Il ne s’agissait pas de métaphysique, mais d’une vie à vivre, d’un péril à courir, d’une éthique à fonder et de communautés à sauver. À cette question, nous tâchâmes, vous et moi, de répondre… Et ce fut la Négritude…
Aimé Césaire, discours d’accueil de Léopold César Senghor en Martinique, 1976.
L’histoire de l’invention de la Négritude a été plusieurs fois contée. La rencontre à Paris, au tournant des années trente de trois étudiants, l’Africain, Léopold Sédar Senghor, le Martiniquais, Aimé Césaire et le Guyanais, Léon-Gontran Damas. Trois jeunes gens déracinés, trois poètes aussi pour lesquels l’expression de la pensée politique passe d’abord ou en tout cas tout autant dans l’acte sacré de l’écriture que dans les discours de tribuns. Le terme « Négritude » fut forgé par Césaire, d’abord dans un article de la revue parisienne L’Étudiant noir, puis dans le Cahier du retour au pays natal (1re éd. 1939), peut-être le plus grand poème du XXe siècle en langue française.
Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience
(Césaire, Cahier).
Réfléchissant, tardivement, sur la signification concrète du terme, Senghor distinguera deux aspects :
La négritude se présente sous deux aspects : objectif et subjectif. Sous son aspect objectif, c’est l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, dont le sens de la communion, le don de l’image analogique, le don du rythme…, c’est une symbiose entre l’intelligence et l’âme, l’esprit et la matière… Dans son aspect subjectif, la négritude est aussi une certaine volonté et une certaine manière de vivre les valeurs que voilà. Senghor, La Poésie de l’action. Conversations avec Mohamed Aziza, 1980.
On a pu s’interroger sur le caractère raciste ou non du mouvement de la Négritude. C’est une fausse querelle. Si l’on appelle « racisme » l’attitude de mépris d’une communauté qui se considère supérieure à l’égard des autres communautés, le terme ne s’applique pas, à l’évidence, à une démarche qui insiste sur les différences sans établir de hiérarchie. De même si l’on appelle « racisme » toute doctrine qui explique les différences par la biologie, la négritude ne correspond pas non plus à la définition car les différences, si elles sont bien soulignées, sont d’ordre culturel. La Négritude n’est même pas un mouvement de fermeture à l’autre, de repli sur soi-même. Au contraire, pour Senghor, elle doit être une « pierre d’angle dans l’édification de la Civilisation de l’Universel » (Liberté I, Négritude et humanisme). D’où l’attachement indéfectible à la langue française et déjà, chez le même Senghor, le plaidoyer en faveur du « métissage culturel ».
Cela n’empêche pas, évidemment, la reconnaissance qu’une refondation soit nécessaire face aux ravages ici de la colonisation, là de la traite et de l’esclavage.
Cela s’énonce en prose :
En propageant en Afrique sa civilisation rationaliste, scientiste, matérialiste et athée, la civilisation capitaliste, l’Europe a désorganisé, plus que tout autre, la société négro-africaine en tarissant les sources mêmes de sa civilisation (Senghor, Libertés II, Négritude et voie africaine au socialisme).
Ou en vers :
Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonge et gonflés de pestilence,
car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie
que nous n’avons rien à faire au monde
que nous parasitons le monde (Césaire, Cahier).
La haine du blanc, du colon, est néanmoins refusée comme un mouvement purement négatif et d’abord destructeur de celui qui hait, mais cela ne va pas sans effort :
Mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine,
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race (Césaire, Cahier).
J’oublie
Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusil qui croulèrent les empires
Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent
Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent…
Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine… (Senghor, « Neige sur Paris », Hosties noires).
La tentation d’un affrontement reste d’autant plus forte que l’époque est manichéenne. Le marxisme désigne clairement les exploiteurs et les exploités tandis que Sartre – auquel on a confié le soin de préfacer l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française rassemblée par Senghor (1948) – jette de l’huile sur le feu en désignant le Noir comme doublement aliéné :
Le Noir, comme le travailleur blanc, est victime de la structure capitaliste de notre société… Mais, si l’oppression est une, elle se circonstancie selon l’histoire et les conditions géographiques. Le Noir en est la victime, en tant que Noir, à titre d’indigène colonial ou d’Africain déporté. Et puisqu’on l’opprime dans sa race et à cause d’elle, c’est d’abord de sa race qu’il lui faut prendre conscience… (Contrairement au Juif, blanc parmi les blancs) le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l’authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il réclame le mot « nègre » qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté (Sartre, Orphée noir, 1948).
Déjà, William E. B. DuBois, l’ancêtre de la Négritude, avait pris partie contre toute assimilation des Noirs américains au sein des États-Unis à domination blanche (The Soul of Black People, 1890). Tout cela conduit au versant « subjectif » (cf. supra) de la Négritude. S’il est vrai – dixit DuBois in La Conservation des Races – que « le peuple Nègre, en tant que race, a un apport à faire à la civilisation et à l’humanité que nulle autre race ne pourrait faire », alors, il est vital pour lui comme pour l’humanité toute entière de maintenir sa spécificité et, lorsqu’elle celle-ci se trouve menacée, de la restaurer. Les circonstances historiques – le régime colonial qui se maintenait des deux côtés de l’Atlantique – justifiaient sans aucun doute que les Noirs sous l’autorité de la France passent à leur tour par cette phase d’affirmation de soi. Césaire a mieux que quiconque décrit les effets délétères d’une situation où la dignité du colonisé est sans cesse bafouée, sa personne niée. Il montre « le nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répandu au dehors, plus séparé de soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même ». Comment pourrait-il en aller autrement alors qu’ « on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui qu’on ne prend pas au collet ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin » (Césaire, Cahier).
