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« Kreyol Man La » : de la belle danse, mais…

Alfred Alerte est un chorégraphe d’origine martiniquaise, installé en Métropole dans un lieu nommé la Bergerie de Soffin (département de la Nièvre). Dans Kreyol Man La, il revient sur son enfance à Trenelle, en danse, en musique… et en paroles. Disons tout de suite pour lever toute ambiguïté que nous avons aimé cette pièce, tout en déplorant un mélange de genres bien superflu, même s’il est évidemment légitime qu’un créateur ait envie d’exprimer ce qu’il a sur le cœur. Et sans doute le fait que cette pièce soit créée à la Martinique après une dernière résidence sur place explique-t-il en partie ces débordements. Sans doute explique-t-il aussi l’apparition à la fin de la pièce de cinq danseuses bèlè : un geste sympathique mais le contraste entre les deux sortes de danse ne pouvait pas être à l’avantage de la seconde. En l’occurrence, l’apparition de ces cinq danseuses apparaît plutôt comme une intrusion qui vient casser l’ambiance, de même que le retour, au milieu de la pièce, du conteur créole que nous avions déjà largement entendu dans un prologue délivré au pied du plateau puis sur le plateau.

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Venons-en à la danse, puisque c’est ce qui nous avait amené vers ce spectacle et ce qui nous a fait l’aimer. Avant même qu’il débute, lorsque s’éclaire le plateau, le spectacle qui s’offre à nous est saisissant : des personnages sans tête, vus de dos, massifs, hiératiques qui font immédiatement penser aux colosses de Laurent Valère installés au Diamant (la référence à Cap 110 est soulignée dans le texte pour ceux qui n’auraient pas compris). Ces personnages demeurent longtemps immobiles, le temps que s’achève le discours (lequel reprendra plus tard comme déjà indiqué). Le moment enfin venu – mais contempler ces silhouettes massives dans une demi-pénombre était peut-être la partie la plus fascinante de la pièce, malgré l’indéniable qualité de la danse qui suit – les quatre danseurs libèrent leur tête en faisant descendre quelque peu leur costume et, nous découvrons alors, après qu’il se soient retournés vers nous, que les bandes de tissus chatoyants devant leur costume n’ont absolument rien de minéral, qu’elles sont appelées à créer un festival de couleurs dès qu’ils se mettront à danser. Mais l’on ne pouvait en rester là, bien sûr, l’un après l’autre les quatre danseurs se défont de leur costume, plus exactement ils s’en extraient, avant de l’abandonner, tenu par son armature, debout sur le plateau. Alors la pièce commence vraiment, solos, duos, etc. toutes les combinaisons sont possibles, sachant quand même que, puisque la chorégraphie est très fortement inspirée par les danses de rue (à commencer par le hip-hop), il y aura des numéros individuels où chacun sera appelé à démontrer sa virtuosité.

Deux bâtons, deux bouts de bambou posés sur le plateau deviennent des accessoires pour les deux les danseurs alors présents ; il seront rejoints par les deux autres danseurs également munis d’un bâton et la danse deviendra combat… Les tableaux s’enchaînent rapidement et c’est très beau ! Un vibraphoniste et un saxophoniste délivrent un jazz moderne qui leur a valu des applaudissements particulièrement nourris à la fin. On admire, au passage, que les danseurs réussissent à rester « synchros » sur une telle musique. Les changements de lumière interviennent à bon escient. Les spectateurs sont « cloués » lorsque la lumière comme la musique devenant soudain plus forte, les danseurs semblent brièvement s’envoler.

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Pourquoi Alfred Alerte a-t-il éprouvé le besoin de noyer – même si ce terme est un peu trop fort – sa pièce dans un galimatias de paroles et d’ajouter une séquence folklorique à la fin ? Il défend sa démarche dans un « Manifeste » disponible sur le site de la Bergerie de Soffin, qui mobilise Césaire et Glissant : on comprend qu’il a voulu rappeler tout à la fois son histoire de gamin de Trenelle et celle de la Martinique. C’est évidemment son droit et peut-être qu’une partie du public martiniquais – qui a généreusement applaudi mais à quelle partie du spectacle ? – a totalement adhéré à cette démarche. On peut toutefois se demander s’il n’y avait pas chez le chorégraphe une arrière pensée, s’il n’a pas jugé qu’il serait plus facile de se faire accepter par les producteurs et les diffuseurs en accompagnant sa danse d’un discours correspondant à ce qu’il jugeait être leurs attentes. On est souvent surpris par les déclarations d’intention des chorégraphes, pleines de vertueux sentiments mais sans rapport évident avec la prestation des danseurs, ce qui ne mange pas de pain, alors on laisse dire et on se concentre sur la danse. Alfred Alerte va plus loin en imposant son discours (devant et) sur le plateau. En tant que spectateur, j’aimerais autant que cela ne devienne pas une mode.

Kreyol man la, chorégraphie d’Alfred Alerte avec Paco Esterez, Dominique Linise, Francis Saint-Albin a.k.a. Madak et Jean-Félix Zaïre. Musique Benjamin Flament et Lionel Martin. Lumières Yann Dupont. Costumes Abishag Voundi et Dominique Lorté. Conteur créole Jocelyn Régina. Crédit photo Jean-Luc Luyssen.

Tropiques Atrium, Fort-de-France, 23 janvier 2025.