Mondes caribéens

Les armes miraculeuses, manuscrit inédit présenté par René Hénane et Dominique Rudelle (8 et fin)

 Le poème inédit : SIMOUN

 

Rappelons l’envoi qu’adressa Aimé Césaire à André Breton, demeurant aux États-Unis (New- York), le 24 août 1945. Dans l’enveloppe figuraient des recueils de poèmes proposés à André Breton aux fins de publication, dans la revue VVV dont il était directeur éditorial.

Ces poèmes inédits sont les suivants :

– un cahier avec le titre manuscrit Tombeau du soleil, sur lequel sont contrecollées des feuilles extraites de la revue Tropiques, portant le numéro 10

– un tapuscrit intitulé Tombeau du soleil

– cinq poèmes manuscrits autographes : Annonciation, Tam-tam I, Tam-tam II, Légende, Tendresse.

– un tapuscrit intitulé Colombes et menfenils

– un poème autographe intitulé Simoun, objet de la présentation n°8, qui clôt notre série relative à ce fameux envoi d’Aimé Césaire à André Breton, en date du 24 août 1945.

Simoun : Sources manuscrites

La genèse de ce poème est complexe. Ce poème Simoun possède deux versions avec de notables variantes. Ce poème existe en – au moins – deux versions, le texte vrai  et le texte fautif, selon la formule de Césaire. Une version avait été envoyée à André Breton dans une lettre datée du 25 octobre 1942 et retournée par la Poste, version fautive, refaite de mémoire, selon encore, les termes de Césaire.

Lettre d’Aimé Césaire à André Breton, Fort-de-France, 22 septembre 1943 :

… Quelques lignes pour vous dire que j’ai reçu VVV n°2-3, de même que le catalogue : First papers of Surrealism ; pour vous dire aussi mon admiration enthousiaste pour ces deux preuves de la vitalité surréaliste : en un tel lieu ; en une telle époque. Non, le surréalisme n’est pas mort ; et il s’affirme de plus en plus notre seul espoir en ce moment de plus grande « fragilité » du monde ; en ce moment où singulièrement l’orientation de la poésie me semble infiniment dangereuse (les quelques numéros de Fontaine que j’ai pu voir). Je vous demande la permission de faire figurer en tête du prochain de Tropiques, votre conférence à Yale. Un tel texte me semble exiger audience de toutes les « jeunesses » du monde.

Je vous envoie ci-joint :

1°/ un poème pour VVV

2°/ le texte vrai de « Simoun » que je vous ai envoyé dans une lettre datée du 25 octobre 1942. Cette lettre vient de m’être retournée. Le texte que j’ai envoyé à Wifredo et que vous avez en mains est un texte certainement fautif – refait de mémoire[1]. Je vous envoie le texte initial. Il est sans doute trop tard pour que vous puissiez en faire état… mais peu importe.

je viens de terminer un drame nègre, dont je vous ferai tenir le texte sous peu…

 

Il semble donc que le texte vrai de Simoun, texte initial, a été envoyé à André Breton, dans la lettre du 22 septembre 1943. Or, nous retrouvons mention de l’envoi de Simoun, dans l’enveloppe du 24 août 1945 – soit deux ans après – avec le tapuscrit de Colombes et menfenils et manuscrit de Tombeau du soleil. De quelle version de Simoun s’agit-il ? La logique voudrait que ce soit la version vraie ? Sous quelle forme, cette version, manuscrite, tapuscrite ? s’agit-il déjà de Les oubliettes de la mer et du déluge ? Les documents-archives de la bibliothèque Doucet précisent à propos de Simoun :

« Poème autographe, signé, 1 page in-4°, titré « Simoun » et dédié à Wifredo Lam » – ce qui ressemble fortement au manuscrit ici présenté, manuscrit qu’Aimé Césaire semble qualifier de certainement fautif.

Ci-après est présenté ce manuscrit autographe de Simoun, écriture d’Aimé Césaire, envoyé à André Breton et dédié  à Wifredo Lam. Ce texte est-il certainement fautif  ou vrai, aux yeux d’Aimé Césaire, comme indiqué dans la lettre ci-dessus ? Nous ne pouvons conclure.

D’où les incertitudes qui règnent sur la genèse et les formes de Simoun.

Le document vieilli, encre pâlie, présente de nombreux passages indiscernables que l’auteur a surlignés afin de les rendre lisibles. La signature Aimé Césaire  est en bas du document, non daté.

 

 

 Manuscrit autographe du poème SIMOUN

 

 

Nous donnons ici, en vis-à-vis pour comparaison, la version manuscrite initiale de ce poème, devenue Les oubliettes de la mer et du déluge, ultérieurement avec d’importantes variantes dans le recueil Les armes miraculeuses (Gallimard 1946).[2]

Commentaires : ils seront brefs[10], centrés essentiellement sur la genèse et les variantes entre les textes.

