Depuis les affres de la colonisation, les peuples des ex-colonies africaines se sont lancés dans une quête de liberté qui s’est soldée par la vague des indépendances observées vers les années 1960. Après cette « autonomie », les africains ont été confrontés à d’autres formes de quêtes internes comme celle d’identité ou d’épanouissement. Jacques Chevrier (2006 : 9) le relève si bien :
Soumise au joug de la colonisation et confrontée, du fait de son contact involontaire à l’Occident, à des problèmes culturels sans précédent qui mettaient en péril sa propre identité, l’Afrique a connu voilà plus d’un siècle, un bouleversement radical tant au niveau de ses structures politiques que sociales et économiques. Ces évolutions, souvent brutales et incontrôlées, n’ont pas toujours laissé le temps aux individus de s’adapter ou de faire face à cette situation, angoissante à plus d’un titre, et il en est résulté de sévères perturbations pour l’ensemble de la communauté africaine.
On perçoit très bien ces troubles en lisant la première production fictionnelle de l’écrivain Robert Fotsing Mangoua qui dans son recueil de nouvelles intitulé Les Pièges, illustre avec simplicité, ironie, humour et parfois tragédie les pièges qui entravent le décollage de l’Afrique et en particulier celui du Cameroun. Malgré les thématiques diversifiées, on peut décrypter en filigrane un désir certain chez les personnages mus par une volonté de quêtes multiples.
Ceci est d’autant plus urgent car ils s’enlisent dans des sociétés agonisées par des entorses diverses : les crises d’identité, les régimes autoritaires, les tracasseries administratives… bref, des univers où, comme le souligne l’auteur : « le quotidien flirte avec l’ineffable » (P[1], 2008 : 7). Ces quêtes à bien analyser, sont aussi sans doute celles de l’auteur à la recherche d’inspiration pour sa plume ambitieuse, malheureusement sèche. Il y a donc dans ce recueil deux dimensions de quêtes : celle des personnages et celle de l’auteur. Tout ceci nous amène à penser que Les Pièges de Robert Fotsing Mangoua n’est qu’un ensemble des pièges qui entravent des quêtes inconscientes chez l’auteur. Il semble se dégager en réalité, une somme de désirs que ce dernier projette derrière le voile de ses personnages.
Les travaux de Freud sur le psychisme ont d’ailleurs permis de réaliser que l’écrivain travaille sur les lois de l’inconscient. Marcel Marini ne manque pas d’écrire : « L’écrivain comme l’artisan tisse son texte d’images visibles ou voulues, mais la trame dessine aussi une image invisible et involontaire, une image cachée dans le croisement des fils » (Barberis, 1996 : 23).
Ces travaux sur l’inconscient psychique de l’écrivain seront poursuivis par Mauron à travers la méthode psychocritique. Visant d’abord la personnalité inconsciente de l’écrivain et s’appuyant sur la psychanalyse, cette méthode d’analyse recherche l’association d’idées involontaires sur les structures concentrées du texte. Enfin, elle met à jour les correspondances avec la vie de l’écrivain.
Si donc on considère Les Pièges comme une écriture des quêtes, il sera intéressant d’analyser les différentes formes de quêtes qu’on y observe, ainsi que les pièges qui les entravent. Finalement, Les Pièges ne serait-il pas malgré tout un hymne à l’espoir ?
1- Les formes de quêtes.
1-1- Quête d’identité.
La plupart des critiques ont toujours analysé la thématique de la quête d’identité dans les œuvres des auteurs et des personnages immigrés. Mais il serait erroné de penser que les bouleversements identitaires ne peuvent survenir qu’après un franchissement des frontières. L’image d’osmose que nous présente le monde aujourd’hui permet de comprendre combien de fois le contact avec l’ailleurs est devenue banal voire même inévitable. Les Pièges nous présente justement des univers où des personnages dans leur propre terroir, cherchent des repères identitaires afin de mieux se connaître. N’oublions pas que les huit nouvelles se situent dans le contexte postcolonial, ce moment où l’Afrique a continué de subir de grandes perturbations identitaires notamment avec l’un des lègues de la colonisation : la langue étrangère.
Certains personnages dans ce recueil manifestent ainsi ce retour aux sources. C’est le cas des jeunes chercheurs de la nouvelle « Boomerang » qui veulent reconstituer l’histoire du village Nsigueu. Le vieux Kouontché, dépositaire de cette histoire et donc de la culture Nsigueu, ne manque pas de leur rappeler dès le début de la nouvelle : « Je sais que vous êtes ici pour recueillir des informations en vue de reconstituer l’histoire du village » (P, 2008 : 11). L’histoire du patriarche va d’ailleurs confirmer cette quête, puisqu’elle révèle un pan important sinon, tout le passé Nsigueu.
