (7)

Miguel Angel Asturias :

Miguel Angel immergea sa peau d’homme

                                    et revêtit sa peau de dauphin

                        Miguel Angel dévêtit sa peau de dauphin

                                    et se changea en arc-en-ciel

                        Miguel Angel rejetant sa peau d’eau bleue

                                    revêtit sa peau de volcan

                        et s’installa montagne toujours verte

                                    à l’horizon de tous les hommes

                                                            (Quand Miguel Angel Asturias disparut)

Lafcadio Hearn

Ô questionneur étrange

                                    je te tends ma cruche comparse

                                                le noir verbe mémorant

                                                            Moi moi moi

                        car de toi je connus que la patience fut faite

                        de la cabine de commandement d’un corsaire démâté

                        par l’orage et léché d’orchidées

(Ferrements)

 

15 – Mes poètes préférés

Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Tête d’Or de Claudel. J’ai beaucoup aimé La Divine Comédie de Dante.

Mes amis poètes. Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas :

 Si Damas est poète authentique, il l’est d’abord par la lucidité… Que Damas, par-delà la tombe, se rassure : lui aussi, il a droit de survivre à la mort comme ceux qui ont beaucoup aimé, beaucoup souffert, beaucoup lutté… ceux dont les souffrances, les luttes et l’espérance rejoignent les souffrances, les luttes et l’espérance de leurs frères, de leur peuple (8)

René Char. René Depestre :

Depestre / bombaïa  bombala / crois-m’en comme jadis bats-nous le bon tam-tam / éclaboussant leur nuit rance / d’un rut sommaire / d’astres moudangs.

                                                            (Le verbe marronner, Noria)

Paul Éluard :

Éluard

                        pour conserver ton corps

                        grimpeur de nul rituel

                        sur le jade de tes propres mots que l’on t’étende simple

                        conjuré par la chaleur de la vie triomphante

                        selon la bouche operculée de ton silence

                        et l’amnistie haute des coquillages

(Tombeau de Paul Éluard, Ferrements)

 

 

16 – Mes héros préférés dans la fiction

Les héros mythiques : Orphée, Prométhée le voleur de feu, le Rebelle. Le mythe de Gaïa, la Terre, les mythes d’Isis et Osiris, les mythes africains Bambara et Dogon.

Christophe devient une sorte d’Atlas porteur du monde… Lumumba… est un Prométhée, porteur de feu… une sorte de Christ souffrant… C’est ça le mythe, un dépassement de l’anecdote historique pour arriver à une volonté plus large, à une volonté universelle et compréhensible par tous les hommes (3)

 

17 – Mes héroïnes préférées dans la fiction

La Femme, au sens archétypal.

La Femme est moins soumise à la tyrannie de la logique parce qu’elle est plus fidèle au cosmos, qu’elle a moins de méthode parce qu’elle a plus de nostalgie ; que la Femme (mémoire de l’espèce) a conservé, intact, le souvenir des merveilleux saisissements qui ont marqué les premières expériences de l’humanité, du temps que le soleil était jeune et que la terre était molle, et qu’à tout prendre, ce qu’on appelle “l’idéalisme de la femme” n’est que la volonté de rendre à la pensée sa force démentielle, bien sûr, sa force aberrante, je le concède, mais aussi sa force de propulsion, de création et de renouvellement (5)

 

18 – Mes compositeurs préférés

Non, je n’écoute pas la musique. C’est une grosse lacune, je l’avoue humblement. Peut-être écouter un peu de jazz, la musique noire américaine (1) Le jazz, c’est la musique surgie de la douleur d’un peuple réduit en esclavage (4)

 

19 – Mes peintres favoris

Mon grand ami, Wifredo Lam

Alors vint un homme qui jetait comme cauris

ses couleurs

et faisait revivre la flamme des palimpsestes

alors vint un homme dont la défense lisse était un masque goli

et le verbe un poignard acéré

alors vint un homme qui se levait contre la nuit du temps…

… je veux dire un homme rabordaille…

                                                            (Rabordaille, Wifredo Lam, Moi, Laminaire…)

Wifredo Lam, le premier aux Antilles, a su saluer la liberté…

Wifredo Lam ne regarde pas, il sent. Il sent le long de son corps maigres et de ses branches vibrantes, passer, riche de défis, la grande sève tropicale. Nourri de sel marin, de soleil, de pluie, de lunes merveilleuses et sinistres, Wifredo Lam est celui qui rappelle le monde moderne à la terreur et à la ferveur premières (9).