Simoun, poème composé en 1941-1942, à la pire époque de l’occupation de la Martinique, reflète l’amertume et le violent ressentiment qu’éprouvaient alors, à l’égard de l’autorité occupante, Aimé et Suzanne Césaire, René Ménil et toute l’équipe rédactionnelle de Tropiques. Cette haine résignée apparaît dans les échanges épistolaires avec André Breton.

–       Lettre du 20 avril 1942 : … Année très dure pour nous… hostilité maintenant déclarée contre Tropiques ; lutte contre l’asphyxie…

–       Lettre du 10 janvier 1943 : … ici rien n’a changé : « eaux sales »…

–       Lettre du 3 avril 1943 : … seul le régime que nous avons subi ici pendant trois ans explique la rareté et l’insignifiance de nos lettres… surveillance policière, délation, racisme, du point de vue intellectuel : obscurantisme, censure pour la presse, censure pour  Tropiques, 20 fois inutile, finalement interdit… isolement savant, vase clos, nuit noire… Dans l’ensemble quelque chose d’immonde et de gluant…

1940-1945 : Période d’intense et tumultueuse  créativité : La revue Tropiques, les grands et vastes poèmes : Les pur-sang, Le Grand Midi, Batouque, Conquête de l’aube… Nous avons souligné ce fait majeur que fut la rencontre Breton-Césaire, en avril 1941, à Fort-de-France et l’instauration entre les deux hommes d’une amitié profonde et d’une admiration réciproque. C’est à cette époque, entre 1941 et 1945, que Césaire construit ses deux importants recueils, Tombeau du soleil et Colombes et menfenils auxquels est joint  Simouns (le titre, Les armes miraculeuses, n’existe pas encore), recueils composés à l’intention[11] d’André Breton, résidant à New York, et envoyés le 24 août 1945.

Ces turbulences poétiques affectent surtout les grandes compositions de la première période qui va de 1940 à 1943. Quelques sursauts touchent Le poète Aimé Césaire semble se chercher, restructurant sans cesse ses poèmes, textes démembrés, remembrés, fragments insérés, désinsérés au gré des éditions et des déterminations personnelles du poète. Les variantes majeures, les enchâssements, les multiples changements affectant les grands poèmes se situent précisément lors de la composition de ces recueils.

C’est ainsi que le poème Les pur-sang porte en lui cinq poèmes et dix-huit variantes. Les déplacements de blocs entiers de textes fragmentaires rendent difficiles la lecture et l’analyse, en introduisant des ruptures sémantiques, des hétérogénéités de sens qui – il faut bien le dire – parfois, portent atteinte à la qualité de l’écriture.

Ces variantes majeures, les enchâssements fragmentaires, les multiples déplacements de textes, les variantes affectant les grands poèmes, se situent précisément lors de la composition des recueils. Peut-être Aimé Césaire souhaite-t-il épurer les textes, supprimant certains passages, mettant l’écriture en conformité avec les canons surréalistes. En particulier, les textes sont ouverts, brouillons préparatoires (Césaire prononce le mot brouillon  dans l’une de ses lettres), structures modifiables comme un canevas selon lequel serait écrit le texte définitif. Ce souci apparaît dans la correspondance de Césaire à Breton :

considérer le manuscrit que vous avez reçu comme un canevas, avancé certes, mais canevas cependant… corrigé dans le sens d’une plus grande liberté. En particulier, la part de l’histoire ou de “l’historicité” déjà passablement réduite, doit être éliminée à peu près complètement. Vous en jugerez vous-même par les corrections que je vous fais tenir… (Lettre du 4 avril 1944) … écrit quelques poèmes dont une fin nouvelle pour “Conquête de l’aube” et “Phrase”… (Lettre du 22 août 1945).

 

Les oubliettes de la mer et du déluge

Simoun dans la version Gallimard 1946  devient Les oubliettes de la mer et du déluge. Ce changement est dû au constat que fit Aimé Césaire de l’excès d’invraisemblances sémantiques qui alourdissait un poème devenu pataud, encombré qu’il était de toutes ces images fleurant trop le procédé.

D’importantes suppressions affectent les deux tiers du poème qui se trouve ainsi entièrement rénové.