Plus loin dans la 7ème nouvelle qui est une parodie du titre da la pièce de Giraudoux (La guerre de Troie n’aura pas lieu), l’auteur des pièges dans cette nouvelle intitulée « La guerre du taro n’aura pas lieu », illustre encore une fois de plus cette quête d’identité. L’histoire, assez simpliste, présente la localité Dschanga et plus précisément la communauté Mudjouo perturbée par des crises identitaires. La cause cruciale n’est plus un quelconque lègue de la colonisation, mais le taro à la sauce jaune, met important dans la culture de cette communauté : « Le problème est grave parce qu’il concerne un des piliers sur lesquels repose notre cohérence, notre identité et donc notre survie en tant que peuple : le taro. Le problème est certes grave, parce que vous vous êtes éloignés de vos racines » (P, 2008 : 83). Dans cette « guerre », la culture Mudjouo se trouve fortement perturbée. Les vieux ont perdu leurs honneurs, leurs autorités. Les jeunes n’ont plus aucun respect vis-à-vis de tout ce qui est sacré, tout cela à cause du taro. La sentence de Woumbé Nzocha, l’un des représentants du Fo’, au sujet de cette guerre fratricide est claire et significative :
Mais puisque le temps change et qu’il faut s’adapter voici ce que le chef vous fait dire : lorsque les plus gourmands d’entre vous discuteront désormais pour savoir qui doit manger en premier, excluez le taro de vos folies car jeunes ou vieux, initié ou profane, vous devez savoir que dès que le taro se discute, ce n’est plus du taro : c’est de la simple nourriture. (P, 2008 : 83)
1-2- Quête de justice et d’épanouissement.
Les personnages dans Les Pièges se retrouvent dans une société où tout est sens dessus dessous, la vertu n’a plus aucune signification, tout a basculé et l’apocalypse proche. L’une des images frappantes de cette agonie sociale se retrouve dans la nouvelle « Assieds-Toi Là ! » L’honnête citoyen Tsétchépon se heurte à un système administratif et judiciaire corrompus jusqu’à la moelle. Dans sa quête de justice, il sera finalement victime d’un emprisonnement de dix ans. Son combat permet de comprendre toute l’absurdité du système judiciaire qui a bien d’égards, ressemble fort bien à celui dont a été victime le personnage Joseph K dans Le Procès de Franz Kafka. En effet, comment comprendre que le personnage passe du statut de témoin à l’accusé ? Le soir du procès, dans la mêlée, sans aucune sentence du juge à son endroit, il sera conduit en prison avec les autres prisonniers. Il y passe dix années inexplicables et à sa sortie le bouquet final l’attend : son nom n’est inscrit dans aucun registre. Rien ne certifie toutes ces années difficiles qu’il vient d’essuyer, aucun papier. Voilà pourquoi son fils en voulant faire la lumière sur toute l’histoire, ne pourra s’empêcher de faire une référence à l’écrivain Mongo Beti, incarnation du combat pour la justice.
Bien d’autres nouvelles comme « Sueurs du jour d’avant », « Fonctionnaire » ou encore « Le téléphone », nous présentent une fois de plus une autre forme de quête qui est celle de bien-être ou mieux d’épanouissement. Les personnages de ces nouvelles recherchent avec détermination certaines valeurs et informations dans des sociétés toujours mises à mal par de nombreux maux.
Que ce soit Diba en quête d’informations sur son statut sérologique dans « Sueurs du jour d’avant », ou fonctionnaire (dans la nouvelle du même nom), on se retrouve toujours dans une recherche d’épanouissement. Le deuxième personnage (fonctionnaire), comme bien d’autres fonctionnaires, arpentent les couloirs du Ministère de la Ponction Publique de Yaoundé pour avoir des informations sur leurs situations : avancements, reclassements, intégrations, bonification… Dans ce méli-mélo, un seul but se dessine : tous ces individus veulent améliorer leur condition de vie ou tout simplement mieux vivre. Diba pour sa part ne voudrait pas « mourir d’une des joies de vivre » (P, 2008 : 31). Le fonctionnaire quant à lui voudrait enfin entrer en possession de son salaire car, comment vivre quand on travaille des années sans rien recevoir en retour ? On comprend dès lors que le combat mené par tous ces personnages est un combat digne, noble et pourquoi pas humaniste.
