Mondes africains

Léopold Sédar Senghor, un poète Nègre? (1) De la Négritude-ghetto à la Civilisation de l’Universel.

                                                               

La définition de la notion de « Négritude »[1], élaborée au cours des années 30, a suscité beaucoup d’interrogations. « Mais qu’est ce donc que cette “Négritude”, me demandera-t-on (…)? Pour ma part, je la définis encore une fois comme “l’ensemble des valeurs de la civilisation noire” »[2] explique Senghor dans Ce que je crois. Mais les contours de la définition qu’il en donne restent vagues. De plus, la nécessité que le poète ressent de réaffirmer ce propos en 1980, pousse à s’interroger sur le contenu exact de ce terme, forgé par Aimé Césaire. Senghor insiste sur le fait que « tout d’abord, Césaire a dit “Négritude”et non “Négrité”. À juste raison. C’est que le suffixe -itude a une signification plus concrète, ou moins abstraite que le suffixe en -ité ». Ceci souligne au sujet de la Négritude que « ce n’étais pas un jugement de valeur mais d’identité. Parce que colonisés, nous luttions contre la domination politique mais, d’abord, contre la colonisation culturelle »[3]. En effet, la Négritude comme « ensemble des valeurs de la civilisation noire » se fonde sur la croyance en une identité raciale culturelle plus que politique, car les pays africains, colonisés à l’époque,  connaissaient des régimes politiques très différents. C’est donc sur la culture que les intellectuels africains ont fondé leur mouvement de revendication. En effet, la Négritude était, au départ, un mouvement né des regroupements organisés entre les élèves négro-africains[4] du lycée Louis Le Grand. Ceux-ci prétendaient saper les bases du colonialisme culturel en affirmant la spécificité de l’art Nègre et en le haussant à la hauteur de l’art occidental. Ceci avait pour vocation essentielle de rendre sa dignité au peuple noir. Le mot « Nègre » avait d’ailleurs été choisi à dessein : « Ces mots -Nègre, Nigritie-que la traite avait fait jeter dans la fange des égouts, il nous faut les repêcher, les laver de tous les mépris ignorants-pour les rendre à leur vérité, belle comme l’or »[5] s’exclamait Senghor dans Liberté III. La Négritude se voulait donc une révolte contre l’impérialisme européen, visant à la « réintégration du Nègre au sein de l’humain, et au sein de cet humanisme-là, qui l’en a exclu : l’humanisme occidental»[6]. Les premiers auteurs Nègres ont donc généralement puisé leur énergie de revendication dans leur ressentiment de colonisés et ont opposé la simplicité de leur peuple à la cruauté technicienne de celle de l’Occident. Ainsi, dans Cahier d’un retour au pays natal Césaire pose les Nègres comme « Ceux qui n’ont ni inventé la poudre ni la boussole ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur de l’électricité »[7] et exprime la haine furieuse qui l’anime :

« Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace

Trésor, comptons :

la folie qui se souvient

la folie qui hurle

la folie qui se voit

la folie qui se déchaîne »[8].

 

Senghor, pour sa part, dénonce le « progrès » apporté par les hommes européens :

 

« Ce fut l’an de la Découverte. De leur yeux ils crachèrent un feu jaune. Et les eaux des fleuves roulèrent de l’or et des sueurs. Les Métropoles en furent gorgées. Les hommes nus furent réduits en esclavage, et les parents vendirent leurs enfants pour une pièce de guinée »[9],

 

ainsi que le mépris des blancs envers les négro-africains : « Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France »[10].

