Mondes caribéens

Francopolyphonie du Tout-Monde : Penser la francophonie avec Édouard Glissant

Édouard Glissant est-il un écrivain francophone ? Cette question, souvent posée, peut recevoir des réponses positive et négative.

Il est certes habituel de le considérer comme un auteur francophone. Des raisons anecdotiques (dans les rencontres internationales d’écrivains, Édouard Glissant tient à indiquer comme pays de provenance, non pas la France mais la Martinique), viennent se joindre à des motifs très profonds : la Caraïbe, pensée dans son altérité, est le creuset de son inspiration, de son œuvre romanesque comme de sa réflexion. Cette dernière est traversée de notions dont le caractère caraïbe est évident : pensée archipélique, culture composite, créolisation, pensée de la trace, etc. En un autre sens cependant on ne saurait le ranger parmi ce que l’on nomme d’ordinaire les auteurs francophones. Pour des raisons diverses. D’une part il est un écrivain que l’on peut à bon droit qualifier de français : publié par les éditions Gallimard, il n’emploie pas le créole mais (ceci est particulièrement notable dans ses ouvrages de réflexion) une langue plus proche en fait de celle de Paul Claudel que du français qu’illustre par exemple son disciple Patrick Chamoiseau. D’autre part, et dans une tout autre direction, son horizon est le monde entier, dans sa diversité ; au plus vrai, Édouard Glissant se qualifierait sans doute volontiers d’écrivain tout-mondial. Enfin, et c’est ce qui nous importe ici, Édouard Glissant semble se méfier de la francophonie :

C’est d’ailleurs pourquoi je n’ai jamais accepté la sorte de vague ralliement qu’est la francophonie (Poétique du divers, p. 41).

Paradoxalement le peu de goût d’Édouard Glissant pour la chose francophone (on a noté la formule quasi gaullienne : vague ralliement), ainsi que sa théorie générale du Tout-monde nous permettent de saisir profondément la francophonie, en un mot de la penser. (1)

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La francophonie est en effet un objet de réflexion. Il n’est pas besoin de penser le Commonwealth, lequel ne regroupe pas tous les pays anglophones (les États-Unis, au premier chef, en sont absents), et ne se fonde pas sur la langue anglaise, qui ne figure même pas dans ses statuts. Certes, la francophonie peut sembler un fait, ou du moins un critère géographique : il est des pays tropicaux, industriels, maritimes, granitiques ; il en est de francophones. Mais c’est oublier que le terme fut créé vers 1880 par le géographe républicain Onésime Reclus, opposant au second Empire puis Communard. Il entendait regrouper, au-delà du colonialisme, un vaste empire de langue, de culture et de valeurs républicaines, destiné à faire pièce aux prussiens campés derrière les Vosges. Les indépendances réalisées, le terme fut repris par les présidents Senghor (Sénégal), Bourguiba (Tunisie) et Diori (Niger), afin de projeter une forme d’alliance postcoloniale, de coopération apaisée avec l’ex-métropole. Le rêve de Reclus fut en somme réalisé par les décolonisés eux-mêmes.

La francophonie est une géographie, qui résulte de l’histoire et que mobilise un projet politique. Elle est de part en part une ambition collective, un espoir. Devenue institutionnelle au cours du XXe siècle, elle est la seule organisation internationale fondée sur une langue. Que celle-ci sur le français n’est en rien un hasard.

Un tropisme à l’universel

Cet idiome possède en effet quatre traits propres qui en expliquent la singularité et la vocation à « rallier ».