1-3- Quête d’écriture.
Nous avons vu plutôt que l’auteur était indissociable de toute analyse psychocritique. Cette forme de quête nous permet justement de mieux réaffirmer sa place dans ce recueil. En effet, il apparaît à la fois, selon certaines similitudes, comme énonciateur de Pré-textes et personnage principal de la nouvelle L’Ecri-vain qui déjà porte un titre désignant son activité. Sans véritablement faire partie des nouvelles, Pré-textes, qui peut bien signifier texte d’ouverture, ressemble à une sorte d’introduction, de préface ou même ironiquement d’un prétexte véritable qui permet à l’auteur de résumer les diverses thématiques des nouvelles. Cependant, l’unique pronom personnel « nous », utilisé dans le dernier paragraphe, permet de comprendre que les narrations qui vont suivrent se déroulent sous le regard omniscient de l’auteur.
Néanmoins, la lecture de ce « Pré-textes permet de découvrir toute l’amertume de l’auteur. Il tient une plume sèche et cherche désespérément à noircir du papier alors que la réalité ne le permet pas. Ainsi, écrit-il dès le deuxième paragraphe : « Pièges pour plumes désireuses de fiction mais que la réalité dépasse. Qu’écrire en ces temps piégés où le quotidien flirte avec l’ineffable ? » (P, 2008 : 7). Dès le départ, la cause des douleurs de l’auteur est claire : l’angoisse de la feuille blanche.
Plus tard dans la dernière nouvelle « L’Ecri-vain », cette douleur ressurgira aux yeux du lecteur. Le mot composé écri-vain illustre le caractère vain des écrits de ces personnes qui savent si bien convertir la réalité en fiction. De plus, le personnage central, en tant qu’écrivain, porte les initiales du nom de l’auteur : Fomaro qui signifie FO (Fotsing), MA (Mangoua) et RO (Robert). Aucun doute que ce personnage fictif ne soit l’incarnation de l’auteur. D’ailleurs, cette technique de siglaison n’est pas la seule dans ce recueil. On la retrouve bien avant dans la nouvelle « Le Téléphone » avec notamment le personnage principal (Chanko) qui porte le nom du dédicataire : Charles Ngounou Kouam.
Si nous revenons à L’Ecri-vain, on peut se rendre à l’évidence que cette nouvelle met en exergue l’auteur en quête d’inspiration. Fomaro a débuté son premier roman (Le paresseux du millénaire), mais n’a aucune idée des péripéties encore moins du dénouement. Ce combat face à la feuille blanche le ronge si bien qu’il ne peut passer un seul instant sans y penser : « Fomaro réfléchissait sans cesse à la manière dont il allait faire progresser ce récit dont les péripéties ne lui étaient pas encore entièrement claires » (P, 2008 : 99). Durant cette quête, Fomaro comme d’autres personnages, vont se heurter à des pièges inévitables.
2- Les pièges des quêtes.
2-1- Les conflits de génération.
L’un des caractéristiques du contexte postcolonial est indubitablement la mondialisation. Caractérisée par un brassage des peuples et des objets sur tous les plans, elle ne manque pas de créer quelques perturbations dans certaines nouvelles de notre analyse. Ce conflit s’observe surtout par la séparation de la société en deux blocs : les jeunes et les vieux. Façonnés par la mondialisation, les jeunes ont désormais d’autres aspirations, d’autres rêves mêmes s’ils vont à l’encontre des traditions. Ils ont brisé leur carcan pour enfin s’ouvrir au monde, c’est pourquoi leur vision n’est plus la même que celle des adultes. Les jeunes veulent vivre l’époque de la symbiose, celle prédite par La GrandeRoyale[2] depuis 1961 et reprise plus tard par François Cheng lors de son discours de réception à l’académie française : « Je suis pénétré de l’importance et du bienfait d’un vrai échange culturel qui seul permet à une culture constituée de ne pas se scléroser, de tendre, à partir de ses racines vitales, vers de salutaires métamorphoses »[3].