Reste à savoir si la dichotomie introduite par les chantres de la Négritude entre des Noirs tout faits d’instinct et de sensation d’un côté, et des blancs tout de raisonnement et de calcul de l’autre a un sens et si elle peut conduire au but recherché. On trouve incontestablement chez ces auteurs l’exaltation d’une figure du Noir proche de la nature par opposition au pauvre blanc victime de ses préjugés comme de ses techniques. Le voici tel qu’il apparaît dans le Cahier :
Écoute le monde blanc horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs (Césaire, Cahier).
La vision du Noir apparaît tout aussi caricaturale. La beauté du verbe ne suffit pas, les magnifiques images ne sont que des clichés : « Ils nous disent les hommes du café et de l’huile / Ils nous disent les hommes de la mort. / Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur », selon Senghor (« Prière aux masques », Chants d’ombre) qui fait encore écho au Césaire du Cahier (« A moi mes danses et saute le soleil sur la raquette de mes mains »). On connaît la phrase célèbre de Senghor : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène » (Liberté I). Il a dû revenir sur cette affirmation qui laissait planer plus qu’un doute sur les capacités intellectuelles des Noirs. Xavier Garnier, dans un article récent (1), a reconstitué les étapes de l’évolution de la pensée de Senghor sur ce point depuis le premier énoncé que l’on vient de lire, daté de 1939, jusqu’à la formulation définitive (« la raison blanche est analytique par utilisation, la raison nègre intuitive par participation », 1956), en passant par l’étape intermédiaire (1947) qui a consisté à redéfinir l’âme du nègre comme « principe de vie intellectuelle et morale » et non plus simplement comme le siège des émotions. Ce débat n’est pas sans importance. Même s’il est clair que nous avons affaire ici à des caractéristiques culturelles et non biologiques, il demeure que ce sont des traits que les tenants de la Négritude entendaient maintenir. Or confiner les Noirs – sous prétexte de sauvegarder leur culture – dans le registre des émotions, du rythme, des instincts, etc., bref de la nature ne semble pas le meilleur moyen de les défendre face à la redoutable efficacité de la civilisation technico-industrielle. L’interrogation qui ne manque pas de surgi à la lecture des écrits de Césaire comme de Senghor porte sur l’image de l’homme noir qu’ils renvoient à leurs peuples, qui ne peut guère les aider à devenir véritablement maîtres de leurs destins.
La question se pose d’autant plus que certaines formulations, ici ou là, peuvent laisser penser que la Négritude est non seulement l’affirmation de valeurs différentes mais tout autant la négation sans nuance des valeurs des autres. Pour en revenir à la fameuse opposition entre l’émotion et la raison, il y a dans le Cahier du retour au pays natal un passage où, en dépit de son souci précédemment affirmé de ne pas céder à la haine, Césaire jette cette phrase terrible : « Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flamboyante du cannibalisme tenace ». Un thème plus fréquent chez le jeune Damas, l’auteur de Pigments (publié dès 1937 et qui sera interdit), à la Négritude plus offensive que celle de ses pairs.
La sauront-ils jamais cette rancune de mon cœur
À l’œil de ma méfiance ouvert trop tard
ils ont cambriolé l’espace qui était mien
la coutume
les jours
la vie
la chanson
le rythme
l’effort
le sentier
l’eau
la case
la terre enfumée grise
la sagesse
les mots
les palabres
les vieux
la cadence
les mains
la mesure
les mains
les piétinements
le sol
(« Limbé »).
Et rien
rien ne saurait autant calmer ma haine
qu’une belle mare
de sang
faite de ces coutelas tranchants
qui mettent à nu
les mornes à rhum
(« Si souvent »).
Ma haine grossit en marge
de leur scélératesse
en marge
des coups de fusil
en marge des coups de roulis
des négriers
des cargaisons fétides de l’esclavage cruel
Ma haine grossit en marge
de la culture
en marge
des théories
en marge des bavardages
dont on a cru devoir me bourrer au berceau
alors que tout en moi aspire à n’être que nègre
autant que mon Afrique qu’ils ont cambriolée
(« Blanchi »).
La Négritude apparaît donc comme un mouvement pour le moins ambigu, tant dans l’image qu’il cherche à imposer de l’homme noir que dans ses objectifs. Évidemment, ni Césaire ni Senghor n’ont voulu refuser pour leurs peuples les bienfaits de la civilisation blanche. Ils n’étaient pas obligés pour autant de capituler aussi facilement devant le néo-colonialisme à la française. Le Sénégal est longtemps apparu comme le meilleur élève de toutes les anciennes colonies françaises d’Afrique. Le moins qu’on puisse dire est que l’affirmation spectaculaire des valeurs dites nègres (congrès des écrivains noirs, festival mondial des arts nègres, etc.) n’a pas empêché le maintien de la présence massive de l’ex puissance coloniale, laquelle, par l’intermédiaire des ses assistants techniques en particulier, véhiculait de tout autres valeurs, avec des arguments autrement puissants. Quant aux Antilles françaises, leurs élites, Césaire en tête, ont vécu comme une victoire l’accession, en 1946, au statut de département consacrant une volonté d’assimilation qui devenait dès lors irréversible. Fallait-il faire tout ce chemin, exalter l’homme noir et toutes les richesses dont il était porteur pour choisir ainsi la voie de la dépendance, que celle-ci soit formelle (comme aux Antilles) ou non (comme en Afrique) ?