René Louise, dont j’aime beaucoup l’éclat d’or de son œuvre, peintre martiniquais, diplômé des Beaux-Arts de Paris, membre fondateur du groupe Fwomagé,  créations acryliques sur métal, notamment Éboulis et Moi, laminaire…

 

20 – Mes héros dans la vie réelle

Toussaint-Louverture : en me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines parce qu’elles sont profondes et nombreuses (10)

c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche…

                        … la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ?

(Cahier d’un retour au pays natal)

Louis Delgrès :

… Louis Delgrès je te nomme…

                        …je te clame à tout vent futur toi buccinateur d’une lointaine vendange

                                                            (Mémorial de Louis, Delgrès, Ferrements)

Nelson Mandela, Martin Luther King.

Victor Schœlcher : Un de ces grands honnêtes hommes que l’on rencontre de loin en loin dans les allées de l’Histoire. Un homme de culture, de probité scrupuleuse, de courage tranquille, qui eut une sorte de génie : celui de la conscience morale. Précisons sa singularité : que, rationaliste égaré parmi les romantiques, cet homme fut le plus efficace, le seul absolu, le seul conséquent des abolitionnistes (11)

Il a apporté aux Noirs des Antilles la liberté politique. S’il n’a pu la compléter par leur accès à la propriété et à la sécurité économique, du moins a-t-il créé une contradiction saisissante qui ne peut ne pas faire éclater le vieil ordre des choses : celle qui fait du moderne colonisé à la fois un citoyen total et un prolétaire intégral

Désormais sur les bords de la mer Caraïbe aussi, le moteur de l’Histoire ronfle (12)

 

21 – Mes héroïnes dans l’Histoire

Je les trouve dans ma propre histoire :

Ma grand-mère… naturellement reine, petite, noire, pétillante d’intelligence, malicieuse. Elle était toujours le chef de quelque chose, Maman Nini, un rayonnement prodigieux. J’ai rencontré, en Casamance, la reine Sebeth. Malraux qui l’a vue, a dit d’elle : « C’est une reine, et ce n’est pas la moindre reine de toutes les reines. » Ma grand’mère Nini ressemblait à la reine Sebeth (1)

Ma mère, Éléonore, fondatrice de la dynastie, morte à 92 ans

… grande ombre tendre

                        hagarde  d’un dernier et tutélaire regard

                                                            (Tutélaire)

 

22 – Mes noms favoris

J’aime beaucoup les noms de lieux, les noms de pays, ce qu’on appelle savamment la toponymie. Tous ces noms ont une histoire, racontent notre histoire. J’aime leur parfum.

Le Macouba, l’Ajoupa, le Maniba, ce sont les Caraïbes. Balata, Ajoupa, Génipa, ce sont des végétaux – bassin Zombi, au Diamant, Fond Zombi, Trou au Diable, Fond d’Enfer, Fond Saint Jacques…

  

23 – Ce que je déteste par-dessus tout

Je déteste l’injustice, l’imbécillité de l’âme.

                        Je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance…

                                                            (Cahier d’un retour au pays natal)

Vous ne partirez point que vous n’ayez senti la morsure de mes mots sur vos âmes imbéciles.

                                                            (Le Rebelle : Et les chiens se taisaient)

 

24 – Caractère historique que je méprise le plus

Le régime de Vichy et le pouvoir de son représentant en Martinique, l’amiral Robert :

Fort de France le 12 mai 1943

                                                À M. le lieutenant de vaisseau Bayle

 

Monsieur,

Nous avons reçu votre réquisitoire contre « Tropiques »

« racistes », « sectaires », « révolutionnaires », « ingrats et traîtres à la patrie », « empoisonneurs d’âmes », aucune de ces épithète ne nous répugne essentiellement.

« Empoisonneurs d’âmes » comme Racine, aux dires de Messieurs de Port-Royal.

« Ingrats et traîtres à notre si bonne patrie », comme Zola au dire de la presse réactionnaire.

« révolutionnaires », comme le Hugo des « Châtiments ».

« Sectaires », passionnément comme Rimbaud et Lautréamont.

« Racistes », oui. Du racisme de Toussaint Louverture, de Claude MacKay, de Langston Hughes – contre celui de Drumont et de Hitler.

Pour ce qui est du reste, n’attendez de nous ni plaidoyer, ni vaines récriminations, ni discussion même.

Nous ne parlons pas le même langage.

 

Signé : Aimé Césaire, Suzanne Césaire, Georges Gratiant, Aristide Maugée, René Ménil, Lucie Thésée (13)

 

25 – Le fait militaire que j’admire le plus

Je ne me connais pas d’admiration pour le fait militaire.