C’est une langue essentiellement messianique. N’existant que par son expansion, cet idiome n’a de valeur que par elle. Quand Rivarol, à la fin du XVIIIe siècle, remporte le prix de l’Académie de Berlin avec son Essai sur l’universalité de la langue française, le français est la langue des élites européennes cultivées ; mais il est alors très peu parlé en France. Son histoire est celle d’une expansion continue, puis d’une aspiration à l’universel : développement exclusif en France aux dépens des dialectes ; extension conflictuelle en dehors des frontières. Une expression cartographique est couramment donnée à ce développement, le français s’étendant peu à peu, par cercles excentriques, à partir de la région parisienne, en un déploiement parallèle à l’expansion politique des Capétiens puis de leurs successeurs, et à l’accroissement de leurs possessions. Rappelons que l’invention, à la fin du XIXe siècle, du francien (dialecte supposé de l’Île-de-France médiévale, que l’on croit à l’origine du français national) est due notamment à la nécessité topologique de fixer une origine séminale et ponctuelle à cette expansion excentrique ; le francien fut en outre inventé par des grammairiens républicains et jacobins, par ailleurs défavorables aux patois, favorables à la domination du français en France et au-delà des mers. (2) Nous avons parlé de messianisme. Le français possède cette spécificité d’être fort, non seulement du nombre de ses locuteurs maternels (comme tout idiome) mais de celui de ses apprenants. Sa vitalité tient à ce que d’autres le désirent, l’apprennent et l’emploient. L’État français attribue des crédits considérables à la diffusion extérieure de sa langue ; on sait l’ampleur de la francophonie institutionnelle.

Le français est ensuite une langue principalement artificielle. Il possède un socle stable et normé, dû au travail normatif important depuis le XVIIe siècle ; ce dernier a touché principalement la correction syntaxique, monumentalisation de la langue. Épuré, surveillé, protégé (État, Académie, institutions diverses) le français n’est en rien un idiome laissé à son libre cours. Ce qui a deux conséquences contradictoires. Le conservatisme et le purisme y sont d’une part des plus puissants ; sa nature artificielle et scolaire a facilité d’autre part sa diffusion mondiale. (3)

C’est également une langue constitutivement politique. Tissant le social, elle institue la citoyenneté : parler français, c’est toujours appartenir. En France les noces de la langue du pouvoir sont anciennes : Serments de Strasbourg, édit de Villers-Cotterêts, etc. La francophonie, comme institution internationale élaborée à partir des années 1960, est l’ambition d’une appartenance nouvelle. Elle n’est rien d’autre que l’extension au monde de cette capacité à produire du politique. Les présidents Senghor, Bourguiba et Diori ont donné à leur projet politique un fondement linguistique par un réflexe de chefs d’État, de citoyens et d’anciens élèves.

Le français est enfin une langue fortement axiologique ; elle s’accompagne de valeurs communément partagées. Dans cet ensemble massif de représentations collectives que l’histoire a constituées, et qu’Édouard Glissant nomme justement « la masse tranquille de la langue » (Poétique de la relation, p. 122), se rencontre une affection généralisée (on n’ignore pas le succès des concours de dictées et des émissions audiovisuelles), laquelle peut tourner au fétichisme obsessionnel (purisme) ; on y discerne également un privilège accordé à l’origine (4) ; on y trouve enfin un ensemble de valeurs unanimement attribuées à l’idiome. Celles-ci furent tour à tour : la clarté (aux XVIIe et XVIIIe siècles), l’expression de la liberté et des droits de l’homme (depuis la période révolutionnaire), l’ardeur postcoloniale (de Reclus à Fanon), l’humanisme enfin (« humanisme intégral » de Léopold Senghor). Édouard Glissant parle, non sans quelque suspicion, d’une « transcendance de la francophonie » (Poétique de la relation, p. 127). Le ralliement francophone fut bien l’œuvre de décolonisés ; mais ceux-ci étaient passés par l’école de la République française. Ils y avaient acquis la conviction que le français est un instrument de libération et de fraternité par l’amour partagé du bien dire : l’idée qu’un lien grammatical fédère les hommes libres.

Le français est à la fois une langue est un logos. Nous parlerons à son sujet de monologisme : une langue pensée comme unique, fondée sur une norme stricte, objet d’un logos unitaire, associée à une axiologie rassembleuse. La francophonie est d’essence monologique. On n’explique pas autrement qu’un projet politique international ambitieux ait pu se bâtir sur une langue ; on comprend sa vocation à unir, en regroupant et en protégeant :

Dans le contexte indéterminé de ce qu’on appelle la francophonie, l’idée apparemment simple était donc de considérer la langue française comme porteuse a priori de valeurs, par quoi elle eût pu aider à corriger les tendances anarchisantes des diverses cultures qui, entièrement ou partiellement, relèvent de son expression. La francophonie ne serait pas tant ce qu’elle avouerait d’être, un rassemblement solidaire de convergences culturelles, qu’une sorte de prophylaxie générale contre des déculturations et des diffractions estimées regrettables. C’est ainsi du moins qu’on pourrait analyser le discours de nombre de ses premiers promoteurs. (Poétique de la relation, pp. 126-127).