Césaire (1987) – Une définition en creux de la NégritudeEn 1987, Aimé Césaire est revenu sur le concept de Négritude lors d’une conférence prononcée à l’Université internationale de Floride à Miami. Extraits : Une réalité ethnique, me dira-t-on. Bien sûr… Mais il ne faut pas que le mot égare. En fait la Négritude n’est pas essentiellement de l’ordre du biologique… Elle fait référence à quelque chose de plus profond, très exactement à une somme d’expériences vécues… : c’est une des formes historiques de la condition faite à l’homme. Oui, nous constituons bien une communauté, mais une communauté d’oppression subie, une communauté d’exclusion imposée, une communauté de discrimination profonde. Bien entendu… une communauté aussi de résistance continue, de lutte opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance. C’est dire que la Négritude au premier degré peut se définir comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité. La Négritude… est sursaut, et sursaut de dignité. Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité. Elle est aussi révolte… contre le réductionnisme européen. Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse… à penser l’universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres. Avec (la Négritude) était commencée une entreprise de réhabilitation de nos valeurs par nous-mêmes, d’approfondissement de notre passé, du ré-enracinement de nous mêmes dans une histoire, dans une géographie et dans une culture, le tout se traduisant non pas par un passéisme archaïsant, mais par une réactivation du passé en vue de son propre dépassement. J’ai parlé d’un préalable culturel, indispensable à tout réveil culturel et social, je dirai que ce préalable culturel lui-même, cette explosion culturelle génératrice du reste a, elle-même, un commencement ; elle a son préalable qui n’est pas autre chose que l’explosion d’une identité longtemps contrariée, parfois niée, et finalement libérée et qui, se libérant, s’affirme en vue d’une reconnaissance. Je sais bien que cette notion d’identité est aujourd’hui contestée ou combattue par certains qui feignent de voir dans notre hantise identitaire une sorte de complaisance à soi-même annihilante et paralysante. Pour ma part je n’en crois rien. Nous sommes tout simplement du parti de la dignité et du parti de la fidélité. Je dirais donc : provignement, oui ; dessouchement : non. Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité. Le texte s’achève sur ses mots. Il est remarquable par l’absence de toute précision sur le contenu concret de cette culture et de ces valeurs qui constituent la Négritude. Plus de « danse » et de « soleil sur les raquettes des mains ». Le seul élément qui ressortit du contenu est l’expérience historique de la souffrance et de l’humiliation, un trait qui n’est pourtant pas l’apanage des seuls Noirs. On peut s’interroger sur cette retenue d’un Césaire revenant tardivement sur la signification de la Négritude. Ne traduit-elle pas un doute essentiel sur ces fameuses valeurs qui seraient propres au monde noir ? |
Les incertitudes des discours des pères fondateurs expliquent sans doute pourquoi les auteurs ultérieurs ne se focaliseront plus sur les potentialités spécifiques de l’homme noir mais sur les raisons qui ont pu conduire au maintien de son aliénation, contre toutes les promesses de la Négritude. Une première œuvre capitale, ici, est celle de Frantz Fanon. Dans Peau noire masques blancs (1952) il présente une analyse clinique du malaise des colonisés, des freins d’ordre psychique qui rendent si difficile leur émancipation. Martiniquais, comme Césaire, Fanon s’intéresse particulièrement au cas des Antillais. Pour ceux-là en tout cas, il considère le discours de la Négritude comme particulièrement inadéquat. Il le brocarde d’ailleurs allègrement :
Avais-je bien lu ? Je relus à coups redoublés. De l’autre côté du monde blanc, une féerique culture nègre me saluait. Sculpture nègre ! Je commençai à rougir d’orgueil. Était-ce là le salut ?
Sans doute pas et ce d’autant moins que le combat de la Négritude est présenté par le plus brillant de ses sympathisants comme condamné à être rapidement dépassé par l’histoire. Sartre, dans Orphée noir, écrit en effet :
En fait, la négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du Blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou la réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi, la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non-aboutissement, moyen et non fin dernière… Saluons aujourd’hui le moment historique qui permettra aux Noirs de pousser « d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées » (Césaire).
Comment défendre les valeurs de la civilisation noire si celle-ci est appelée à se fondre dans le melting pot d’une société sans race ? Certes Marx enseigne que le déroulement historique est caractérisé par une succession de croyances qui se périment les unes les autres, mais les acteurs de l’histoire vivent dans l’instant et dans l’adhésion à leur croyance. Peuvent-ils encore agir s’ils ont la conviction que celle-ci est d’avance périmée ? Fanon considère en tout cas que Sartre, par sa dialectique, a porté un coup à la cause même qu’il voulait défendre.
Quoi qu’il en soit, et quelles que soient par ailleurs ses réticences à l’égard du contenu de l’idéologie de la Négritude, Fanon reconnaît à cette dernière au moins le mérite d’avoir forcé la conscience d’un certain nombre de Noirs, des Antilles en particulier.
Un Européen au courant des manifestations poétiques noires actuelles, serait étonné d’apprendre que jusqu’en 1940 aucun Antillais n’était capable de se penser nègre. C’est seulement avec l’apparition d’Aimé Césaire qu’on a pu voir naître une revendication, une assomption de la négritude.
Spontanément, en effet, « l’Antillais ne se pense pas Noir ; il se pense Antillais. Le nègre vit en Afrique. Subjectivement, intellectuellement, l’Antillais se comporte comme un Blanc ». C’est souvent seulement en arrivant en Métropole, que l’Antillais trouve dans le regard des autres l’évidence de sa différence. Une expérience qui peut se révéler extrêmement traumatisante pour des personnalités fragiles. Le désir d’identification au Blanc considéré comme modèle indépassable entraîne alors obligatoirement – puisqu’il ne sera jamais réalisé parfaitement – un sentiment de délaissement, d’abandon, insupportable.
« Les nègres sont comparaison », écrit quelque part Fanon, … « leur ligne d’orientation passe par l’autre ». Cela est vrai pour tous les humains, mais ça l’est davantage, selon Fanon, pour les anciens esclaves ou plutôt, en l’occurrence, les descendants d’esclaves. Ils auraient plus que d’autres besoin d’être reconnus car ils souffriraient d’un déséquilibre existentiel, lequel s’expliquerait précisément ainsi :
Historiquement, le nègre, plongé dans l’inessentialité de la servitude, a été libéré par le maître. Il n’a pas soutenu la lutte pour la liberté… Le nègre n’est pas devenu un maître. Quand il n’y a plus d’esclaves, il n’y a pas de maîtres… Le bouleversement a atteint le Noir de l’extérieur. Le Noir a été agi… Le nègre ignore le prix de la liberté car il ne s’est pas battu pour elle.
