Chaque écrivain a ses propres ses métaphores facilement remarquables par leur récurrence dans le texte. Emblématiques de la problématique de l’écrivain, elles peuvent se retrouver sous l’image allant d’un mot à un champ lexical. Tout étant signe représentatif d’une réalité, elles ne seraient donc pas gratuites. Reflet de l’imaginaire social de l’écrivain, la socio-littérature aidant, elles seraient l’écho d’une société donnée dont s’inspirerai l’écrivain. De ce fait, ces métaphores récurrentes de l’auteur ressortent donc de son environnement immédiat ou éloigné par rapport à son expérience personnelle. De ce fait, l’écriture serait la marque des réalités socioculturelles de ladite société. Tel serait, en général le cas de l’écrivain antillais Glissant, dans le présent article. En effet, sa plume plonge dans et puise tellement de son culturel que les traces de l’imaginaire collectif construit un riche sociolecte allant jusqu’à donner naissance à un lexique culturel antillais. Tout cela par la métaphore de l’eau et de ses corollaires.
En effet, la métaphore de l’eau chez Glissant est abondante dans son œuvre romanesque. Non moins significative, cette métaphore est la marque sur laquelle cet écrivain philosophe et historien antillais voudrait attirer l’attention de son lectorat. Pour Glissant, l’eau et ses corollaires seraient en relation avec l’identité antillaise dans son ensemble.
Pour tenter de le démontrer, deux textes romanesques nous ont servi de base: Le Quatrième siècle (1964) et La lézarde (1958). A notre humble avis, une lecture minutieuse de ces deux textes aboutirait à une sorte d’intertextualité thématique par rapport à l’imagination créatrice de l’écrivain.
Ceci est autant compréhensible que tout texte peut porter de façon explicite ou implicite, des traces d’un autre. Todorov (1984) parle du concept de dialogisme par rapport à l’œuvre de l’écrivain russe Michael Bakhtine. Cette rencontre dialogique entre textes donne ainsi naissance à un intertexte. Quant à l’œuvre de Glissant, un tel intertexte se construit autour du concept de l’eau. L’intertexte de l’eau se retrouve donc au centre de notre préoccupation dans cette analyse comme résultante de la relation entre textes glissantiens. A ce sujet, Barthes (2002) dit :
Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure, ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langage sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui. […] L’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. (11-12)
Ceci est acceptable dans la mesure où le non-dit du texte n’est pas aussi explicite que cela puisse paraître. Il revient au lecteur de le découvrir grâce à ses fortes capacités de lecture et d’interprétation. En effet, le texte porte plus de non-dits que des dits ; il y a plus d’implicites que d’explicites. Et Jean-Pol Roquect (2002) de renchérir :
Dans chaque énoncé, oral ou écrit, il y a une grande part d’implicite, il y a plus de vide que de plein, plus d’informations tues que d’informations dites. […] Il n’y a pas que le locuteur qui parle et qui crée. A l’interlocuteur de créer un univers de sens. Et c’est cet univers qui est implicite dans tous ces espaces du discours qui sont tus (1)
Au fait, par rapport à la présente analyse portant sur la métaphore de l’eau, grâce à l’image cristale sur laquelle est basée notre analyse, Glissant fait non seulement allusion à l’histoire du peuple antillais mais aussi et surtout il en retrace les contours identitaires. L’eau ne devient-elle pas ici le réceptacle de l’identité de ce dernier?
Au fait, si l’eau est naturellement source de vie pour l’être humain, tel qu’elle intervient dans plusieurs domaines de la vie : le sacré et le non sacré, elle peut aussi contribuer en être un agent et espace de sa dégradation à la fois. Ceci voudrait dire combien l’eau en tant qu’agent et espace peut présenter son ambivalence en s’inscrivant dans un registre aux deux genres : le positif et le négatif. Ada Ugah (1984) renchérit en disant: Dans l’imaginaire de Glissant, les implications profondes de l’image marine sont à la fois positives et négatives.