Pourtant, le contact avec des français que Senghor a eu dès l’enfance, les amitiés qu’il a nouées au Lycée Louis Le Grand (notamment avec Georges Pompidou), ainsi que son goût profond pour la France infléchissent cet accent de haine dans ses poèmes. Senghor dit lui-même avoir évolué dans sa conception de la Négritude : « De la négritude-ghetto, je suis passé à la négritude “comme enracinement et ouverture” »[11] avoue-t-il à Mohamed Aziza. Ainsi, il progresse de la valorisation de la race nègre par rapport à celle du peuple colonisateur, à la promotion de la Civilisation de l’Universel, union fraternelle de tous les peuples. C’est que l’homme politique a peu à peu pris conscience de la complémentarité des civilisations : l’Occident et ses techniques sont indispensables au développement humain en Afrique, alors que la simplicité et la sensibilité des peuples africains manquent à la civilisation blanche devenue artificielle. « Nous reconnaîtrons que l’Afrique noire au contact de l’Europe, s’est civilisée, plus exactement qu’elle opère une renaissance. »[12] dit-il dans Liberté 1. Et son poème À New-York affirme la réciprocité de cette relation :

 

« New-York! je dis New-York, laisse affluer le sang noir dans ton sang

Qu’il dérouille tes articulations d’acier, comme une huile de vie

Qu’il donne à tes ponts la courbe des croupes et la souplesse des lianes»[13]

 

Les rapports entre peuples sont donc à fonder sur le modèle de l’union du Masculin et du Féminin, de la Force et de la Sensibilité, du Blanc et du Noir, en un mot sur la complémentarité, pour Senghor. Ainsi, le couple de Salomon et de la Reine de Saba évoque celui de l’Europe et de l’Afrique. Et comme le poème, qui naît de leur communion dans l’Élégie pour la Reine de Saba, la civilisation idéale « ne saurait être que métisse »[14]. La représentation de la division du poète évolue donc vers l’éloge du métissage dans ce poème où les multiples procédé poétiques de brouillage mettent en valeur le mélange. Dès lors, la Reine de Saba constitue elle-même une figure de la Négritude africaine qui possède le poète occidentalisé. Elle est la femme au sang noir, obsédante dans Chants pour Signare et dans tant d’autres poèmes : « Elle me force sans jamais répit, à travers les fourrés du Temps. Me poursuit mon sang noir à travers la foule, jusqu’à la clairière où dort la nuit blanche »[15]. Elle est celle qui entretient le « regret du Pays noir »[16], qui fait battre le cœur du poète au rythme nègre de ses origines. Mais elle est aussi l’incarnation de l’Amour qui pousse vers l’autre, cette sympathie naturelle qui s’offre au contact du blanc. Elle est donc la personnification de la Négritude, comme affirmation des racines africaines du poète, à l’intérieur de son « moi » métisse qui est également composé des valeurs de l’Occident. Ou encore comme aspect nègre de la Civilisation Universelle, qui est elle-même l’union des tous les peuples.  Ainsi, dans cette élégie finale, la femme n’est plus la terre mère de À l’appel de la race de Saba, radicalement opposée à l’hexagone :

« Mère, sois bénie!

J’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de cette nuit d’Europe

Prisonnier de mes draps blancs et froids bien tirés, de toutes les angoisses qui m’embarrassent inextricablement »[17],

 

mais une terre qui est à la frontière de deux mondes unis dans le corps et le cœur du poète. Le peuple de « Saba » n’est plus non plus celui qui s’oppose à l’Occident par  « l’authenticité de son regard, qui est celle de son coeur et de son lignage »[18], mais celui qui descendra de l’union de la reine noire et du roi blond. La Négritude est donc une notion qui a évolué dans la pensée de Senghor. Elle s’incarne finalement chez lui dans la Reine de Saba, dont le poète ne peut donner que des « masques mouvants ».

Or cette instabilité la rend vulnérable. Beaucoup d’artistes et de critiques ont dénoncé l’aspect trop vague de cette « négritude ». En effet, cette notion floue peut se prêter à de nombreuses interprétations et mésinterprétations. C’est ce qui explique l’hétérogénéité de la littérature Nègre, qui regroupe les auteurs négro-africains sans prendre en compte leurs différences. Les anthologies de textes nègres, élaborées par Lilyan Kesteloot ou Senghor lui-même, souffrent de cette généralisation qui fait de tout auteur d’origine africaine un Nègre, oubliant la valeur revendicatrice que possédait ce mot au moment de sa création.