 

De l’universel à la mondialisation

Ce « rassemblement solidaire de convergences culturelles », pour reprendre la belle formule d’Édouard Glissant, pensé par ses fondateurs comme un lien apaisé entre les ex-colonies et l’ex-métropole, est plus que jamais nécessaire : il est une réponse à ceux des effets de la mondialisation que l’on peut juger néfastes ; il constitue une valeur est une perspective d’avenir pour le Tout-monde :

J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant, et, en même temps la « vision » que nous en avons. (Traité du tout monde, p. 176).

« Le temps du monde fini commence » avait noté Paul Valéry. Édouard Glissant décrit un univers désormais parcouru en tous sens, immédiat en chacun de ses points, perpétuellement contemporain, tendant enfin à l’unification, à la banalisation et au sabir (les mêmes objets, les mêmes rites, les mêmes langages). Le projet francophone acquiert par suite une singulière actualité ; il est une offre politique estimable et féconde, une solution aux problèmes que pose l’étape actuelle de la mondialisation.

Trop utilisé, ce dernier terme est laissé dans le vague, sinon dans l’à-peu-près de l’invective. C’est au contraire un phénomène précis et qui possède une histoire. La mondialisation économique, dont les racines sont anciennes (elles plongent dans le XVIe siècle) a ouvert les océans, les échanges et les marchés. Au cours du XXe siècle, une mondialisation informatique et informative est venue s’adjoindre à la précédente, la complétant et la renforçant (notamment par le privilège unifiant accordé à la langue anglaise) : médias de masse, nomadisme des télécommunications, internet. Une société de l’information universelle se met en place, dont on voit les apports immenses, mais aussi les limites. Comme le note pertinemment Dominique Wolton : « le mythe de la « société en ligne » rappelle l’importance des médiations nécessaires pour vivre ensemble : les ordinateurs sont connectés, les hommes et les sociétés ne le sont jamais » (5). La fin des distances physiques, rappelle Wolton, révèle l’étendue des distances culturelles.  « J’écris désormais en présence de toutes les langues du monde », déclare Édouard Glissant (Traité du Tout-monde, p. 26) ; nous vivons désormais en présence de tous les habitants du monde. Cette présence aux autres passe cependant par la présence à soi :

Je te parle dans ta langue et c’est dans la mienne que je te comprends (Poétique de la relation, p. 122).

L’unification informationnelle entraîne un réveil des identités culturelles. Celles-ci peuvent être un refuge, repli sur soi par réaction, esprit de clocher au milieu, fondamentalisme agressif au pire (et le pire est déjà sous nos yeux). Elles peuvent être également une ardeur pacifique et démocratique : une relation, une cohabitation, un échange.

Au travers d’expériences déjà en cours (Union européenne, Francophonie, alliance Espagne – Amérique latine, etc.) se laissent apercevoir les linéaments d’une nouvelle mondialisation bénéficiant des apports des précédentes ; elle se fonde sur la différence des cultures, le respect éclairé de l’autre, la cohabitation des mémoires, les rythmes dissemblables (vitesse de l’internet, lenteur des savoirs), au travers du multilinguisme enfin :

Le divers du monde a besoin des langues du monde (Traité du Tout-monde, p. 121).

« La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes (ibid., p.31) ». Il importe en effet de privilégier des zones culturelles et linguistiques d’échange et de solidarité, mettant en oeuvre la variété des êtres au monde. La mondialisation est une nouvelle donne, ainsi qu’une chance incroyable pour la francophonie ; pour autant qu’on la pense activement et en termes nouveaux. Elle est par excellence une de ces zones culturelles, multiples et solidaires. Dans les termes d’Édouard Glissant, elle est une trace frayée au travers des risques d’unification mondiale, une relation, non orientée et sans hiérarchie ; elle est un archipel.  Elle rassemble des pays et des cultures que tout distingue, mais que réunissent la pratique d’une langue et les valeurs que nous lui associons :

Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de l’ouverture et du partage (Traité du Tout-monde p. 231).