Le peuple antillais est enfant de l’histoire, celle qui se fonde sur l’esclavage avec tout ce que cela aurait comme conséquence au passé, au présent et au futur. Généralement produit de la déportation d’Afrique (et d’autres espaces géographiques) la présence du peuple antillais sur son actuel espace géographique dit antillais, dévoile la fonction capitale de l’eau comme voie, chemin de passage. La case du commandeur (1981), le prouve en des termes qui ne laisseraient personne indifférent au sort combien pitoyable du déporté :
Les habitants de ce pays furent transportés d’Afrique dans ce que l’on appelait le nouveau monde sur des bateaux négriers où ils mourraient en tas. On ose estimer à près de cinquante millions le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants qui furent ainsi arrachés de la matrice et coulèrent au fond de l’océan ou furent échoués comme écume au long des côtes américaines…(18)
Ici, l’histoire nous apprend quelque chose au sujet de la condition d’esclaves. Entassés dans les bateaux négriers sur la mer, l’itinéraire de ces derniers ne semble avoir eu rien d’enviable. Cette nature inhumaine des conditions d’esclaves, son itinéraire marin et ses corollaires, et toutes les conséquences y afférentes hantent tout en traumatisant l’antillais jusqu’à la haine de la mer, la haine de l’eau. Cette attitude créé chez Antillais un recul devant la mer ; l’Antillais lui a une sorte d’aversion liée au passé. Cette attitude est significative en ceci qu’elle est la résultante de l’histoire de ce peuple. Une histoire entachée des faits deshumanisants par le biais de l’image de la mer, voie forcée du négrier. Edouard Glissant en tire du matériel nécessaire- pas de moindre- pour construire l’ensemble de son œuvre romanesque. Et si l’homme antillais manifeste la haine ou le recul devant la mer à la différence d’autres communautés humaines considérant sa présence comme vitale, cette attitude ne devrait pas être gratuite. Elle est relativement liée au passé, à l’histoire symbolisée par la mer et des traitements subis par l’esclave sur la mer. Pour l’homme antillais donc, la mer porte les stigmates de son histoire macabre. Tout ce qui a trait à la mer devient donc un symbole angoissant, répugnant ; prédisposant à la révolte. Ce symbole d’une mer avec tout son corollaire porte-malheur de tout un peuple persiste dans l’imaginaire du sujet antillais au point que des écrivains de son espace géographique en font un sujet. A part Glissant, Maryse Condé ne lie pas la langue à ce sujet quand, dans L’Afrique littéraire et artistique (1980), ses propos par rapport à ces réalités sont l’expression combien douloureuse de l’écho du peuple antillais :
Certains symboles, le négrier en particulier, sont présents dans l’inconscient collectif et cristallisent à la fois la honte, la douleur et la colère. Ils s’accompagnent de toute une imagerie, fouet, sang, sueur,…. (57)
Pour ce fait, la mémoire traumatisée de l’Antillais face à la déportation et ses conséquences ont donné naissance à une littérature abondante aux Antilles.
Encrées dans la mémoire profonde de l’homme antillais, ces faits de très triste mémoire ne sauraient pas manquer de féconder l’imaginaire d’un écrivain du terroir. C’est en cela qu’Edouard Glissant en tant que fils du terroir s’accapare de ces images pour en faire non seulement une leçon d’histoire mais le répertoire même de l’identité antillaise ; somme de tous les traumas que rappellent l’histoire de ce peuple et qui fonde son identité. Il est alors compréhensible que l’écrivain Glissant soit obsédé par l’image de l’eau et ses corollaires métaphoriques. Elle s’effacerait difficilement de la mémoire collective qui la pérennise. En effet, elle en fait des leçons aux générations montantes afin que celles-ci restent gravées dans la mémoire des générations postérieures comme trace identitaire. C’est par exemple ce que fait Papa Longué, dans Le Quatrième siècle (1964), quand il s’adresse au jeune Mathieu Beluse en ces termes :
[…] Sur tout le front de mer on ne voyait que les masses croulantes d’une végétation incertaine, […]. Sur ce bateau, l’eau décapait le pont, ruisselait dans les soutes, noyait la cargaison croupie […] La maladie, la vermine, le suicide, les révoltes et les exécutions avaient ponctué la traversée des esclaves […]. Et on voyait encore les traces éparses de sang, autour de la tôle, car la tôle servait à faire danser, au rythme du feu, les insoumis qui avaient refusé de marcher pendant la demi-heure hygiénique sur le pont. Et la tôle elle-même était là, tordue, bossue, noircie, sanglante…(20).
Ce passage présente tristement des conditions combien inhumaines dans lesquelles furent transportés des esclaves. De tels genres de traitements baignant dans un registre négatif qui ne demandent pas une démonstration, dépassent l’entendement humain tant il est vrai qu’elles relèvent d’une cruauté sans pareil qui hanteraient le personnage antillais. Ceci pourrait expliquer en plus la perception combien haineuse de l’antillais envers la mer. Cette mer engendre ici une attitude négative dans l’imagerie de ce peuple. Ainsi, l’eau et le négrier sont perçus comme des anti-antillais ; des anti-nègres, des antihumains.