Par ailleurs, au fil de son élaboration la notion de Négritude, forgée avant la réalisation de l’indépendance des pays africains, a déjà été mise an question par la décolonisation. En effet, la Négritude est née d’une volonté d’unifier les peuples colonisés contre leurs colonisateurs, et n’a plus lieu d’être après la décolonisation. Son affirmation est liée à la faiblesse. Au niveau collectif, elle est le moyen d’unir derrière un drapeau commun tous les peuples négro-africains, afin de faire poids contre l’impérialisme européen. Au niveau personnel, elle facilite la différenciation entre les deux sources africaine et française qui confluent dans l’être et le style de Senghor. Mais une fois que la colonisation n’est plus à combattre et que le métissage est accepté, la négritude n’a plus lieu d’être. Elle est donc vouée à s’anéantir dans la réalisation du but qu’elle vise, c’est à dire dans la mise sur un pied d’égalité des différentes civilisations. C’est pourquoi Sartre dit justement que « la négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière»[19].  L’évolution de la pensée de Senghor vers la promotion d’un Civilisation de l’Universel, fondée sur le métissage, est donc en partie liée au changement de contexte international. Ainsi si Senghor peut dire que :

 

« Aujourd’hui, nous allons dans le sens d’une civilisation panhumaine, où tous les continents, toutes les races, toutes les civilisations apportent, chacun, sa contribution. A ce rendez-vous « du donner et du recevoir » pour employer une expression d’Aimé Césaire, les Négros-Africains et les Arabo-Berbères, les Africains auront beaucoup appris de l’Europe, mais ils apporteront, en contrepartie, quelque-chose de nécessaire : quelques vertus, irremplaçables»[20],

 

 

c’est qu’il estime que l’heure est à la coopération des peuples et non plus au combat. Pourtant l’impérialisme culturel et économique de l’Europe sur les pays africains n’a pas été supprimé en même temps que la colonisation politique. C’est pourquoi la lutte Nègre continue aujourd’hui. Les nouveaux Nègre, comme Tchicaya U Tam’Si, dénoncent alors le laxisme de Senghor, qui a en quelque sorte abandonné le combat. D’autres décrient la vision idyllique et illusoirement unifiée qu’il donne du « bon » Nègre : « Une image de l’Afrique qui se contente de glorifier nos ancêtres et de célébrer notre pureté, c’est l’image d’un continent en état de stagnation »[21]. Les critiques étaient déjà virulentes à l’époque où le poète occupait encore une place importante en politique. C’est pourquoi lui-même a pu défendre sa position dans La Poésie de l’Action :

 

 

« Les générations postérieures à la mienne – celles des francophones Cheik Anta Diop et Adotevi, des anglophones Mphaele et Soyinka, pour ne citer que ces noms – ont voulu être plus radicales que nous, en oubliant que Césaire et Damas, Rabémanjara et moi les avions précédés dans la voie de la négation radicale. Dans les années 30, tout ce qui était blanc (…) était rejeté au nom de la Négritude; C’est, je le répète,  le racisme nazi, sa haine de la raison et ses crimes monstrueux contre l’homme qui nous ont, peu à peu, désillé les yeux. (…) Et j’avais découvert, au bout de ma réflexion, que c’était le miracle du métissage, biologique, mais surtout culturel, qui avait crée la civilisation grecque, comme, auparavant, la civilisation égyptienne. »[22].

 

 

 

Mais cette coopération mondiale semble loin aux détracteurs de Senghor qui ne peuvent aujourd’hui que constater le caractère utopique des rêves de Senghor : « Aussi sommes nous face à l’actualité des murs de l’Universel qui cloisonnent et morcellent les peuples »[23] déclare Edem Awumey.

