Le renouveau lyrique n’est pas un retour en arrière. C’est ce qu’explique Michel Collot en exposant les faiblesses de l’ancienne poésie lyrique :
« À trop faire crédit au moi, elle est tombée souvent dans le narcissisme, l’effusion sentimentale ou la confession. À vouloir chasser toute subjectivité pour atteindre à l’objectivité, elle a abouti parfois à la trivialité du cliché, à un plat réalisme ou à un exotisme de surface. À donner les pleins pouvoirs au langage, elle s’est exposée à un formalisme desséchant ou à une virtuosité gratuite »[1].
C’est cet écueil qu’évite la poésie de Senghor en exprimant la diversité intérieure d’un Sujet. Et ceci par un rythme non pas gratuit, mais motivé par le mouvement de l’âme et du souffle vital qui l’anime. Ainsi, la poésie de Senghor s’apparente au « lyrisme moderne [qui] se tourne de plus en plus vers l’altérité, l’extériorité et la matérialité, échappant ainsi au reproche d’idéalisme qui lui est souvent adressé »[2] car elle cherche non pas à dire le Sujet, mais à manifester son mouvement, ceci en l’incarnant dans des personnages « aux masques mouvants » présentant l’une ou l’autre facette de sa personnalité. De plus, il présente l’action de l’extérieur sur ces êtres, en les liant intimement à un lieu précis (Afrique ou France) dans ses poèmes. Sa poésie s’appuie donc sur les principes d’Altérité et d’altération qui régissent le Nouveau lyrisme instauré par Jules Supervielle, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, ou encore Jacques Réda.
Mais, la poésie de Senghor vient avant ce Nouveau lyrisme. Plus encore, elle s’enracine aussi dans une culture qui n’est pas celle de ces auteurs, dans une pensée qui ne connait pas encore la désaffection spirituelle de la société occidentale et le doute qui en découle. L’art y est encore davantage parole que silence devant la vanité du mot qui n’est plus lié de façon nécessaire à son objet. Et c’est donc la Vie et non la mort que l’on lit dans les pages du poète qui proclame la force du Verbe contre la destruction :« Pour toi, rien que ce poème contre la mort»[3] écrit-il dans son Élégie pour Georges Pompidou. C’est que sa poésie se veut Poésie de l’Action, comme le traduit le titre qu’il a choisi pour ses entretiens avec Mohamed Aziza. Elle se pense comme lieu où l’utopie est paradoxalement réalisable. Mais ce lieu est paratopique, et jouit donc de la liberté offerte par l’imaginaire pour agir sur le réel.
En cela cette poésie est prière. Elle demande au rythme, à Dieu, aux lecteurs et à l’auteur lui-même la réalisation de ce qu’elle présente. Elle croit donc en sa capacité d’émotion et par conséquent d’action. Or, ce n’est pas le cas du courant du Nouveau lyrisme dont une grande part des œuvres exhibent leur « précarité ». En effet, selon Jérôme Thélot, aujourd’hui,
les œuvres « pourraient être dites religieuses ou mystiques si les dieux les précédaient, les autorisaient et les justifiaient comme jadis. Mais désormais « moderne », c’est-à-dire sans les dieux, la poésie est précaire (…). Précaire, du latin « precari », veut dire : obtenu par la prière donc permis par une puissance supérieure, donc susceptible d’être retiré, par conséquent fragile et pauvre. Précaire est la poésie moderne en ceci qu’elle tient à la prière impriable, en ceci donc qu’elle est l’essentielle pauvreté d’être défaite de l’oraison»[4]
Cela se ressent dans l’essoufflement critique du vers des poètes du Nouveau lyrisme et dans leur renoncement à imposer leur parole comme un Verbe créateur. Ainsi, pour Jaccottet et ses disciples, le poète est un « ignorant », dont la voix se perd dans le bruit du monde[5].
Au contraire, l’œuvre de Senghor tire son efficacité de sa foi en le pouvoir réel de sa prière. Ainsi, au niveau personnel, celle-ci lui permet de vaincre l’angoisse et la haine qui le hantent. Ceci apparaît clairement dans Prière de paix :
« Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche!
(…)
Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exportés dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires
Qui en ont supprimé deux cent millions.
(…)
Seigneur la glace de mes yeux s’embue
Et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que j’avais cru mort (…)
Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin, et je veux prier singulièrement pour la France
(…)
Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la vois droite et chemine par les sentiers obliques
(…)
Et donne à leurs mains chaudes qu’elles enlacent la terre d’une ceinture de mains fraternelles
DESSOUS L’ARC-EN-CIEL DE TA PAIX »[6].