Une lecture même hâtive de Boomerang permet de percevoir dès le début de la nouvelle, cette forte tension entre les jeunes et les adultes. Dans leur quête d’identité, les jeunes chercheurs se heurtent aux mésententes entre le chef (symbole de la nouvelle génération) et Kouontché. Ce vieux patriarche ne traite d’ailleurs pas le chef avec des mots tendres : « Je sais aussi que vous êtes allés vous renseigner auprès de ce vaurien de chef » (P, 2008 : 7). Cette tension sera précisée dans la suite du récit par le narrateur. Cependant, Kouontché trouvera salutaire ce retour du chef et des jeunes vers lui, afin de s’abreuver à la bonne source : « Je suis heureux que des jeunes comme vous s’intéressent à cette affaire. En effet, il faut connaître le passé pour ne plus répéter les mêmes erreurs » (P, 2008 : 7).
Ce type de conflit est également perceptible dans la guerre du taro qui n’aura pas lieu. Si le taro est la pomme de discorde, il oppose une fois de plus les jeunes et les vieux. La dispute éclate dès le départ sur la base d’un manque de respect de la part du jeune enseignant Mietcheka, que le vieux Kouontché qualifie de sekout[4], qui a osé se servir du taro alors qu’aucun vieux ne l’avait encore fait. Par ailleurs, force est de constater que cet acte n’est en réalité que l’étincelle qui met le feu aux poudres, puisque les conflits entre les jeunes et les vieux existent depuis de longues dates : « Si la communauté était donc aujourd’hui au bord de la scission avec l’affaire du Taro, c’était l’aboutissement d’un mal dont les proportions devenaient de plus en plus alarmantes de jour en jour » (P, 2008 : 81).
2-2-Les maux des sociétés postcoloniales.
Les sociétés postcoloniales dans Les Pièges se caractérisent par leurs absurdités dans le système administratif, judiciaire et surtout politique. La nouvelle Fonctionnaire présente un système administratif marqué par des tracasseries incroyables. Les agents sont cyniques et voire même sadiques. Comment expliquer toute leur indifférence face aux usagers devant eux :
De temps à autre, on peut lire la fatigue, le découragement, le désespoir face sur le visage d’une femme enceinte assise à même les marches, ou dans les gestes désabusés d’un jeune homme, nouvellement intégré au statut de fonctionnaire, venu suivre son dossier. […] Malgré de véritables drames que vivent certains venus parfois de très loin, les agents sont comme immunisés contre les souffrances d’autrui, tels des médecins qui, à force de côtoyer la mort, en perdent parfois le sens. (P, 2008 : 38).
Face à ces attitudes, les usagés sont déboussolés. Ils ne savent plus à qui s’adresser d’autant plus que les réponses des agents sont automatiques et indifférentes. Ces diverses tortures morales et physiques subies par les usagers vont finalement pousser un jeune fonctionnaire à se suicider. Son anonymat vis-à-vis de son identité totale et de sa profession (même si En… sur sa carte peut bien signifier enseignant), font de lui un symbole. Il devient donc l’incarnation de tous ces individus qui endurent chaque jour les tracasseries administratives dans le Ministère de la Fonction publique de Yaoundé.
Sur le plan judiciaire, on peut également observer ce type de tableau dans la nouvelle Assieds-Toi là. Monsieur Tsétchepon malgré ses convictions morales est victime d’un système judiciaire absurde. Pourtant précise le narrateur :
Monsieur Tsétchepon avait une éducation et des convictions au centre desquelles trônaient la dignité et l’honnêteté. Choqué par les pratiques qu’il voyait et ferme sur ses principes, il avait démissionné et demandé à retourner enseigner, ce qui avait fait grand bruit dans un pays où les uns et les autres ne rêvaient qu’à l’enrichissement facile. (P, 2008 : 87-88)
L’injustice dont est victime le personnage n’est que l’aboutissement d’un système social corrompu, où le vice a triomphé sur la vertu. C’est ce qui explique l’attitude des proches de Monsieur Tsétchepon qui lui demandent de se conformer au lieu de vouloir laver un corbeau noir.