Cela n’est pas vrai pour toutes les anciennes colonies esclavagistes, mais ça l’est incontestablement pour la Martinique, la terre d’origine de Fanon. Pour les Martiniquais en tout cas, la tentative d’interprétation qui précède est cohérente avec le fait souligné par ailleurs qu’ils sont (particulièrement) « avides de sécurité ». Il n’est pas surprenant, en effet, s’il est vrai qu’ils ignorent le prix de la liberté, que les Martiniquais se mobilisent davantage pour obtenir de la métropole, sous divers prétextes et sous diverses formes, des transferts sociaux plutôt que pour gagner leur indépendance.
Fanon insiste par ailleurs sur le fait que les habitants des Antilles françaises, dans leur majorité, et en dépit des efforts des Césaire et autres intellectuels ne se considèrent pas comme nègre mais avant tout comme français. « Le Martiniquais est un français, il veut rester au sein de l’Union française, il ne demande qu’une chose, le Martiniquais, c’est que les imbéciles et les exploitants lui laissent la possibilité de vivre humainement ». L’attitude de Fanon apparaît donc finalement comme antithétique de celle des défenseurs de la Négritude. Il dénonce les attitudes racistes des blancs mais il n’en déduit pas que les Noirs doivent y répondre par l’exaltation de valeurs qui leur seraient propres (« ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres »). Il voit bien le malaise de beaucoup de ses frères mais il considère que ce serait l’entretenir que d’enfermer les Noirs dans une quelconque spécificité. C’est pourquoi, par exemple, il récuse absolument, comme étant d’arrière garde, le combat pour obtenir réparation des crimes commis pendant la période esclavagiste.
Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer… Moi l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives.
L’analyse de Fanon était d’un médecin, d’un psychiatre ; il étudiait l’aliénation qui pouvait résulter, pour les Noirs, du contact avec le monde des Blancs, de la façon dont il a eu lieu. Sans s’adresser uniquement au cas des Franco-Antillais, elle les prenait comme un terrain d’étude privilégié. Dans Le Discours antillais, Edouard Glissant focalise exclusivement sur le cas martiniquais tout en l’abordant différemment. Fidèle au matérialisme historique, il démontre que, même dans des conditions très différentes des sociétés étudiées par Marx, là aussi l’infrastructure (les conditions matérielles) commande la superstructure idéologique et même d’une certaine manière psychologique. Glissant ne contredit pas Fanon mais il le complète sur un plan sans doute essentiel car si le traumatisme de la colonisation ou de l’esclavage peut se dissiper, le temps aidant, rien ne permet de prévoir que l’aliénation d’origine économique des Martiniquais (et plus généralement des Français d’Outre-Mer, car les autres « confettis de l’Empire » sont soumis à la même logique implacable) puisse cesser.
Le Discours antillais est un gros livre (plus de 800 pages), construit comme un patchwork à partir de morceaux rédigés en des occasions diverses, avec des répétitions parfois superflues. Ce n’est pas moins un livre passionnant de bout en bout, avec des angles d’approche et des éclairages multiples sur une question toujours d’actualité en ce début du XXIe siècle, pour aussi incroyable que cela puisse paraître : celle du colonialisme français. Il ressort néanmoins une thèse principale que l’on peut résumer ainsi : La situation de la Martinique correspond à une véritable « néantisation », au sens où ses habitants sont mis dans l’incapacité absolue de se rendre maître de leur destin. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’économie martiniquaise ! Comment une telle chose est-elle possible ? Parce que, au fil de l’histoire, par un enchaînement qui est loin d’être fatal, car il ressort du paternalisme à la française, les productions locales ont été peu à peu remplacées par l’assistance sociale financée par des transferts en provenance de la Métropole : « la mendicité officielle qu’on appelle ici ‘l’indispensable solidarité nationale’ », dixit Glissant. On peut apporter quelques éléments concrets pour compléter la démonstration de Glissant. Il serait faux de prétendre qu’on ne produit rien du tout en Martinique, évidemment. On produit seulement ce qu’on ne peut pas produire ailleurs : services de l’administration, du commerce, de la restauration, du transport, de la banque, des réparations automobiles ; bâtiments et travaux publics ; électricité et c’est à peu près tout pour l’indispensable. On entretient en outre à grands frais une agriculture « traditionnelle » (canne à sucre, banane, ananas). Tout le reste est presque totalement inexistant ; il subsiste une petite industrie agroalimentaire (pain, jus de fruits, glaces, bière, et, naturellement, les distilleries de « rhum blanc agricole », le seul fleuron de la production martiniquaise). L’agriculture vivrière est moribonde au point que même les ignames sur les rayons des super-marchés sont désormais importés de Métropole. Le tourisme, considéré parfois comme la vocation naturelle de l’île est en chute libre, le rapport qualité-prix ne supportant pas la comparaison avec les autres destinations de la zone. Les exportations sont dérisoires par rapport aux importations (rapport de 1 à 6) et les Martiniquais, si on les considère globalement, sont donc réduits au rôle de « consommateur passif » au sens où leur consommation n’a pas pour contrepartie une contribution positive, active, sous la forme d’une production. Il s’agit, encore une fois, d’une logique collective car, individuellement, on trouve bien sûr des Martiniquais qui travaillent et même qui travaillent dur. Mais il y a la masse des chômeurs (entre 25 et 30 % de la population active contre 10 % en Métropole) qui n’ont qu’un rapport épisodique et fort peu contraint avec le travail (ce qu’on appelle là-bas les « jobs »). Phénomène plus déterminant encore, cette logique collective est désormais complètement intériorisée et le seul rôle objectif des élites (2) consiste à obtenir toujours plus de transferts en faveur de la population, ce qui lui permet d’atteindre un niveau de vie élevé, moins qu’en Métropole certes, d’après les chiffres officiels, mais nettement plus que dans les États indépendants voisins. (3)