Le détour poétique apaise donc, de façon effective, l’homme politique qui ne cesse d’écrire pendant son mandat présidentiel. Ainsi, c’est l’homme, derrière son personnage poétique, qui déclare : « Il me faut chanter ta beauté pour apaiser l’angoisse » (v.14). Mais cela est pertinent uniquement parce que « la qualité essentielle du style poétique nègre est le rythme»[7] et que « [c]e rythme chasse cette angoisse qui nous tient à la gorge »[8], car il s’enracine dans le rythme cosmique de la Force vitale, qui est la substance du réel comme de l’art. La poésie de Senghor est donc fondée sur l’affirmation de la puissance de la Parole et non sur sa mise en question. De même, nous avons vu que chez Senghor le ressentiment est toujours transitoire. Or, le sens aigu du pardon, dont l’auteur fait preuve dans ses œuvres, lui vient de sa foi chrétienne. Ceci renforce l’idée selon laquelle la poésie de Senghor proclame la force du Verbe et non sa fragilité.
Par ailleurs, Lilyan Kesteloot note la prégnance de ce sentiment chrétien chez le poète et les conséquences qu’elle entraîne dans son rapport aux autres hommes et aux autres Nègres : « c’est son christianisme qui lui permet de prononcer ces paroles de pardon à l’Europe que les militants de la Négritude lui ont tant reprochées »[9]. En effet, l’une des critiques que prononçait Patrice Nganang à l’égard de Senghor était : « le difficile chez Senghor pour moi sera toujours que (…) il n’aura pas demandé justice pour ces morts qui hantent notre vie »[10]. Comme le poème prière que nous venons de citer, l’ensemble de l’œuvre de Senghor vise donc la paix universelle et non la vengeance des Nègres. Ainsi le poète se représente sous les traits de Salomon dans l’Élégie pour la Reine de Saba car le sage souverain porte en son nom le sens de sa mission. Dans Le Grand livre du Cantique des cantiques, Marc Alain Ouaknin souligne en effet que « Salomon » vient de l’hébreu « Chelomo » : « paix », et signifie donc « celui qui donne la paix ». Son alliance avec la Reine de Saba illustre donc parfaitement l’engagement poétique de Senghor pour la paix entre « Les Blancs et les Noirs, tous les fils de la même Terre-Mère»[11].
C’est donc par une prière poétique de paix que Senghor entend compléter son œuvre politique. Il demande ainsi à son ami décédé d’agir pour lui et de prier pour son peuple, dans l’Élégie pour Georges Pompidou. Et il ajoute : « Pour les Grands Blancs aussi pendant que nous y sommes, priez, avec leurs super-bombes et leur vide, et ils ont besoin d’amour»[12]. C’est donc au sein du poème que se réalise l’action, en tant qu’émotion des vivants comme des morts, des êtres charnels comme immatériels. Ainsi, celle-ci est action de sympathie et plus largement d’Amour, et constitue le fondement de l’entreprise poétique de Senghor car « en priant, l’homme ne fait pas seulement que demander, il montre qu’il est ouvert à un autre que lui-même, que sa présence se constitue toujours et déjà dans un ” pour l’autre” »[13]. Le mouvement de la poésie de Senghor est donc essentiellement celui du « moi » au « Toi ».
Et c’est dans l’art que le poète dépasse la recherche de l’identité ( vouloir être le même qu’un modèle) qui constitue la Négritude en général, dans la découverte de son ipséité[14] (vouloir être soi-même) métisse, plus personnelle et plus féconde. Ce mouvement est représenté dans l’Élégie pour la Reine de Saba par la mort-renaissance qui suit la communion de la reine Négritude et du roi blanc. C’est ce qui permet à Jean-Michel Devésa d’affirmer que :
« ce dernier poème apparaît comme l’aboutissement d’une démarche patiemment pensée et conduite: voilà le texte d’un accomplissement poétique et personnel, auquel Senghor aspirait depuis toujours » car « l’Élégie pour la reine de Saba fait songer à un manifeste poétique de la Négritude (…).Il s’agit de chanter les noces de l’Afrique avec une humanité nouvelle »[15].
Dès lors, le poète est chez Senghor un prophète qui annonce « l’aube de diamant d’une ère nouvelle »(v.19), car, voyant, il a compris que les dichotomies étaient destinées à être dépassées. Il est donc celui qui a gardé contact avec les racines vivantes du monde et l’âme de l’enfant. Par conséquent, il est celui qui fait le lien entre l’homme et son origine, mais aussi entre l’être et sa vocation, qui était claire pour l’homme du « Royaume de l’Enfance »: « Il m’a donc suffi de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du Poète »[16]. Et cette cité est pour lui celle qui réunira tous les hommes.