La troisième nouvelle illustrative de ces maux est L’héritage de l’aigle. Cette dernière est une véritable exposition des régimes totalitaires qui sévissent l’Afrique. On revoit ainsi ressurgir le cycle des tyrans cruels et bouffons observés dans La vie et demie ou L’Etat honteux de Sony Labou Tansi. Le roi Ntiehé, véritable dictateur, use de tous les moyens pour maintenir la population dans l’assujettissement total. Il commandite des meurtres de tout opposant à son pouvoir, élimine tout ce qui est susceptible de créer un soulèvement de la masse, et pour terminer, assure sa protection et sa survie grâce à des moyens magico mystiques. Face aux tourments causés par « la plume », Ntiehé n’hésite pas à faire appel à Ganekan[5] pour le protéger des tous ces adjectifs qui l’assaillent sur les murs à son réveil : « CREVE-PEUPLE, BOUCHE-HORIZON, HOMME-LOUP, GOBE-ESPOIR, CHEF-BANDIT, BRISE-VIES, PORTE-MALHEUR, FOU-DANGEUREUX, ANTI-PATRIOTE, PAPA-VAMPIRE, HOMME-LOUP, CHAROGNARD-ECLAIRE, GUIDE-PERDU… » Tous ces adjectifs composés présentent d’une manière ou d’une autre quelques métaphores des dirigeants africains.
3- Les Pièges : Un hymne à l’espoir.
3-1- L’héritage.
Malgré les multiples obstacles qui jalonnent le parcours des personnages, Les Pièges nous donne toutefois des raisons d’espérer, de croire à un changement proche ou lointain. De plus, les récits de certaines de ces nouvelles sont comme inachevés. L’auteur présente des personnages qui incarnent plutôt des anti-héros (car ils n’atteignent pas leurs objectifs), mais son ambition première n’est pas de créer un sentiment de pessimisme chez le lecteur, encore moins de vouloir éradiquer systématiquement ces pièges. Il voudrait au contraire donner quelques armes pour mieux les combattre et l’une d’elle est l’héritage.
Remarquons d’emblée que ce mot se retrouve déjà dans le titre de l’une des nouvelles : L’héritage de l’aigle. Cette nouvelle à la trame narrative déconstruite, dévoile en quelque sorte le pouvoir de l’écrivain dans une société mise à mal comme craint le dictateur Ntiehé : « Certains écrits étaient un danger pour le désir de la liberté du peuple. La parole s’envole et les écrits restent et circulent » (P, 2008 : 54). Combattant pour la liberté du royaume, Onybé est mort en laissant un fils qui pourrait bien continuer son combat. Ce dernier à son tour le fera non avec ses biceps, mais avec « la plume » que lui lègue sa mère avant de fermer les paupières juste après l’accouchement. Ce que le père n’a pas pu accomplir, le fils le fera. C’est pourquoi, comme un signe providentiel, il naît « avec le nouveau jour comme s’il annonçait un jour nouveau » (P, 2008 : 65). Avant de mourir, la mère de Yidi sait pertinemment que son fils, et surtout l’héritage qu’elle lui laisse mettra fin à la dictature de Ntiehé. Dans son agonie, elle réussit non seulement à laisser l’héritage, mais aussi à prédire cet avenir radieux : « Voilà… notre seul… enfant. Appelez-le Yidi… Donnez… lui… ça. Vive… l’indépendance… » (P, 2008 : 65). Les ravages causés plus tard par cette plume permettront à la fois de sacraliser l’écrivain et de l’immortaliser.
Il en est de même pour la nouvelle Le Téléphone. Récit d’amour au dénouement tragique, cette nouvelle laisse à priori quelques bribes de douleur dans le cœur de tout lecteur. Mais en réalité, cette mort de Chanko, en rompant l’horizon d’attente des récits classiques d’amour, vient célébrer d’une manière inhabituelle le travail du personnage. Chanko a été certes assassiné, mais la thèse qu’il venait de soutenir est un véridique héritage aux générations futures. Il est indéniable d’affirmer ici que, ses nouvelles théories sur le téléphone portable permettront à la science de se développer davantage.
D’autres formes d’héritage sont également perceptibles dans d’autres nouvelles. On peut très rapidement mentionner le fils de Monsieur Tsétchepon dans Assieds-Toi là, ou encore le roman que laissera L’écri-vain qui considère son oeuvre comme la « clé du succès et échappatoire à l’angoisse de vivre à la fois » (P, 2008 : 101).
3-2- Le sacrifice.
Si les précédents personnages ont consciemment ou inconsciemment laissé quelque chose à la postérité, un autre au contraire comme Nandi, le fonctionnaire, s’offre en « holocauste » afin de provoquer un réveil des consciences. Sa mort marque ainsi le début d’une révolution future. D’ailleurs l’absence d’un déterminant qui précède ce nom à la fois commun, montre très bien que ce personnage n’est qu’un symbole. En plus, l’interrogation qui achève la nouvelle illustrera très parfaitement ce trouble intérieur causé par son suicide : « Ce jeune fonctionnaire en sautant dans le vide avait, lui, échappé à sa façon à tout cela mais qu’adviendrait-il des autres ? » (P, 2008 : 43). Le récit s’achève de ce fait sur une interrogation qui pourrait être le point de départ de toute une révolution. L’urgence d’un changement devient nécessaire afin que le sang versé par ce jeune fonctionnaire n’ait coulé en vain.
