Mondes caribéens

Hommage de René de Ceccatty

Le charisme politique d’Edouard Glissant a toujours risqué d’occulter son œuvre. C’est que ce poète et romancier, mort le 3 février à Paris, n’a jamais dissocié sa création littéraire d’une réflexion militante, résumée par les concepts de « tout-monde » et de « créolisation ».

Influencé par la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari (avec la notion de « rhizome » qui parcourt tous ses textes politiques, éthiques, linguistiques), Edouard Glissant a utilisé politiquement l’histoire et la géographie des Caraïbes pour nourrir son œuvre. La révolte contre les racismes de toutes sortes et le rappel de l’esclavagisme, indélébile tache sur les rapports de la France avec l’Afrique et avec tout « l’outre-mer » : autant de voies d’approches de ses textes.

L’écrivain a entretenu des relations à la fois respectueuses et conflictuelles avec l’autre grande personnalité du monde antillais, Aimé Césaire, et a fait preuve d’un souci de filiation littéraire, artistique et politique à travers ses « disciples » : Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Ernest Pépin, Ernest Breleur et d’autres.

Il a aussi dialogué avec le surréalisme (Max Ernst, Roberto Matta, Wilfredo Lam) au cours d’une vie par ailleurs souvent liée à l’institution (l’Unesco où il a travaillé huit ans dans les années 1980, l’Université américaine où il a enseigné, d’abord en Louisiane, puis à New York). Il avait fini par fonder, à Paris, son propre Institut du Tout-monde, destiné à mettre en pratique ses grands principes humanistes et combatifs et à « contribuer à diffuser l’extraordinaire diversité des imaginaires des peuples », dans différents lieux de rencontres, d’expositions, de séminaires.

UNE AFRIQUE RÉINVENTÉE

Né à Saint-Marie (Martinique) le 21 septembre 1928, Edouard Glissant a poursuivi ses études supérieures de philosophie et d’ethnologie à Paris. Après une vingtaine d’années durant lesquelles il milite politiquement aux côtés d’intellectuels noirs et algériens, il retourne en Martinique où il fonde un centre de recherches et d’enseignement ainsi que la revue Acoma. Mais c’est dès l’âge de 30 ans qu’il s’est fait connaître en obtenant le prix Renaudot pour La Lézarde (Seuil, 1958).

Cette carrière romanesque se poursuivra régulièrement, en parallèle de son activité militante (qui l’a conduit, un temps, à être assigné à résidence en Martinique), avec Le Quatrième Siècle (Seuil, 1965), Mahagony (Seuil, 1987), et jusqu’à Ormerod (Gallimard, 2003). Inspirés de la situation politique des Antilles, ses romans s’orientent peu à peu vers un monde imaginaire, mythique, situé dans une Afrique réinventée, dans une temporalité poétique qui ne doit rien aux repères habituels de la réflexion historique et politique.

Sentant le danger d’une littérature didactique et naturaliste, Glissant prend ses distances avec la fiction conventionnelle. Contrairement à ses cadets, il élabore un univers qui lui est propre : par sa langue et par ses références culturelles.

Moins « pittoresque » que celui qui caractérise la littérature antillaise dominante, plus cérébral, plus réflexif, plus tenu, son style empêche le lecteur de céder à l’illusion romanesque, ou de considérer la littérature comme une simple arme de combat. Il conduit à entretenir avec le roman un rapport plus poétique, plus flottant. Glissant a dit clairement la dette qu’il se reconnaissait à l’égard de William Faulkner, auquel il a consacré un essai (Faulkner, Mississippi, Stock, 1996).

DIVERSITÉ, MÉTISSAGE

Les commentaires finissent, chez lui, par se substituer à la fiction même. Et c’est dans sa série « Poétique » (Soleil de la conscience, L’Intention poétique, Poétique de la relation, Traité du Tout-monde, La Cohée du Lamentin), publiée entre 1956 et 2005, qu’il formule ses thèses sur la « philosophie de la relation » et la « poétique du divers » (qui sont, du reste, les titres de deux autres essais de 1990 et de 2009).

Le concept même de « poétique » réunit à la fois l’idée d’une perception esthétique du monde et d’une action politique. Le poète, tel que le conçoit Glissant et tel qu’il apparaît dans ses propres poèmes (rassemblés en 1994 chez Gallimard), dans son théâtre rebaptisé « poétrie » (Le Monde incréé, Gallimard, 2000) ou encore dans l’anthologie où il a réuni ses maîtres et amis (La Terre, le Feu, l’Eau et les Vents, Galaade, 2010), est un témoin actif de l’histoire du monde. Jamais enfermé dans son individualité, il est un homme du partage et de la révolte.

Tremblements, diversité, métissage, trace, relation, errance, éclatements, échanges, chatoiement définissent le processus que, dans de très nombreux manifestes (parfois écrits en collaboration avec Patrick Chamoiseau), Glissant appelle donc la « créolisation », opposée à toute légitimité autoproclamée, à tout système imposé, à toute identité enracinée dans le refus de l’autre, à tout pouvoir, à toute idéologie.

L’« opacité » même devient une caractéristique positive, en contraste avec « la fausse clarté des modèles universels ». C’est probablement toute cette élaboration, à mi-chemin entre l’analyse politique et historique et le chant poétique, qui sous-tendra les grands récits de genèse imaginaire que sont les derniers romans de Glissant. Il renoue alors avec ses premiers poèmes (Les Indes, étrange chant claudélien sur la colonisation et les effets ambigus des découvertes des « navigateurs » de la Renaissance).

En osant circuler d’un genre à l’autre, Edouard Glissant prouvait la grande cohérence de son œuvre. Moins poète que le Prix Nobel anglophone de Sainte-Lucie, Derek Walcott, moins romancier que Patrick Chamoiseau, moins politique qu’Aimé Césaire, il est, assurément, le plus philosophe de tous.

Mais, refusant la scission entre le concept et l’image, il introduit dans ses raisonnements la Nature et l’Histoire, les somptueux paysages de la Martinique réelle et de l’Afrique imaginaire, et de grands événements de l’humanité. Houle, ressac, cyclones, ouragans, huées, ventées, volcans. Mais aussi grandes figures fraternelles, d’artistes et d’hommes politiques. Kateb Yacine, Frantz Fanon, Nelson Mandela, Léopold Sédar Senghor, Richard Wright, ou Barack Obama (mis en garde toutefois dans une « adresse » qui rappelle au président américain sur lequel ont reposé tant d’espoir qu’il a des devoirs).

Contrairement à Patrick Chamoiseau, qui prend soin de convier le peuple simple des îles, les plus pauvres et les plus crédules, à côté des plus héroïques et des plus inspirés, les plus muets ou les plus impérialement bavards, Edouard Glissant parle en son nom propre. Il est un homme de l’écrit et de la subjectivité pensée. Il s’affirme auteur à part entière, tout en se défiant de toute autorité.

« L’écrivain est l’ethnologue de soi-même, disait-il à Alexandre Leupin (dans Les Entretiens de Baton Rouge, Gallimard, 2008), il intègre dans l’unicité de son œuvre toute la diversité non seulement du monde, mais aussi des techniques d’exposition du monde. » Glissant avait publié en octobre 2010 un autre recueil de dialogues, avec Lise Gauvin (Gallimard), sur le thème qui lui était cher du partage et de la révolte.

René de Ceccatty

Le Monde, 4 février 2011