Ces fonds empruntent d’innombrables canaux. Les transferts sociaux proprement dits, comme le revenu minimum garanti (RMI, 20 % de la population active contre 3 % en Métropole), les allocations familiales, l’allocation de parents isolé, les bourses scolaires, etc. sont complétés par une foule de mesures spécifiques : sur-rémunération de fonctionnaires d’État ou employés par les collectivités locales (+ 40 % par rapport à la Métropole, montant plutôt modeste au demeurant, on le verra) réduction d’impôts et de taxes, recettes supplémentaires des collectivités locales (comme l’octroi de mer ou la taxe sur les produits pétroliers), subventions d’équipement, etc. Ces « cadeaux » aux Franco-Antillais, censés favoriser le développement économique de l’île, ont en réalité le plus souvent des effets dévastateurs. L’exemple le plus caricatural est peut-être l’accise sur le tabac et le rhum, si réduite que ces produits sont vendus en Martinique deux fois moins cher qu’en Métropole. Et, contrairement au rhum, le tabac n’est pas une production locale. Mais l’octroi de mer a un effet encore plus pernicieux : il apporte aux élus locaux une manne substantielle grâce à laquelle ils peuvent entretenir une abondante clientèle. Or les matières premières pour la production locale sont exemptées de l’octroi de mer. L’intérêt individuel des élus martiniquais (qui ont besoin de la manne pour assurer leur réélection) s’avère donc contraire au développement d’une production autochtone !
Comment un tel système a-t-il pu se mettre en place ? On peut trouver deux réponses chez Glissant. La première, conforme à la vulgate marxiste – Le Discours antillais a été écrit au fil des années 1970 – met en avant les intérêts d’une fraction de la classe dominante française.
On comprend que le manque à faire et à créer n’est supportable qu’à cause de ces mesures qui ne relèvent pas du « bon cœur » ni de la prétendue solidarité nationale, mais permettent à une fraction du capitalisme marchand français d’opérer une fructueuse plus-value commerciale…
Le circuit colonial a atteint ici son épure accompli, les crédits publics injectés rééquilibrant à vau l’an une situation qui permet le rapport et le transfert… des bénéfices privés, et c’est bien oui le citoyen français qui subventionne le système, mais ce qu’il subventionne c’est le capital français.
Peut-être ! On aimerait en savoir davantage, malgré tout, sur ces gains apportés par le néo-colonialisme à la française au capital français. Il est probable que ces gains sont tellement inférieurs à leur coût pour les contribuables que même des gouvernements très favorables au capital y regarderaient à deux fois avant de maintenir un système de subventions aussi aberrant. D’autant que la classe capitaliste n’est pas homogène et que sa fraction majoritaire n’a aucun intérêt à voir subventionnés à grands frais quelques bourgeois compradore (les békés) et leurs correspondants métropolitains. Il est clair aujourd’hui que le peuple martiniquais est le principal « bénéficiaire » du système, au sens où c’est lui qui consomme effectivement la plus grande partie des subventions qui arrivent en Martinique. Le peuple martiniquais a donc « intérêt » à ce que le système se perpétue. De fait, il se bat, directement et par l’intermédiaire de ses représentants, pour qu’il en soit ainsi. Reste à savoir pourquoi le Parlement français accepte un tel « gaspillage du surplus réalisé en France ». (4) Ce n’est pas le lieu d’en discuter ici. Rappelons simplement que le paternalisme à la française n’est pas une affaire de couleur, qu’il embrasse d’un même élan non seulement les descendants des anciens esclaves africains mais les békés, les kanak et les caldoches de Nouvelle-Calédonie, les maoris de Tahiti, les mahorais de Mayotte, etc.. et même les Corses.
On peut concevoir néanmoins qu’il soit encore plus difficile d’échapper au piège ainsi tendu lorsqu’on a affaire à une population qui est, de par son histoire, particulièrement mal armée pour affronter la modernité. Glissant présente une intéressante comparaison entre la situation des serfs européens et celle des esclaves transplantés de la traite négrière. Le serf était maître de son travail, de ses outils. Le seigneur, loin d’exercer un contrôle tatillon, se contentait de prélever sa part du produit du travail. Tandis que l’esclave est totalement soumis à son maître, il n’a aucune initiative à prendre, il ne possède même pas les outils les plus usuels et tout cela contribue à entretenir chez lui un sentiment profond d’irresponsabilité. Or il faudrait aux Martiniquais des dispositions héroïques pour qu’ils s’émancipent dans les conditions actuelles.
Ce qui nous attend : la prise en charge confortable par la France, avec les risques continus de délaissement imperceptible, avec l’abandon total du sens collectif et une passivité redoutable…; à l’opposé la mutation radicale de nos mentalités d’assistés, la prise en compte d’une économie globalement conçue comme telle, l’initiative créatrice, l’audace, mais aussi le renoncement à toutes sortes de jouissances et de conforts passifs, le risque et le pari sur l’avenir.
Pour porter une telle mutation radicale, il faudrait au minimum une classe, ou un parti, qui se saisisse de ce projet et qui le pousse en avant. « Mais le premier parti qui affirmera systématiquement… que les Martiniquais auraient intérêt à se trouver plus démunis dans un système où ils contrôleraient une production et discuteraient une politique de travail, plutôt que d’être ainsi mi-satisfaits dans l’irresponsabilité – ce parti perdrait aussitôt toute influence ». Quant aux classes, ni la bourgeoisie locale (sans expérience véritable de la production et de ses contraintes), ni les travailleurs du secteur tertiaire (cantonnés dans leurs revendications catégorielles), n’ont vocation à contester globalement un système qui fonctionne à leur profit. Cela ne signifie pas que l’on se trouve en face d’une situation sociale apaisée. Au contraire, on conteste beaucoup en Martinique, on fait grève, on bloque les routes ou le port mais il s’agit toujours in fine d’obtenir quelque subvention supplémentaire.