En effet, le bateau négrier- La Rose-Marie de son nom-ici liée, agent maritime et mortuaire de l’homme antillais est tant l’image de la mer et le reflet de la déshumanisation de l’homme noir sur la route des Amériques. Si le suicide est par endroit et par moment une prédilection pour l’esclave en route vers le nouveau-monde, ceci est compréhensible en ceci que non seulement le départ n’a pas été volontaire mais aussi et surtout pour se détourner des conditions atroces. La mort devenait une occasion favorable d’échapper aux multiples on ne peut plus tristes traitements lors de la traversée de l’Atlantique. Référence est faite ici à la tôle rouge telle que décrite et ses fonctions punitives, au sang, au feu, lesquels dans leur ensemble peuvent être groupés en unités lexicales sémantiquement emblématique de la souffrance engendrée par l’espace mer. En ce sens, la mer, un enfermement, est perçue ici comme un mouroir, un espace sacrificiel de l’homme en déportation. La suggestion n’est pas négligeable dans toute cette sémantique de la souffrance et de la mort à travers des unités lexicales précitées. En effet, si pour Jean de La Fontaine ‘’mieux vaut souffrir que mourir’’ pour l’esclave noir vers les Amériques, par contre vue ses conditions, la prédilection est à la mort. La souffrance ayant été tellement atroce, il fallait s’en passer par la mort dans la mer faute d’espace pour s’échapper. La mer est ici la seule ouverture, le seul espace libre, à défaut, un espace libéral mais sans vie. En effet, même si on y meurt, on n’y souffre pas autant que sur le bateau négrier. On y meurt bien sûr sans passer par autant de souffrances. En ceci donc, comme voie, passage obligé vers les Amériques, la mer recèle une connotation négative pour l’antillais. Cette image négative de la mer est reconnue dans l’imaginaire de Gaston Bachelard (1943): L’eau impure, pour l’inconscient est un réceptacle ouvert à tous les maux, une substance du mal (18). Cette perception bachelardienne de l’eau ici se rencontre effectivement dans l’imagination créatrice de Glissant. Ceci s’explique par des faits historiques au point que pour le Noir, la mer est le reflet du mal, elle en est bible ou le coran, elle retrace toute son histoire de la déportation et de ses malheurs. Par rapport à cette image négative de l’eau dans l’œuvre romanesque de Glissant, Jean Corzani (1978) renchérit en disant :
La mer (…) n’a pas cette splendeur vierge, innocente, surhumaine, cet aspect premier qui lui conserve le poète européen (Saint-John Perse). Elle porte en elle toutes les plaies du monde (…). Elle chante de sa voix profonde ; toutes les misères de l’humanité (59-60).
Si la mer selon Glissant est le lieu de la tragédie de l’homme noir traversant l’Atlantique sur le négrier, elle n’est pas moins le lieu même où se représente sa vie. Non seulement la mer participe mais aussi elle assiste au malheur de l’homme noir en pleine traversée de l’Atlantique. Elle est de surcroit même témoin oculaire et auriculaire de la souffrance historique de l’homme antillais. La mer écrit, décrit et inscrit cette histoire. Elle participe donc à l’élaboration de l’histoire de l’antillais tout en étant l’agent même de cette histoire.
D’autre part, l’eau quoique d’un côté étant si mal perçue dans l’imagination créatrice de Glissant, elle n’en reste pas là de façon permanente. Dans leur Dictionnaire des symboles (1997), Jean Chevalier et Alain Gheerbrant font remarquer le caractère ambivalent de l’eau :
Symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer et tout y retourne : lieu des naissances, des transformations et des renaissances. Eaux en mouvement, la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence, qui est celle de l’incertitude, du doute, de l’indécision et qui peut se conclure bien ou mal. De là vient que la mer est à la fois l’image de la vie et celle de la mort (623).
Ainsi, vu cette nature ambivalente de la mer, elle a aussi engendré l’espace et l’identité de l’antillais. Si d’un côté elle a été témoin et agent de la souffrance et de la mort des déportés, par ailleurs elle a été la source d’une vie nouvelle comme on peut le voir dans l’imaginaire glisantienne. L’eau, au lieu d’être agent et lieu de destruction elle peut aussi se révéler agent positif et pleine de capacité de vitalisation. En ceci, elle porte des stigmates d’une vie favorable à l’homme et participe non seulement à la démolition de l’humanité mais aussi à sa reconstruction dont les échos se font entendre partout. C’est ce qui est sa fonction première. L’eau est d’abord source de vie, image de l’immortalité. Tous les rites initiatiques se servent de l’eau. Voie d’accès pour une nouvelle vie, l’eau étanche notre première soif à la naissance. L’eau, liquide à la force réparatrice, elle sert à diluer une forte potion durable ; dans un vin fort on ajoute un peu d’eau pour le rendre potable ; en une cuisine à forte quantité de sel on ajoute un peu d’eau pour la rendre mangeable afin de donner la vie. La mer a joué une telle fonction en donnant naissance à une nouvelle vie et un nouvel espace reconnus aujourd’hui comme identité et espace antillais.