3-3- La réconciliation.
Cet acte permet de résoudre particulièrement les conflits de génération entre jeunes et vieux. Remarquons que les dénouements des nouvelles concernées (Boomerang, La guerre du taro n’aura pas lieu) sont sans étincelles. Au-delà des discordes, il y a tout de même une franche ouverture au dialogue et à la réconciliation, seuls moyens pouvant permettre un retour à la culture. L’enthousiasme avec lequel Kouontché relate le passé de Nsigueu montre très bien qu’il a brisé les barrières pour s’ouvrir aux jeunes afin que continue de vivre l’histoire, en somme la culture.
Le même tableau est peint dans La guerre du taro n’aura pas lieu. Dans le verdict impartial du Fo’ à propos de cette guerre fratricide causée par le taro, on perçoit une fois de plus un appel au dialogue, la communion entre jeunes et vieux. Ce qui devient important aux yeux des uns et des autres ce n’est point leur personnalité, mais la culture, qui, seule doit triompher. Dès lors, le taro retrouve toutes ses lettres de noblesse au sein de la communauté, l’entente se réinstalle comme le prouve l’exclamation dans la fin de cette nouvelle : « Mais dans l’ensemble il y avait un soulagement car tous sentaient qu’on avait échappé à une véritable guerre du taro. Quelle tragédie tout de même si toute la communauté s’était noyée dans la sauce jaune ! » (P, 2008 : 84).
CONCLUSION
Le désir de quêtes se présente finalement dans ce recueil comme étant le mobile de l’écriture de Robert Fotsing Mangoua. Ses premiers pas dans la création s’achoppent malheureusement aux dures réalités postcoloniales. Comme bien d’autres écrivains débutants, ses immenses projets ne peuvent que se concrétiser difficilement. L’écriture devient pour lui un exutoire pour faire face à ses douleurs intérieures car comme l’affirme Maingueneau : « Le texte c’est la gestion même de son contexte » (1993 : 24). Ce qui revient à montrer tout simplement combien de fois, les nouvelles de ce recueil s’inspirent énormément du vécu quotidien camerounais. En somme, Les Pièges met l’auteur face à un quotidien irréel et où « La seule alternative qui s’offre […] demeure de puiser dans ces pièges mêmes les formes de leur expression et les germes de leur destruction pour que l’espoir de vivre dignement et d’écrire […] soit possible » (P, 2008 : 7).
Indications bibliographiques
- BERGUEL. D, BARBERIS. P (1996), Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Dunod.
- CHENG, FRANCOIS (1998), Le dit de Tianyi, Paris, Albin Michel.
– Discours de réception de M. François Cheng à l’académie française, [en ligne] www.academie-française.fr, page consultée le 12 avril 2009.
- CHEVRIER, JACQUES. (2006), Littérature francophones d’Afrique noire, Paris, ÉDISUD.
- FOTSING MANGOUA, ROBERT. (2008), Les pièges, Paris, Harmattan.
- GENGEMBRE, GERARD. (1996), Les grands courants de la critique littéraire, Paris, Seuil.
- KAFKA, FRANZ. (1972), Le Procès, Paris, Gallimard.
- MAINGUENEAU, DOMINIQUE. (1993), Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod.
- MOURA, JEAN-MARC, (1999), Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF.
- TANSI, SONY LABOU. (1979), La vie et demie, Paris, Seuil.
- TCHOUANKAM, FREDERICK. (2007), Ecriture et quête chez Patrice Nganang à travers histoire des sous quartiers, Ethiopiques, n°79, 2007, p.121-135.
[1] Pour la suite de l’analyse, considérer cette lettre comme Les Pièges.
[2] Personnage emblématique le L’aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane.
[3] Cheng, François, Discours de réception de M. François Cheng à l’académie française, [en ligne] www.academie-française.fr, page consultée le 12 avril 2009.
[4] Terme signifiant élève, utilisé ici péjorativement pour mettre en exergue la jeunesse de Mietcheka et donc l’interdiction pour lui de se servir avant toute personne plus âgée quand il s’agit du taro. (P, 2008 : p82).
[5] Signifie « sorcier » dans les tribus bamilékés au Cameroun.