Mondes caribéens

René Hénane, « Le Corps Césairien est un hymne à la souffrance », propos recueillis par Adams Kwateh

INTERVIEW

René Hénane, auteur, spécialiste de l’oeuvre de Césaire :

« LE CORPS CESAIRIEN EST UN HYMNE A LA SOUFFRANCE »

Propos recueillis par Adams Kwateh France-Antilles Martinique 05.04.2013

L’amitié entre Aimé Césaire et René Hénane date de l’époque où ce dernier exerçait à Fort-de-France. (collection personnelle René Hénane)

A quelques jours de l’anniversaire du décès de Césaire, René Hénane explique les relations du poète et de l’homme avec la maladie, la souffrance, la mort*…

Vous êtes plongé depuis des années dans l’oeuvre de Césaire. Comment s’exprime-t-il ?

J’ai toujours été frappé par la clarté de l’expression, la simplicité de la langue, chez l’homme du quotidien : le père, l’ami, le professeur, l’homme politique. C’est un contraste absolu avec l’étrange beauté occulte de son écriture poétique. Le même homme devient prophète, oracle, son langage devient hermétique. C’est donc l’homme du quotidien qui a horreur du concept, des raisonnements biscornus. Sa parole va droit au but.

Comment Aimé Césaire définit-il le corps ?

Je crois que le poète voit le corps essentiellement comme un corps blessé : une douleur physique et aussi une douleur existentielle. Le corps du poète – et il le proclame – est habité par une blessure quasi divine car consacrée par l’Histoire. « J’habite une blessure sacrée » (Calendrier lagunaire)

D’ailleurs, c’est par la blessure que s’est produit mon premier contact avec le champ poétique césairien. Le « toubib » que je suis a été stupéfait en découvrant l’étendue que prennent le corps vivant et la chair, dans le poème césairien.

Les images charnelles pullulent. J’en ai même fait mon premier livre : Aimé Césaire, le chant blessé (1). Interrogé sur le primat que le corps charnel exerce dans l’expression poétique, Césaire me répondit : « Oui, en effet, je suis très charnel » Même la conscience devient chair : « … ma conscience et son rythme de chair… » Sa souffrance, c’est celle de son peuple à travers ce qu’il appelle le Grand Désastre : la blessure historique de l’esclavage, la traite négrière.

Qu’en est-il de sa propre souffrance et de sa maladie ?

Ce point me paraît important, bien que jamais évoqué par les commentateurs. La maladie trouve sa place dans les poèmes césairiens. Le poète Césaire a connu la maladie, la douleur physique, le passage sur une table d’opération. Cette douleur s’exprime dans ses poèmes sous forme d’images énigmatiques, centrées autour des mots du mal et de l’anatomie : viscères, ventre, trou, nombril, sang, chair, coeur, épaules, aisselles, lombes, gorge spasmodique, colonne vertébrale, cage thoracique. Notons que cette douleur est exprimée surtout entre 1955 et 1960 dans les recueils Soleil cou coupé (1956) et Ferrements (1960). Le corps césairien n’est pas un hymne à la beauté mais plutôt un hymne à la souffrance.

À quoi son poème renvoyait-il ?

Corps perdu, pour moi, est avec Batouque, le plus beau poème d’Aimé Césaire, l’un des plus triomphants. C’est un poème qui fait partie du recueil du même nom Corps perdu, recueil de dix poèmes, illustré par des gravures et aquatintes de Pablo Picasso, réalisé en 1949 et publié en 1950, aux Éditions Fragrance. Ce poème est un cri à la fois de détresse et de fureur, de l’homme qui a tout perdu, sa terre et sa mémoire ancestrales, sa culture, sa religion, sa langue et même son nom. Cet homme n’a plus d’arrière- pays vers lequel se retourner. Son arrière-pays, c’est la cale de l’abominable bateau négrier. Il écrit : « J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… (Cahier d’un retour au pays natal).

Son recours à l’automédication signifie- t-il son refus de la douleur ?

Je ne crois pas qu’il ait eu un refus de la douleur chez Aimé Césaire.

Pour autant, le poète ne pousse pas la mystique jusqu’à accepter, voire souhaiter la douleur comme le feraient les grands mystiques chrétiens ou hindous ou musulmans avec les flagellants chiites, par exemple. Je ne pense pas qu’Aimé Césaire ait jamais cru aux vertus rédemptrices de la douleur.