En effet, une fois accosté sur les rivages de la mer en terre américaine le déporté avait-il un autre choix ? Enfant de la nuit, ne pouvant pas retracer des chemins parcourus même dans l’imagination, le seul choix restant se traduit par la seule adaptation à nouvel espace, à un nouveau monde, à la terre d’accueil et oublier la terre première. Car à quoi servirait encore de penser au milieu dont on ne peut retracer la route de retour ? Tout est confus dans la mémoire. La rupture involontaire avec la terre natale étant consommée, Bernadette Cailler (1979) dans Itinéraire poétique : Edouard Glissant et l’anti-anabase dit :
Le cordon ombilical à la terre africaine, une fois pour toutes tranché, le flot d’une culture et de ses langues étranglé, il n’y aura plus d’autre possibilité pour le déporté que d’établir des relations nouvelles, d’abord avec son île, et puis de l’île à la mer, et de la mer au monde (117).
Ceci est compréhensible en ceci que le voyage dans lequel il était embarqué fut un voyage sans retour ; un voyage de coupure directe et définitive d’un homme arraché de sa terre première. Pire encore la relation avec cette terre-mère est difficile à établir pour le déporté tant il est vrai que les conditions de sa déportation ont été si brutales qu’il lui est difficile de se retrouver. Ici, l’eau h au lieu d’être agent et lieu de destruction elle peut aussi se révéler agent positif et pleine de capacité de vitalisation. En ceci, elle porte des stigmates d’une vie favorable à l’homme et participe non seulement à la démolition de l’humanité mais aussi à sa re-construction. Ses échos se font entendre partout en des longues nuits du bateau négrier qui n’ont pu accorder à l’homme antillais la chance d’un quelconque retour. Glissant, dans Le discours antillais (1981) dira :
D’abord la traite, comme arrachement à la matrice originelle. Le voyage qui a greffé en nous ce lancinement d’Afrique contre qui nous devons paradoxalement lutter aujourd’hui afin simplement de nous ancrer dans notre dû sol. La terre-mère est aussi pour nous la terre inaccessible (277).
Ce passage vient en fait de désacraliser la possibilité de retour. Car comme on le sait, le retour est plus souvent envisagé dans le cadre d’inadaptation à un nouvel espace. Ceci se comprend tant il est vrai que grande est la différence de vie entre l’espace matriciel ou d’origine et celui d’adoption. Tout change, semble changer sur le nouvel espace au point que le nouvel arrivant va se noyer dans des méditations qui vont la nostalgie. Le changement dicté ici par les conditions de déplacement, les traitements subis, l’environnement, la communication et le nouveau mode de vie, ne sauraient que faire penser à un retour comme le dit Glissant, dans Le discours antillais (1981) :
La première pulsion d’une population transplantée, qui n’est pas sûre de se maintenir au milieu de son transbord, l’ancien ordre de ses valeurs, est le Retour. Le Retour est l’obsession de l’Un : il ne faut pas changer l’être. Revenir, c’est consacrer la permanence, la non-relation (30).
Au fait, enfant de la nuit l’homme, sous des bateaux négriers, l’antillais débarquait sur une terre nouvelle où il obtenait une nouvelle vie. A ce stade, la mer ayant donné naissance à une nouvelle vie, dépasse son caractère de complice au malheur du déporté pour se positionner comme nouvelle force créatrice, fécondatrice d’une vie nouvelle. Ici, la mer devient une mère. De la nature d’agent de destruction la mer passe donc à celle d’agent de reconstruction. La mer se traduit ici en lieu de la naissance d’un destin collectif ; espace de renaissance. De l’histoire négative nait une nouvelle communauté au destin commun : l’esclavage. Au fait, comme on peut le lire dans La lézarde, Glissant lui-même reconnaissant le caractère destructeur de la mer lui demande aussi de faire part de la reconstruction de l’humanité : la mer fut complice du mal, qu’elle soit aussi complice du bien (153).
