Cher Maître, la Lézarde du pays réel a traversé la contrée des rocailles, notre vieille vallée des larmes, notre allée des soupirs, elle a connu sans rémission le delta des ravages, l’océan des douleurs, puis de l’autre connaissance du pays des sans chapeau…
Mais la lézarde du pays rêvé n’a jamais quitté les mornes, elle n’a jamais cessé d’arpenter les hauteurs où l’ombre et la lumière sont d’une même intention, et jamais déserté la vigilance des cimes – c’est par cette exigence qu’il lui a été donné d’irriguer le pays, en fondocs et racines, de fréquenter le long secret des acacias, l’éternité des très vieux acomats, les soifs de la rocaille du côté des Salines, et cette angoisse qui sert d’humus aux bois sans chaînes des nègres marrons. Et c’est au vif de cette topographie devenue éminente, ces cannes à sucre et ces vieilles cases, la ruine des grandes usines, squelettes de Bitation, qu’elle a tramé une claire vision du monde, qu’elle a ramené le monde à l’alchimie du lieu, qu’elle a versé le monde aux circulations souterraines de l’igname et des bleutés de la dachine, si bien que pas une seule poussière de ce petit pays, pas une maille de ses misères ou de ses tragédies, n’a pu nourrir le moindre enfermement, un quelconque renoncement, toujours l’espérance la plus haute, toujours le soleil même fragile de la plus haute conscience, et c’est parce que son eau était de poésie, ses doums et ses bassins, de poésie toute pure, qu’elle a su faire vision, dégager des futurs, confier aux pupilles en alerte le scintillement des avenirs.
La lézarde a aussi enfanté des poètes – t’a distingué poète – ; de Sainte Marie à Lamentin, des Salines au Diamant, elle a laissé des souvenirs et toutes ces traces dont la fragilité forge la résistance, et dont la brièveté éternise la durée, je vois, je vois l’émotion dans les hauteurs de Bezaudin là où la case originelle a disparu, je vois cet amour du Lamentin au cœur des flèches violettes, dans les panaches maintenant invisibles des longues cheminées, je vois cette écoute attentive des usines (jadis féroces) avalées par la rouille, je vois aussi la plage ardente qu’il fallait chaque matin déchiffrer, et la confession du sable noir qui filtrait des volcans oubliés pour renverser la blancheur des coraux, je vois les bains avec la chaussure bleue, et le punch à préserver des mouches, le carême qui asphyxie le vieux ventilateur, le poisson rouge à écailler pour le bon court-bouillon, et j’entends encore cette célébration renouvelée du tinen et du djol polius, cette justice toujours rendue aux bonda-man-jacques jaunes, et les colères, les mauvaises foi, et l’amitié, et les indignations, et encore les colères, et toujours l’amitié, et surtout cette tendresse exigeante, flagellante et toute pleine d’oxygène, qui forçait le gibier à conserver le cap, sans une flatterie ni un seul compliment, avec juste la manière du commandeur sublime.