Tout cela conduit à penser que la société antillaise est malade, victime d’un morbidité particulière diagnostiquée par Glissant, qui se fait ici lui aussi un peu psychiatre. Elle est en quelque sorte la conséquence du constat précédent puisqu’elle trouve son origine « dans le sentiment inconscient, passivement ou traumatiquement vécu, d’une inadaptation de ce qu’on est à ce qu’on est appellé à faire dans son pays ». La « néantisation » de la production, avec l’absence de classes sociales authentiques qui en est le corollaire, contribue plus spécifiquement à ce malaise sociétal : « l’absence de relation dialectique autonome (de l’exploiteur ‘immédiat’ à l’exploité) constitue à son tour la forme globale d’une aliénation collective ». Pour décrire la situation dans laquelle se trouve la Martinique, Glissant utilise des expressions comme « réserve », « goulag heureux », « monoprix », « aérodrome » ; il n’est pas surprenant qu’elle s’accompagne d’un trauma psychique que vient surdéterminer celui qui tient à la mémoire de l’esclavage. Surdéterminer en effet parce que le passé esclavagiste explique en partie pourquoi les Martiniquais s’avèrent incapables de sortir du piège dans lequel le paternalisme français les tient enfoncés. A contrario les peuples des îles voisines qui ont accédé, volens nolens, à l’indépendance sont beaucoup moins marqués par le trauma de l’esclavage.
Les Martiniquais sont collectivement coincés ; ils ne peuvent chercher que des solutions individuelles. S’il faut en croire Glissant – qui rejoint là encore Fanon – aucune n’est vraiment satisfaisante :
Ou bien on s’occupe frénétiquement, sans autre résultat que de se renvoyer l’anathème ; ou on bascule dans le système pour en profiter un peu ; ou on s’en va. On s’en va. Physiquement ou mentalement. Exilé ou malade. Malade de cette absence dont le signe est si intarissable à établir : un palmarès de dérision.
Sans doute Glissant pêche-t-il, ici par exagération. Il y a des Antillais à l’esprit froid et calculateur qui – ayant assimilé le fait que la situation des îles françaises est complètement bloquée – ont choisi le départ comme la seule décision rationnelle possible, sans état d’âme particulier. D’autres Antillais à l’esprit tout aussi froid et calculateur, ou plus simplement adeptes du carpe diem, se satisfont des avantages que leur apporte le système. Il est difficile de généraliser complètement mais le fait demeure de cette morbidité sociétale. Riches mais dépossédés d’eux-mêmes les Antillais peuvent légitimement témoigner de la rancœur envers la France ; tous ses cadeaux ne remplaceront jamais la dignité perdue.
Nous voici rendus très loin de la Négritude. De fait, dans Le Discours Antillais, Glissant considère cette dernière comme un moment historique, déjà dépassé même s’il a pu jouer un rôle efficace à une certaine époque. Ce point de vue est aujourd’hui très largement partagé. Les Antillais, en particulier, sont persuadés que le salut ne passe pas par le ressassement des valeurs nègres. Cela ne signifie aucunement qu’il faille oblitérer le passé. Au contraire même, selon Glissant.
C’est en réinvestissant son passé que, dans nos pays, on échappe à l’ambigu traumatique des refus et des rejets inconscients. La mémoire historique, dans ces pays où l’histoire a été et continue d’être un combat sans témoins, arme la collectivité d’une décision nouvelle et lui permet de dépasser les rejets inconscients de la structuration imposée, précisément en l’autorisant à réfléchir concrètement sur la nécessité des structures et à décider d’en susciter de nouvelles.
Dans un ouvrage théorique plus récent, le Traité du Tout-monde (1997), Glissant consacre quelques pages à la Négritude. Sans la nommer précisément, il rend hommage aux auteurs, comme Senghor, Césaire ou Alioune Diop (animateur de la revue Présence Africaine) qui ont valorisé « les concrètes et signifiantes particularités du pays noir ». Et il ajoute :
Il me plaît que la calme insurrection de la parole senghorienne ait, dès le départ, accompagné une autre exclamation, celle d’Aimé Césaire, et qu’une même nouveauté du monde éclate, par ces deux hypostases de la Négritude : l’homme de la source africaine, l’homme de la diaspora.
Le Tout-monde est à la fois « notre univers tel qu’il change et qu’il perdure en échangeant et, en même temps, la ‘vision’ que nous en avons ». Le Traité du Tout-monde est dans ce mouvement entre concret et idéel, car « la mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation ». Au-delà des différences entre oppresseurs et opprimés, elle peut être vécue très différemment et Glissant oppose à cet égard deux formes de cultures. Les unes, « ataviques », de tradition ancienne, sont installées dans un rapport sans ambiguïté avec le monde. Les autres, « composites », plus jeunes, sont encore à la recherche de leur identité. Néanmoins, la mondialisation, dans une sorte de dialectique, a pour résultat d’affaiblir cette distinction.
On s’aperçoit que les cultures composites tendent à devenir ataviques, c’est-à-dire à prétendre à une perdurabilité, à une honorabilité… Elles le font en général sous la pression des nécessités de leur libération (ces cultures ayant presque toutes fait l’objet d’une colonisation violente ou « en-douce ») qui exige l’ardente certitude d’être soi et non un autre. Les cultures ataviques au contraire tendent à se décomposer, à se créoliser, c’est-à-dire à remettre en question (ou à défendre de manière dramatique) leur légitimité. Elles le font sous la pression de la créolisation généralisée dont nous avons dit que la totalité-terre est l’objet.