Dans nos correspondances, il m’a fait part de ses douleurs, s’en plaignant avec force parce qu’elles limitaient sa force, son énergie, troublant son sommeil avec sa fatigue à l’éveil.

Etait-il partisan des plantes médicinales qu’il connaissait pourtant très bien pour se soigner ?

Je ne sais pas, non plus, s’il a eu recours aux plantes médicinales et aux remèdes créoles. En effet, la médecine par les plantes est très riche, aux Antilles, où les zèbe-atoumo pullulent.

Effectivement, il avait une connaissance très approfondie des plantes. D’ailleurs, j’ai fait l’inventaire de toute la faune et la flore dans l’oeuvre d’Aimé Césaire et j’ai été étonné par la prolifération de plantes médicinales, notamment alcaloïdes : la liste est très longue.

Compte tenu de son érudition botanique, il est possible que le poète Césaire ait eu recours à la médecine par les plantes. Néanmoins, les atteintes sérieuses dont a été affecté et dont a beaucoup souffert Aimé Césaire ont toujours relevé de la médecine et de la chirurgie classiques.

Y a-t-il dans l’oeuvre d’Aimé Césaire une mention à l’éternité ?

Césaire semble être athée mais s’il croit en une éternité, elle ne se situe pas pour lui sur le plan religieux mais sur le plan de l’art et de la poésie qui, pour lui sont des révélations fondamentales.

Il dit lui-même : « la poésie c’est la parole fondamentale, parce qu’elle vient des profondeurs, des fondements… les peuples naissent avec la poésie… la poésie est une Révélation » .

Si Aimé Césaire a une religion, c’est celle de la Poésie qui transcende la vie de l’homme, de toute éternité puisqu’il est scientifiquement montré que le langage de l’homme est apparu en même temps que l’image pensée c’est-à-dire, la Poésie.

En fait, s’il fallait définir la religion d’Aimé Césaire, je dirais qu’il est panthéiste. Il veut embrasser tout l’univers : sa terre, les fleurs, la mer, le volcan, la montagne, le vent, les étoiles, le cosmos… Je ne l’invente pas, c’est lui-même qui le dit et il faut l’écouter : « Que voudrais-je être, mon Dieu, j’ai la vocation panthéiste, je voudrais être tout! je voudrais être tous les éléments… mais c’est vrai que j’ai toujours été fasciné par l’arbre… »

Il est vrai que l’arbre exerce une fascination amoureuse, panthéiste, une mystique à laquelle il s’abandonne sans retenue.

(1) « Le chant blessé, Biologie et poétique » , Aimé Césaire, Editions Jean-Michel Place, 2000.

– Bio express

* Né en 1930 en Algérie, René Hénane a exercé comme médecin militaire en Martinique. D’où sa rencontre avec Aimé Césaire à qui il consacré de nombreux livres dont : « Glossaire des termes rares » d’Aimé Césaire, Editions Place Jean-Michel, 2004 ; « Les jardins d’Aimé Césaire » , Editions L’Harmattan, 2004 ;

« Introduction à Moi, laminaire… » d’Aimé Césaire (Edition critique) en collaboration avec Mamadou-Souley Ba et Lilyan Kesteloot, 2013, Editions L’Harmattan

– Questionnaire de Proust

En 2003, René Hénane écrit une longue lettre à Aimé Césaire en lui proposant de bien vouloir se soumettre au questionnaire de Proust. Après un long silence, le poète répondit aux questions. Voici les quatre premières réponses

Le principal trait de mon caractère

Je suis volontariste… Je ne subis pas mon destin. C’est l’Homme qui fait l’Histoire… Il y a chez moi un côté extrêmement violent, extrêmement déchaîné. Il y a chez moi un côté volcan. je suis péléen.

La qualité que je désire chez un homme

La bonté. Je ne veux de mal à personne. J’ai toutes les peines du monde à imaginer un être méchant et cruel. Un tel être me révolte profondément.

Ce que j’apprécie le plus chez mes amis

La fidélité, l’amitié, en leurs manifestations simples. Je veux être un simple mortel, accueilli en tant qu’homme, avec le droit de dire des bêtises, de me tromper, avec le sentiment que je ne suis pas un obstacle, avec le sentiment d’être de plain-pied avec mes amis, avec les gens

Mon principal défaut

Je suis timide, très timide. Je suis bien avec mes amis mais la seule idée d’aller dans le monde avec des gens que je ne connais pas, c’est épouvantable pour moi.

A lire sur

Mondes Francophones Dossier : Témoignages : Aimé Césaire et le questionnaire de Proust.