Assurément, le fait militaire que je déteste le plus est la prise de Matouba, en Guadeloupe, le 28 mai 1802, avec sa sanglante répression par le général Richepanse, envoyé de Napoléon Bonaparte afin de rétablir l’esclavage – la mort héroïque de Louis Delgrès.

Je n’aime pas les guerres coloniales, toutes les guerres.

C’est un peuple de cris sous le talon de fer

Cris serpents

Cris crotales

Cris lézards attendant le soleil

Cris phasmes desséchés         (Fantasmes)

Oui ou non, créerons-nous une conscience si délicate que la guerre ne lui semblera pas

seulement la nécessité cruelle d’un monde imparfait, mais une pensée inconcevable ? (5)

 

26 – La réforme que j’estime le plus

Celle dont je rêve : retrouver la source vive de l’imagination et rendre à l’homme toutes ses raisons d’être et d’espérer.

Ma conviction personnelle est que la plupart des catastrophes humaines (individuelles ou collectives) viennent de ce que, à un certain moment, les sources de l’imagination individuelle ou collective n’ont pas pu ou n’ont pas su fonctionner à la hauteur du besoin et du péril.

Alors je dis qu’il faut refaire le monde. Dans l’œuvre maîtresse de Rimbaud, Une saison en Enfer, il y a un moment magnifique… mélodieux, un moment où les blasphèmes se modèrent, où les grincements de dents s’apaisent, où les sifflements de feu et les soupirs empestés s’éteignent, et alors monte de cette œuvre cruelle pleine de tous nos crimes et de toutes nos révoltes, monte un chant merveilleusement limpide… le voilà dans sa force ingénue et terrible :

« Quand irons nous par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, de la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer, les premiers ! Noël sur la terre ? Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves ne maudissons pas la vie. »

Oui, c’est bien ce qu’il nous faut au sortir de notre enfer : une société de liberté vraie, de justice vraie, de fraternité vraie où dans la jubilation des cieux profonds et de son cœur insondable, l’homme enfin conquis à lui-même salue le grand dégel de la promesse de la joie (5).

 

27 – Le don de la nature que je voudrais avoir

Le don de la métamorphose pour devenir un arbre ou une graine.

… à force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin des hautes villes d’ossements

à force de penser au Congo

je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleurs

où le fouet claque comme un grand étendard…

(Cahier d’un retour au pays natal)

Je suis obsédé par la végétation, par la fleur, par la racine. Rien de tout cela ne m’est gratuit, tout est lié à ma situation d’homme exilé de son sol originel… L’arbre profondément enraciné dans le sol, c’est pour moi le symbole de l’Homme lié à la Nature, la nostalgie d’un paradis perdu (14)

 

28 – Comment j’aimerais mourir

Meilleur et aimé (c’est la réponse donnée par Marcel Proust lui-même)

… comme une matrice calcinée par les grands soleils de l’amour

                                                            (Batouque)

 

29 – L’état présent de mon esprit

Voir la vie en face… toujours avancer…

… l’inégale lutte de la vie et de la mort, de la ferveur et de la lucidité, fût-ce celle du désespoir et de la retombée, la force aussi toujours de regarder demain (Prologue, Moi, laminaire…)

           … c’est du vent qu’il s’agit

de l’élan de poumon accompagne-le longtemps

avance

en chemin

sans écarter les chiens

le vent par toi vivant par toi-même les acharne

 

de tout ce que de montagne il s’est bâti en toi

construis chaque pas déconcertant

la pierraille sommeilleuse

ne dépare pas le pur visage de l’avenir

bâtisseur d’un insolite demain

que ton fil se noue

que ta voix ne s’éraille

que ne se confinent tes voies

avance

 

30 – Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence

Celles qui sont commises de bonne foi. J’ai horreur de la mauvaise foi et de l’hypocrisie.

 

31 – Ma devise

Ma vie est toujours en avance d’un ouragan

                                                (La femme et la flamme, Soleil cou coupé)

 

*  *  *

 

            Certains points me surprirent : Aimé Césaire n’aima pas du tout l’expression « Papa Aimé » que j’avais insérée dans la rubrique “Mes noms favoris” et qu’il supprima d’un trait décisif – expression d’affection filiale par laquelle toute la foule martiniquaise le désignait.

Notons aussi l’absence du mot Négritude qui lui fut cependant présenté dans diverses formulations.

Les questions qui me parurent l’ébranler, ce que me confirma le témoignage de Joëlle Jules-Rosette, furent celles relatives à la femme : la qualité que je désire chez une femme – Mes héroïnes favorites dans la fiction – Mes héroïnes dans l’histoire. Ce trouble apparaît dans ses lettres : … j’en suis effrayé… la peur…

À la dernière minute, à la rubrique Mes peintres favoris, il me demanda d’ajouter, son ami René Louise, célèbre peintre martiniquais.