Il en est résulté deux conceptions de l’identité, que j’ai essayé de définir d’après l’image de la racine unique et du rhizome, développée par Deleuze et Guattari. Une notion sublime et mortelle, que les cultures d’Europe et d’Occident ont véhiculé dans le monde, de l’identité comme racine unique et exclusive de l’autre… Une notion aujourd’hui « réelle », dans toute culture composite, de l’identité comme rhizome, allant à la rencontre d’autres racines. Et c’est par là que le territoire redevient terre.
Ce n’est probablement pas un hasard si la théorie de la créolisation des cultures est née chez un migrant comme Glissant, quelqu’un qui a choisi de s’exiler de Martinique pour s’enraciner dans d’autres territoires (France métropolitaine, États-Unis) et acquérir cette identité rhizomatique dont il fait l’éloge. Faut-il préciser que la créolisation ne consiste pas à oblitérer son identité nègre, si on la porte en soi (« pour nous la musique, le geste, la danse sont des moments de communication aussi importants que l’art de la parole »), mais à « concilier enfin les valeurs de l’écrit et les traditions longtemps infériorisées des peuples de l’oralité ». Ces dernières citations, tirées du Discours antillais, qui font l’éloge du « métissage culturel » et qui annoncent le concept plus général de créolisation, rejoignent au fond le message ultime de la Négritude. Comme si un cercle se refermait. La différence entre Glissant et quelqu’un comme Senghor serait donc, au final, question de degré plutôt que rupture consommée. Question de génération sans doute, tandis que Senghor restait enfermé dans la confrontation entre deux mondes, négro-africain et albo-européen, Glissant et bon nombre d’intellectuels antillais contemporains sont davantage ouverts au monde et le poids de leur négritude pèse d’autant moins lourd dans leurs comportements comme dans leurs discours.
On peut rapprocher cela du constat, présenté par Fanon, suivant lequel les Antillais d’aujourd’hui se sentent, au fond, de moins en moins nègres. Métissés à des degrés divers, éduqués dans le système français, très souvent par des professeurs d’origine métropolitaine, ayant séjourné ou se rendant périodiquement en Métropole leur environnement intellectuel est, pour la plupart, plus français que caribéen. Un état qui, chez certains individus, peut être source de traumatisme lorsque le contact avec l’autre, avec le Blanc, est mal vécu (hypothèse qui intéresse Fanon au premier chef), sera au contraire vécu comme une libération par ceux qui se projettent dans l’universel et acceptent la diversité comme une richesse. Il n’est donc pas surprenant que la contestation la plus radicale (quoique implicite) de la Négritude ne se trouve pas aujourd’hui chez les Antillais mais chez certains Africains. Le phénomène est loin d’être général, mais parmi ceux d’entre eux qui ont eu l’occasion de voyager et de comparer, il s’en trouve pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme les tares de leurs sociétés, qu’ils imputent non pas à une cause étrangère (comme à l’époque du tiers-mondisme triomphant) mais à une série de facteurs relevant le plus souvent des Africains eux-mêmes. On en prendra pour exemple l’ouvrage d’un Camerounais, Daniel Etounga Manguelle, au titre parfaitement explicite : L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ? (5) Cet ouvrage fait lui-même référence à d’autres auteurs africains qui développent les mêmes thèmes. La thèse principale s’énonce ainsi, au début du livre :
La cause unique de toutes les déviations,… c’est la culture africaine ; caractérisée par son autosuffisance, sa passivité, son manque d’ardeur à aller à la rencontre des autres cultures avant que ces dernières ne s’imposent à elles et ne l’écrasent, son incapacité, une fois le mal fait, à évoluer à leur contact sans tomber dans un mimétisme abject…
C’est la culture africaine qui explique la traite négrière, la colonisation, le mimétisme aveugle des couches sociales au pouvoir dans les nouveaux États nés des indépendances, la bureaucratie et finalement… le désert.
Le réquisitoire, on le voit, est sans appel. Il est étayé par une description sans complaisance des traits culturels des Noirs africains. La rémanence d’une mentalité archaïque, empreinte de magie, est un exemple que l’on peut relever parce qu’il n’est pas sans incidence sur la vie politique.
On a du mal à expliquer la passivité africaine autrement que par la crainte qu’inspire un dieu constamment caché dans les replis du pagne de chaque chef africain. Que tel roi ou président-fondateur échappe à un attentat même simulé, et toute la population déduira qu’il a la baraka et donc qu’il est invincible par ses ennemis potentiels ou reconnus.
Le poids de la stratification sociale (différente de la division d’une société en classes (6)) conduit par ailleurs à l’immobilisme politique ou à la violence : « En Afrique, il faut naître dominant, sinon on n’a pas le droit de le devenir autrement que par un coup d’État ». Il serait également un frein au développement des entreprises, selon Manguelle : « La difficulté à promouvoir un secteur privé national tire ses racines de la jalousie qui domine tout rapport impersonnel. Mais ces difficultés tiennent moins d’une jalousie dans le sens du désir d’obtenir ce que l’autre possède, que de l’ardeur d’empêcher la modification des ‘places sociales’ ».
La violence n’est pas l’apanage du continent africain, mais enfin son histoire depuis les indépendances a été marquée par une série d’événements suffisamment tragiques et cruels (génocides, déplacements forcés des populations) pour que l’auteur se sente autorisé à parler (en un sens certes figuré) de « sociétés cannibales ». Cela étant, la persistance du tribalisme n’est pas seulement une cause, elle est aussi bien une conséquence des maux de l’Afrique contemporaine.