Maintenant, cher Maître, j’ai l’impression qu’un acoma de cent mille ans s’est effondré, qu’à Sainte-Marie, qu’au Lamentin, et qu’ici au Diamant, et même dans chaque parcelle de cette fixe tragédie qu’est le pays réel, un pan de paysage s’est laissé envahir par cette brume des déroutes que craignent les pêcheurs, et qu’il y a une solitude irrémédiable qui accable le guerrier -, mais je sais aussi que wè mizè pa mô, que les vérités meurent mais que le vivant reste, et donc que l’acoma n’a jamais été aussi puissant, sa grande livrée frémit déjà sous l’alizé de ces futurs qui nous sont pour l’instant impensables, que les obscurités des paysages énigmatiques vont désormais non pas se dissiper, non pas se dire ou même se dévoiler, mais au contraire s’offrir à ces éblouissements très lents qui changent l’imaginaire, et qui constitueront à coup sur l’âme tutélaire de notre pays rêvé. Tant de richesses nous ont été données. Tant d’humanité, de puissance poétique, d’océans visionnaires, que nous n’avons en vérité perdu que l’aptitude à en jauger l’ampleur, et que nous sommes plus que jamais appelés à connaissance, à devenirs inarrêtables, entre sources et deltas, de cette mer qui diffracte l’atavique aux cheminements tremblants et composites qu’offrent les archipels. C’est la grâce des poètes que de ne pas mourir. Leur poésie fascine tous les espaces et conditionne le temps, elle leur offre le lit de ces feuilles qui guérissent dont ils ont su le rêve, et ces petits hôtels où l’amour se retire, et ces villes invisibles où l’errance fait soleil, et tout un monde tissé comme une région nouvelle, une région de jeunesse, à même l’inextricable du monde. Et comme ils ont vécu de cette célébration, que leur âme (ce très pur souffle du rêve) était de poésie, qu’à chaque répit de la souffrance filtrait la poésie, leur vie même s’est transmutée mythologie de poésie – depuis le voyage initial par les descentes de Bezaudin, jusqu’aux guerres anticolonialistes, l’avion pourri de Ben Bella, le couscous délavé par la sueur, ces belles aux shorts serrés qui à Cuba portaient la mitraillette, et puis Racine qui donnait la leçon et l’injure Ce n’est pas les Troyens mais c’est Hector que l’on poursuit, tous ces récits et tous ces rires, et cette vigilance qui savait s’indigner contre le retour incessant des ombres et des vieilles barbaries. Poésie encore, poésie toujours, poésie jusqu’au bout, qui fait que la jeunesse du poète n’est affectée d’aucune douleur ni altérée d’une disparition. Son corps seul, son corps seul, comme un rempart, un bouclier qui pleure et qui chante en même temps, et qui fait stèle en demeurant. Il nous reste à lire les poèmes, tous les poèmes dont nous lestons nos chairs, les lire dans toutes les langues, dans le concert des amitiés et des langages, avec la complicité des musiciens et des conteurs, et la solennité malicieuse des flambeaux. Nous voilà en grande peine au tiret des tristesses, sur la stase d’une virgule insondable des douleurs, pourtant voici quand même venu le temps de la joie poétique, de cette foudre qui ne frappe qu’en amour et beauté, qui nous change dans l’échange, et qui relie, et qui relaye, et qui relate infiniment.
Cher Maître, j’aimerais pouvoir chanter, et me trouver une allégresse, et rire encore de la vallée des larmes, et ramener le comique de l’allée des soupirs, – mais il est quand même difficile d’envisager que plus personne ne te verra filer un pas de biguine à la manière ancienne, ou marier le citron et le sucre dans les cinquante degrés de la fraternité, – là se trouve la grande peine, là se tient la déveine la plus folle, celle qui n’a pas de paupières et qui nous fixe maintenant,- nous n’avons que la ressource d’en faire une beauté,
et dès lors j’imagine la Lézarde…
… J’imagine la lézarde…
… elle dévale sans quitter les hauteurs, je vois ses eaux refléter les magnolias de Faulkner, la rose de porcelaine qui jamais ne se brise, le sourire de Paul Niger au-dessus de l’avion, je vois Priska, Tikilik, Apocal, l’impatience coléreuse de Fanon, l’Annonciation considérable que signifie Césaire, ces Indes inattendues qui surprirent Saint John Perse, et le jasmin de Nedjma parmi les acacias, et le coucher de soleil sur la femme du Diamant, je vois Carthage et Carthagène, Wilfredo Lam dans sa jungle verticale, et Matta, Cardenas et Ségui, et ce bon Segalen qui déchiffre l’errance, je vois même Mycéa dont aucun mot n’a su nous rendre compte, et si le vent souffle, et que l’arbre du voyageur commence à me parler, cet arbre que tu as ressuscité lors du dernier cyclone, s’il te nomme (on me l’a dit) “âme vivante du monde“, et que tout un peuple de fromagers en assume l’écho, je leur dirai qu’il est probable que tu refuses ce signe, ou cet insigne, mais que moi pour ma part, j’ai donné révérence depuis le chant du pipiri, et que depuis je n’ai jamais cessé, que la révérence a été affectueuse, et que maintenant comme pour les vents qui viennent l’affection, toute l’affection, restera révérente.
Patrick Chamoiseau