La Négritude politique « ouverte au dialogue pour construire ce que Pierre Teilhard de Chardin annonçait : cette civilisation de l’Universel, qui serait celle du XXIe siècle »[24], ne se fonde donc chez Senghor que sur une construction unitaire fictive crée à partir d’ensembles réels composites. Elle correspond peu à la réalité vécue par les négro-africains. Jean-Godefroy Bidima défend violemment  cette idée dans  L’art négro-africain :

 

« D’abord, il n’y a jamais eu en Afrique d’unité culturelle primitive : toute société ayant plusieurs strates produit aussi des sous cultures. (…) Tous ceux qui parlent d’unité culturelle en Afrique sans tenir compte des singularités, sont tous victimes de la fondation métaphysique des civilisations sur l’identité, l’Un »[25].

 

 

Et il critique la position des fondateurs de la Négritude, en affirmant qu’elle « est un mouvement d’intellectuels dont la place était plus que privilégiée dans la structure coloniale qu’il contestaient »[26] et qui a donc paradoxalement contribué à « l’érection maîtrisée d’une contestation acceptée, réduite, normalisée, livresque »[27] dans les pays anciennement colonisés. Celle-ci aurait freiné, selon lui, les réels combats, physiques, que certains écrivains africains comme Frantz Fanon ont menés en parallèle.

La Négritude politique de Senghor porte donc en elle ses propres limites car elle cherche à passer du Nègre au Blanc sur les ondes de l’Universel. Elle échappe au penseur par manque d’appui réels. Sa seule consistance tiendrait donc peut-être à son développement poétique, sur le mode de l’imaginaire.


 

[1]      Guy Ossito Midioharan note que le mot « négritude » apparaît chronologiquement pour la première fois, dans la poésie de Senghor, dans Que m’accompagnent kôras et balafong, écrit entre octobre et décembre 1939 ( dans L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française. Paris : L’Harmattan, 1986).

[2]      Senghor, L.S. Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’ Universel. Paris : Grasset, 1988, p.136.

[3]      Id, p.137.

[4]      Généralement socialistes.

[5]      Senghor, L.S. Liberté III : Négritude et civilisation de l’universel. Op. Cit., p.473.

[6]      Bena Djangrang Nimrod, dans  Guibert, Armand. Léopold Sédar Senghor. Op. Cit., p.143.

[7]      Césaire, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine, 1983, p. 44.

[8]      Id, p.27.

[9]      Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Épîtres à la princesse », p.146. (Dans le recueil Éthiopiques).

[10]    Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Poème liminaire», p.57. (Dans le recueil Hosties noires, où il décrit également les horreurs de la guerre causée par les blancs).

[11]    L.S.Senghor, dans  Aziza, Mohamed. La poésie de l’action (conversation avec Léopold Sédar Senghor). Op. Cit., p.93.

[12]     Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.88.

[13]    Senghor, L.S. Œuvre poétique : «À New York », p.121.

[14]    Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.96.

[15]    Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Chants pour Signare », p.194.

[16]    Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Le retour de l’enfant prodigue », p.54.

[17]     Senghor, L.S. Œuvre poétique : «À l’appel de la race de Saba », p.60.

[18]    Id, p.65.

[19]     Sartre, Jean-Paul. Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française : « Orphée noir ». Op.Cit., p.XL.

[20]     L.S.Senghor, dans  Aziza, Mohamed. La poésie de l’action (conversation avec Léopold Sédar Senghor). Op. Cit., p.336.

[21]     Es’Kia Mphahlele, cité dans Garrot, Daniel. Léopold Sédar Senghor critique littéraire. Op. Cit., p.61.

[22]     L.S.Senghor, dans  Aziza, Mohamed. La poésie de l’action (conversation avec Léopold Sédar Senghor). Op. Cit., p.184.

[23]    Edem Awumey :« L’Orphée noir et les Murs de l’Universel », cité dans  Ranaivoson, Dominique. Senghor et sa postérité littéraire. Metz : Université Paul Verlaine, Centre de recherche « Ecritures », 2008, p.190.

[24]    Senghor, L.S. Liberté III : Négritude et civilisation de l’universel. Op. Cit., p.8.

[25]    Bidima, Jean-Godefroy. L’art négro-africain. Paris : PUF, coll.  « Que sais-je », 1997, p.19.

[26]     Id, p.23.

[27]     Ibid, p.24.