Si le tribalisme s’épanouit dans nos pays, c’est à la fois en raison de la négation de l’individu en tant qu’acteur et de la précarité de sa situation qui l’amène à jouer la solidarité tribale, seule capable, croit-il, de pallier l’inexistence d’une société civile avertie de ses droits et de ses devoirs.
Les sociétés primitives sont caractérisées par des habitudes de dissipation ou de consumation des quelques richesses disponibles. Les Africains contemporains n’ont pas tous dépassés l’ancestrale habitude.
Les élites « modernistes » des villes ne font que plaquer sur ce socle initial (le gaspillage systématique des richesses, notamment à l’occasion des funérailles) des comportements de nouveaux riches et une prodigalité rendue possible par l’existence d’États qui sont autant de champs de prébendes.
L’insuffisance des richesses s’explique essentiellement, selon Manguelle, par l’insuffisance du sens de l’effort : « notre ardeur au travail est mesurée, trop mesurée pour nous opposer à ceux qui vouent ailleurs au même travail un véritable culte ». Il relie cette défaillance à l’absence de droits de propriété bien définis sur les terres. Il aurait pu également rappeler que le mépris du travail est structurel dans toutes les sociétés où – comme dans les sociétés africaines jusqu’à la colonisation – le travail productif est réservé pour l’essentiel aux esclaves. Il y a donc là une proximité avec ce que l’on observe aux Antilles.
Pour l’économiste, tous ces traits culturels conduisent au même résultat, le sous-développement : absence d’État de droit, insécurité, rigidité sociale, dénigrement de l’esprit d’entreprise, mépris à l’égard du travail productif (et de l’efficience (7)), comment l’Afrique ne serait-elle pas « mal partie » ? C’est pourquoi l’auteur se positionne en faveur d’un aggiornamento culturel ; il suggère d’abandonner la plupart des « valeurs » africaines pour ne garder que celles qui ne risquent pas d’entraver le développement.
Ce que propose ce livre, c’est de garder les valeurs humanistes qui ont pour nom : la solidarité par-delà les classes d’âge et les catégories sociales, la convivialité, l’amour du prochain quelle que soit la couleur de sa peau, la sauvegarde de l’environnement… et bien d’autres encore. Mais il faut tuer en nous tout ce qui s’oppose à la maîtrise de notre avenir.
Manguelle ne se pose pas la question de savoir si ces traits caractéristiques des sociétés africaines sont dissociables de ceux qu’il veut abolir, une question qui s’adresse aussi, au demeurant, aux défenseurs de la Négritude et aux apôtres du métissage ou de la créolité. Y a-t-il plusieurs modèles de développement ou la voie suivie en Occident est-elle la seule possible ? Si l’on opte pour la deuxième réponse, il faut admettre que les succès économiques de l’Occident s’expliquent par quelques traits principaux – individualisme, austérité et dépassement de soi (8) – qui ne semblent pas vraiment compatibles avec la liste que l’on vient de lire des valeurs à conserver. Manguelle suit Senghor (un Senghor tardif), pour prôner l’assimilation par les Africains des valeurs qui ont fait la prospérité des nations occidentales. Senghor, cite-t-il, se « jurait de voler à l’Europe les instruments de sa supériorité : ses machines, bien sûr, mais surtout l’esprit de ses machines », et nous invitait à « étudier et assimiler les valeurs les plus efficaces parce que les plus fécondes de la civilisation albo-européenne et, avant toute autre, la raison discursive, l’expérimentation et la technologie » (Senghor, Liberté III). Certes, mais l’expérience unique de l’Occident, la révolution industrielle sont-elles seulement affaire de rationalité scientifique et de technique ? Il est permis de penser que d’autres facteurs, également d’ordre culturel, qui sont diamétralement opposés aux valeurs réelles ou supposées du monde noir, ont joué un rôle plus déterminant.
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(1) Xavier Garnier, « La notion de raison intuitive chez Léopold Sédar Senghor », in Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier (dir.), Léopold Sédar Senghor – Africanité, Universalité, Université Paris XIII et L’Harmattan, 2001.
(2) Glissant les appelle « élites de représentation » pour marquer que cette bourgeoisie locale n’a qu’un « rôle de représentation et non de fonction ». Elle est « l’interlocuteur privilégié mais dérisoire du pouvoir ».
(3) PIB par habitant : Martinique, 14000 ; France métropolitaine, 22000 (euros, 1999) ; Haïti, 500 ; Rép. Dominicaine, 2000 ; Barbade 9000 (dollars, 2000).
(4) Même si l’on admet que la solidarité nationale doive s’exercer tant que les Martiniquais demeurent français, surpayer pour un même travail les fonctionnaires en Martinique est une injustice manifeste. Le système est tel que les Martiniquais peuvent d’ailleurs s’estimer eux aussi lésés, puisque leur sur-traitement de 40 % est le plus faible de toutes les colonies françaises (il dépasse 100 % dans les îles de Polynésie, à Wallis et Futuna …). L’argument de la vie chère a fait long feu mais les fonctionnaires français vivant à Paris qui ont l’occasion de se rendre outre-mer aimeraient bien qu’on le leur applique. Le coût de la vie n’est pas moins cher chez eux que dans les îles tropicales. Sans parler des conditions de vie qui ne sont pas vraiment à l’avantage des Parisiens.
(5) Éditions Nouvelles du Sud, Ivry-sur-Seine, 1991.
(6) L’auteur cite à ce propos le constat d’un anthropologue, Maurice Duval, suivant lequel il n’y a pas de classes sociales en Afrique traditionnelle parce qu’il n’y a en réalité que des places sociales (Un totalitarisme sans État – Essai d’anthropologie à partir d’un village burkinabé, L’Harmattan, 1986).
(7) « C’est un fait bien connu dans nos républiques que pour briser la carrière d’un technocrate ou d’un politicien, il n’est besoin que de souligner son excellence » Manguelle, op. cit.
(8) La thèse de Max Weber, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, conserve toute sa pertinence.