La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons. Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées de système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos non moins somptueuses errances. La pensée de l’archipel, des archipels, nous ouvre ses mers. (Ibid, p. 31).

Observons cependant qu’adopter une telle perspective invite à une double action. Il convient tout d’abord de ramener vivement la francophonie à ce qui la définit, à ce qui par principe fonde et exprime la diversité culturelle : la langue. Regroupant toujours plus d’États (63 depuis le Sommet de Bucarest en septembre 2006) l’Organisation internationale de la Francophonie risque de devenir une sorte de « Nations unies bis ». On en voit les avantages (un poids institutionnel et diplomatique (6)) ; on en saisit les inconvénients : elle risque de perdre en compréhension ce qu’elle gagne en extension. Il importe donc de ressourcer la francophonie dans la langue française. Accroître son enseignement et son usage, lier les pays officiellement francophones par une charte d’emploi du français, investir dans l’éducation et dans la recherche, promouvoir les échanges culturels, aider les créateurs et les écrivains : ils sont la source vive de la langue.

Il est non moins urgent de repenser le fondement linguistique de cette solidarité culturelle. Si la francophonie entend porter dans le monde les couleurs de la diversité, on attend qu’elle l’illustre elle-même. Selon un paradoxe tout apparent, elle n’a d’avenir que par l’ouverture aux autres langues ; elle doit se faire francopolyphonie. En cela, sa tâche est double. Valoriser d’une part son plurilinguisme intrinsèque : être francophone, c’est être au moins bilingue. Et notons que si la France entend adhérer pleinement au projet francophone, elle doit protéger et promouvoir ses langues minoritaires. Comme l’affirme Édouard Glissant :

Véhiculaire ou non, une langue qui ne se hasarde pas au trouble du contact des cultures, qui ne s’engage pas à l’ardente réflexibilité d’une relation paritaire aux autres langues, me paraît, peut-être à long terme, condamnée à l’appauvrissement réel (Poétique de la relation, p. 126).

Mais surtout, la francophonie doit pluraliser l’idiome qu’elle offre en partage. Un archipel n’a pas de centre, il est relation et rhizome. Il convient par suite de mettre en cause la centralité et la primauté de la variété française. D’opposer au bloc dur, académique et scolaire, sur lequel ses promoteurs ont fondé le « ralliement » ce que Glissant appelle le compromis créole. Il ne s’agit certes pas de déconstruire la langue, mais d’opérer une infiltration, une progression par les marges, un libre marché des vocables ; il s’agit d’avoir au cœur l’intuition active de la créolisation, dans l’esprit la conscience qu’elle fut à l’oeuvre tout au long de l’histoire de cette langue. Pour cela le rôle des créateurs est exemplaire et décisif. L’écrivain Édouard Glissant en a l’expérience concrète et la conviction :

Il y a aujourd’hui plusieurs langues françaises, dont la langue permet de concevoir sur un mode nouveau l’unicité, qui ne peut plus être monologique. Si la langue est donnée d’avance, si elle prétend à vocation, elle rate l’aventure et ne prend pas dans le monde (Poétique de la relation, p. 134).

Se dessine ainsi une nouvelle Deffence et Illustration :

Parlons à la France, non pas pour la combattre, ni pour en être les servants, ni pour en être les appointés, mais pour lui dire d’une seule voix que nous allons entreprendre autre chose. Expliquons-lui aussi que la norme de sa langue serait bientôt caduque (…) si la langue ne courait pas les hasards du monde. Et que nous l’avons transmuée, cette langue, la prenant avec nous. (Traité du Tout-monde,  p. 228).

Il est urgent d’ouvrir la langue française sur le grand large. Non pas de l’universaliser au sens de Rivarol, mais de la tout-mondialiser dans la perspective de Glissant. Concevoir une francopolyphonie du Tout monde ; en faire le vecteur de relations culturelles ouvertes, non orientées mais solidaires, expressions multiples d’une appartenance.

Afin d’être la politique qui convient à l’univers contemporain, la francophonie doit d’abord être une poétique.

Qu’un écrivain, par son œuvre magistrale, par sa réflexion profonde, par sa sensibilité extrême à la dialectique du mouvant et du constant, par son intuition caraïbe des appartenances, nous aide à concevoir une nouvelle francophonie, voilà la plus parfaite définition, en acte, de cette dernière.