– Suppression de :

… ses gants de vent bleu de pain blanc de carapat poli…

dépose ses gants dans l’assiette du grand ulcère bleu

d’oiseau bleu de lait cru de pain blanc

et se lèvres pourrissantes

– Suppression de : … le grand geyser du silence inépuisable

remplacé par : … l’inapaisement du geyser de l’arbre du silence

– Suppression de : … mes yeux de fin du monde et de fin de journée…

remplacé par : … mes yeux de clef de monde et de bris de journée…

– Suppression de tout le texte depuis : …sans heure autre que le grand geyser du silence, jusqu’à :

… mes yeux de myriapode et de minuit solaire

– Suppression de toute la fin de Simoun  depuis :

Baguirmi Baguirmi… jusqu’au vers final : … les premières eaux des crimes de la mer

 

Seules deux images de Simouns sont maintenues et transférées au début du poème Les oubliettes… : … le repos de sang soulevé par l’œuf de squale… devient : … ses gants de repos d’œuf de squale et d’incendie de paille noire…

Aimé Césaire se livre à une épuration stylistique allégeant le texte en l’embellissant. Cela est net avec le vers :

le grand soja onirique aux cheveux de simoun et de campêche… Exit l’imprononçable soja onirique et bienvenue à :

… la catastrophe fraternelle aux cheveux d’hippocampe et de campêche

 

La métamorphose épuratrice que le poète fait subir à Simouns pour devenir Les oubliettes… se caractérise essentiellement par la suppression de toute la quincaillerie imagière  de l’abjection et de la souillure. L’écriture enfiévrée, véhémente, les phrases brèves, le rythme haché, font place à un coulée plus fluide du vers qui, avec la réapparition des verbes, ouvrent le poème à un climat apaisé.

La vie et le mouvement renaissent, l’élan vivace et la lumière sont là. L’oiseau bubu baveux déchiré d’oiseaux acides  de Simouns fait place aux oiseaux qui picorent les biefs du ciel… l’oiseau sang s’allume… Le grand geyser du silence inépuisable devient la voix fabuleuse des forêts

La lecture du poème en est facilitée et Les oubliettes… apparaît  comme une incantation dont la première partie dénonce le climat sordide et oppressant qui étouffe la Martinique sous la férule de l’amiral Robert ; la seconde partie s’éveille à la souvenance des peuples nourris d’insultes dont les âmes gisent au fond des oubliettes de la  mer.

 

Nous retrouverons cette démarche de démantibulation du texte avec la présentation des manuscrits du poème La forêt vierge.

Ces libertés que prend le poète au regard de la structure de ses poèmes posent un réel problème et ouvrent le vaste champ d’une étude approfondie des motivations et déterminations – pourquoi tel fragment est-il désinséré d’ici pour être réinséré là ? – pourquoi telles variantes ?

Cette démarche relève au premier plan, de la génétique du texte qui, alliée à une approche herméneutique, nous permettrait d’entrevoir, peut-être, toutes les élucidations à venir de cette fascinante poésie.

 


[1] souligné par Aimé Césaire.

[2] Poèmes analysés et commentés in : René Hénane, « Les armes miraculeuses » d’Aimé Césaire Une lecture Critique, L’Harmattan, 2008, pp.287-301.

[3] Soukala ou soucala: Mot bambara désignant la maisonnée, la cour commune avec un chef de maison. Habitat africain organisé (d’après le Père Pierre Boutin, des Missions africaines de Lyon)

[4] sphinx à tête de mort : Gros papillon lépidoptère dont la face supérieure du thorax présente un dessin en forme de tête de mort.

[5] Carapat : synonyme de ricin, huile de ricin (Bescherelle) ; s’écrit aussi carapa : mot indien d’Amérique qui désigne un genre d’arbres méliacées, espèce fournissant des bois d’œuvre (andiroba), d’autres des huiles de savonnerie (Grand Larousse en cinq volumes)

[6] Glandes aquifères : se dit des glandes qui produisent un liquide aqueux : glandes sudorales pour la sueur, lacrymales pour les larmes, salivaires pour la salive.

[7] Simoun : de l’arabe semoum, nom masculin : Vent brûlant du sud, soufflant en tempête et soulevant de vastes et puissants tourbillons de sable, dans les déserts d’Afrique et d’Arabie.

[8] Baguirmi : Ancien sultanat musulman du Soudan central (aujourd’hui au Tchad) qui fut prospère aux 17e et 18e siècles.

[9] helminthes : nom masculin. Vers parasites intestinaux de l’homme, agents de l’helminthiase, les plathelminthes ou vers plats comme le ténia et les némathelminthes ou vers ronds comme l’ascaris.

[10] Commentaires détaillés de Simoun et Les oubliettes de la mer et du déluge, in : René Hénane, « Les armes miraculeuses » d’Aimé Césaire – Une lecture critique, L’Harmattan, 2008, pp.287-301.

[11] C’est nous qui soulignons.