 

 

 

Ma devise : interrogation majeure sur laquelle s’achève le questionnaire de Proust. Le choix d’Aimé Césaire se détourna de toutes les superbes formules qui émaillent son œuvre et que nous ressassons avec une gourmande volupté. D’emblée, son choix me ravit et se porta sur le sublime alexandrin, du poème La femme et la flamme (Soleil cou coupé) auquel je suis tant attaché, et qui résume, à lui seul, l’élan prophétique de la vie d’Aimé Césaire :

Ma vie est toujours en avance d’un ouragan

 

 

Références :

(1) Entretien avec Édouard Maunick, France-Culture, 1976.

(2)Aimé Césaire, poète de l’universelle fraternité, Vidéo C.R.D.P. Antilles-Guyane, R.F.O. Martinique, R.F.O. Guyane, 1994.

(3) Entretien avec Jacqueline Leiner, Le terreau primordial, Études littéraires françaises, Gunter Narr, Tübingen, 1993.

(4) Euzhan Palcy et Annick Thébia-Melsan, Aimé Césaire, Une voix pour l’Histoire, Vidéo 1998.

(5) Aimé Césaire, Discours de distribution des prix, Pensionnat colonial, Fort-de-France, juillet 1945, in : ouvrage collectif Aimé Césaire : Une pensée pour le XXIème siècle, Présence africaine, 2003, p.567.

(6) Aimé Césaire, Discours sur l’art africain, Genève, 2 juin 1978, in : Annick Thébia-Melsan, Pour regarder le siècle en face, Maisonneuve et Larose, 2000, p.29.

(7) Entretiens avec Jacqueline Leiner, 1975, 1982, in : Terreau primordial, op.cit., pp. 111 et 129.

(8) Aimé Césaire, postface Hommage à Léon-Gontran Damas, Fort-de-France, 31 août 1978, in : Daniel Racine, Léon-Gontran damas. L’homme et l’œuvre, Présence africaine, 1983, pp229-236.

(9) Aimé Césaire, Lam et les Antilles,  Revue XXème siècle, n° 52, 1979.

(10) Aimé Césaire, Toussaint-Louverture, Présence africaine, 1962.

(11) Aimé Césaire, Discours à la Sorbonne pour le centenaire de l’abolition de l’esclavage, 1948.

(12) Aimé Césaire, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, Le Capucin, 2004.

(13) Aimé Césaire, Tropiques, Réponse au lieutenant de vaisseau Bayle, éd. Jean-Michel Place, 1978, p.XXXVIV.

(14) Aimé Césaire, Disque R.F.I, Entretien avec Jacqueline Leiner, 1996.

 

 

 

Annexes : Lettres d’Aimé Césaire à René Hénane (2004)

(Manuscrits et transcriptions dactylographiques)

 

Ci après : Lettre n°1 :

 

 

 

 

 Cher Hénane

Je suis confus

Je ne vois pas comment répondre

au questionnaire de Proust

Pour vous dire la vérité, je crois

que l’essentiel est contenu dans

mes poèmes.

C’est dans mes poèmes que que

je me découvre moi-même

un tant soi peu

À vrai dire je ne connais pas

de meilleur lecteur de mon œuvre que vous

Hénane.

Si vous me révélez à moi-même,

Croyez-moi ce sera un grand service.

Si vous voulez bien,

nous en reparlerons

 

 

Lettre n°2:

 

 

 

 Lettre n° 3 :

 

 

 


[1] Aimé Césaire. Nègre je suis, nègre je resterai. Entretien avec Françoise Vergès. Albin Michel, 2005, p.47.

Il faut noter le fait que cette opération soumise à Aimé Césaire fut citée et soulignée par le président de la République, Nicolas Sarkozy, lors de l’hommage national rendu au Panthéon : « Un jour, on lui envoya le questionnaire de Proust. Il le retourna avec cette réponse : “ A vrai dire je ne sais que répondre. C’est dans mes poèmes les plus obscurs sans doute que je me découvre et me retrouve… Et qui peut le découvrir sinon vous qui me lisez” » (mercredi 6 avril 2011)

[2] Parakimomène (Soleil safre, Moi, laminaire…) du grec parakoïmomenos, celui qui couche à côté. À la cour des empereurs byzantins et ottomans, le parakimomène était le grand vizir, officier grand chambellan qui se couchait en travers du pas de la porte de l’empereur, honneur très convoité à la Cour (Communication personnelle d’Aimé Césaire en réponse à notre interrogation : « Je suis le parakimomène de la Martinique »)