On peut donc dire que le chant de Senghor retrouve l’impulsion du lyrisme ancien, sans tomber dans son idéalisme gratuit. « Oui, reprenant une forme poétique fort ancienne, Senghor a prouvé que la poésie négro africaine pouvait donner à la Poésie des mouvements, des rythmes, des pulsations et des frémissements nouveaux »[17] affirme, pour sa part, Olympe Bhêly-Quenum. Senghor évite ainsi le désenchantement du Nouveau lyrisme, tout en valorisant l’expérience poétique par rapport à la représentation mimétique de soi et de ses sentiments, qu’il sait inefficace. L’Élégie pour la Reine de Saba est donc un poème de l’émotion. Mais elle est plus particulièrement le lieu de l’expression et du partage de l’espoir, car ce poème annonce la possibilité de la réalisation de la paix grâce à la poésie et l’Amour, liés chez Senghor. Ainsi, le poème agit donc sur les hommes et le monde en diffusant « l’onde de l’Autre », c’est-à-dire l’élan de sympathie qui possède ce poète et qui lui permet de réconcilier le « moi » et le « Toi ».
[1] http://www.maulpoix.net : “le Nouveau lyrisme”.
[2] http://www.maulpoix.net : “le Nouveau lyrisme”.
[3] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Élégie pour Georges Pompidou », p.328.
[4] Thélot, Jérôme. La poésie précaire. Paris : PUF, 1997, p.8.
[5] Avant lui, Supervielle manifestait déjà de cet évanouissement du sujet et de sa voix dans l’extériorité. Ainsi, son poème Vivre encore commence par s’appuyer sur un rythme très marqué, reproduisant le battement de cœur du sujet comme celui des poèmes de Sengor. Mais ce mouvement rythmique s’estompe petit à petit sur « la page blanche » . Et à la fin du poème, «l’âme sans gloire » s’enfonce « au fond du silence » du sujet, qui préfère laisser s’exprimer le bruit neutre du réel et de « la poulie qui grince » dans le poème :
« Ce qu’il faut de nuit
Au-dessus des arbres,
Ce qu’il faut de fruits
Aux tables de marbre,
Ce qu’il faut d’obscur
Pour que le sang batte,
Ce qu’il faut de pur
Au coeur écarlate,
Ce qu’il faut de jour
Sur la page blanche,
Ce qu’il faut d’amour
Au fond du silence.
Et l’âme sans gloire
Qui demande à boire,
Le fil de nos jours
Chaque jour plus mince,
Et le coeur plus sourd
Les ans qui le pincent.
Nul n’entend que nous
La poulie qui grince,
Le seau est si lourd ».
(tiré de Supervielle, Jules. Œuvres poétiques complètes. Paris : Gallimard, 1996, p.478).
[6] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Prière de paix », p.96-100.
[7] Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.111-112.
[8] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Élégie des Circoncis», p.205.
[9] Kesteloot, Lilyan. Anthologie négro-africaine. Verviers : Gérard et Cie, coll. « Marabout », 1967, p.92.
[10] Patrice Nganang : « Le complexe Senghor », dans Ranaivoson, Dominique. Senghor et sa postérité littéraire. Op. Cit., p.165.
[11] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Élégie pour Martin Luther King », p.310.
[12] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Élégie pour Georges Pompidou », p.327.
[13] Marc-Alain Ouaknin, dans Lalou, Franck ; Calame, Patrick (dir.). Le grand livre du Cantique des Cantique: le texte hébreu, les traductions historiques et les commentaires selon les traditions juives et chrétiennes. Paris : Albin Michel, 1999, p.XI.
[14] Nous nous appuyons sur la distinction qu’établit Paul Ricoeur entre « deux sortes d’identité, celle de l’ipse et celle de l’idem » (Ricoeur, Paul ; Foessel, Michaël ; Lamouche, Fabien. Anthologie. Paris : Points, 2007, p.241).
[15] Jean-Michel Devésa, dans Senghor, L.S. Poésie complète: édition critique,coordinateur Pierre Brunel. Paris : CNRS édition, 2007, p. 694.
[16] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Comme les lamantins vont boire à la source», p.165.
[17] Bhêly-Quenum Olympe. « De l’érotisme chez L.S Senghor », sur le site http://www.gnammankou.com/obq_senghor-erotisme.htm.