Sa complicité dans le bien semble être grande que la terre antillaise est un espace de rencontre des peuples de plusieurs horizons. Et c’est ce caractère pluriel des hommes qui composent cette terre qui fait de la mer non plus agent de destruction mais celui de reconstruction comme on peut le lire dans Le Quatrième siècle (1964) :
Puisque la mer avait brassé les hommes venus de si loin et que la terre d’arrivage les avait fortifiés d’une autre sève. Et les terres rouges s’étaient mélangées aux terres noires, la roche et la lave aux sables, l’argile à la mer et la mer au ciel : pour enfanter dans la calebasse cabossée sur les eaux un nouveau cri d’homme, et un écho neuf (285).
La terre antillaise est donc ici un nouveau pays, un nouvel espace, un lieu de rencontre de personnes de souches diverses, porteuse de la marque de toute l’humanité. On y trouve non seulement des africains, mais aussi des hommes venus de différents coins du monde. Une sorte de mosaïque qui deviendra ici les Antilles. De là, la possibilité d’une identité unique, cède de place à une identité rhizome. Celle-ci tire de partout sans être supportée par une seule souche et sans qu’aucune racine prétende fonder la vie de l’ensemble. C’est de cette perception de l’identité de Guattari et Deleuze que Glissant tire sa nouvelle perception identitaire appliquée sur les réalités antillaises.
Comme pour conclure, Glissant donne à la mer une image ambivalente quant à l’identité antillaise. Au lieu de s’arrêter à son image comme espace et agent de la souffrance de l’homme noir, Glissant dont cet imaginaire traverse toute l’œuvre, accorde aussi à la mer une valeur positive. Celle d’agent de création d’une vie nouvelle. L’eau a donné naissance à un nouveau monde, les Antilles. Cette nouvelle demeure est la résultante d’un mélange des peuples de diverses sources. Ici, aucun peuple ne saurait revendiquer à lui-seul l’identité antillaise. Tout le monde en est partie prenante. La mer passe de l’image liquide à l’image humaine, celle de mère. Sur le sol des Antilles, la mer-mère n’a –t- elle pas enfanté d’un enfant et d’un espace qui s’appellent Antillais ?
La multiplicité des cultures d’origine aidant, la culture antillaise est une fille créole :
Ni Africains, ni Européens, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles (13). Nous sommes tout à la fois, l’Europe, l’Afrique, nourris d’apports asiatiques, levantins, indiens, et nous relevons des survivants de l’Amérique précolombienne (27).
Sans chercher à minimiser la perception créole de l’identité antillaise, nous pouvons aller plus loin en la considérant par rapport au rhizome. En effet, celui-ci se distingue de la plante aux racines en ceci que cette dernière a une racine principale ou nourricière de toutes les autres et dont dépend la vie de l’arbre. La racine principale se considère comme source nutritive, pourquoi pas la mère des autres, la force qui leur donne vie. Bref, la vie de l’arbre dans son ensemble. Il n’en est pas ainsi du rhizome. Plutôt que dépendre d’une source dite racine principale, le rhizome par contre le rhizome, une plante qui, non seulement tire de partout mais donne partout. Ici, aucune notion de supériorité ou d’infériorité ne saurait se développer. Cette perception identitaire glissantienne faisant allusion a la perception de Galeuze et Guattari serait donc a la base de la perception identitaire des Antilles, selon la vision du monde de Glissant. En bref, aucun descendant de n’importe quel groupe d’esclave ne saurait se déclarer le fondateur des Antilles. Ils sont tous plutôt les enfants de la mer. Une mer, amère, espace et complice des malheurs des déportés à la fois, devenue mère par le concours de l’histoire.
Références bibliographiques :
Ada, Ugah. L’Imagination créatrice dans l’œuvre romanesque d’Edouard Glissant: Essai sur la représentation de l’eau, de la terre et du feu, 1984.
Barthes, Roland. Théorie du texte. 2002.
Bernabé, Jean. Éloge de la créolité. Gallimard : Paris, 1989.
Bernadette Cailler. Un Itinéraire poétique; Edouard Glissant et l’anti-Anabase Présence Francophone (1979): 107-132.
Chevalier, Jean et Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles. Seghers : Paris, 1977.
Condé, Maryse. L’Afrique littéraire et artistique 1980.
Corzani, Jean.
Glissant, Edouard. Le Quatrième siècle. Gallimard : Paris, 1964.
—. La lézarde. Gallimard : Paris, 1997.
—. Le discours antillais. Gallimard : Paris, 1981.
—. Le quatrième siècle. Gallimard : Paris, 1997.
—. La case du commandeur. Gallimard : Paris, 1997.
Roquect, Jean-Pol. Lecture et implicite www.crdp-reims.fr/ien/metiers_fichiers/lecture. 2002.
Todorov, Tzevan. (1984. Michael Bakhtine, la dialogique, 1984.