Mondes africains

L’impéritie des intellectuels organiques dans “Trop de soleil tue l’amour” de Mongo Beti

Introduction

L’auteur, Alexandre Biyidi dit Mongo Beti est un écrivain français d’origine camerounaise, qui dans ses romans et ses essais, se présente comme le dénonciateur de la situation de l’Afrique coloniale, postcoloniale et néocoloniale. Défenseur de la culture africaine en péril, il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels : Pauvre Christ de Bomba, Remembrer Ruben, Ville cruelle, Main basse sur le Cameroun, Branle-bas en noir et blanc, etc.
Dans son ouvrage Trop de Soleil tue l’amour, publié aux éditions Julliard (Paris, 1999), il nous raconte l’histoire de Zam, journaliste politique dans une capitale africaine, passionné de jazz, à qui l’on a dérobé une quantité impressionnante de CDs, étrange et malheureux événement pour lui, et qui ne sera là que le début d’une vie tourmentée d’étranges et curieuses situations auxquelles Zam devra faire face. Car, en effet, étant une cible gouvernementale à cause de son article sur l’exploitation forestière, Zamakwé va devenir l’objet de manipulation d’individus mal intentionnés qui iront jusqu’à mettre dans l’appartement de ce dernier, un cadavre afin de le culpabiliser. Aidé par son ami Eddie, sa compagne Bébête et son patron PTC, encore appelé Souop, Zam et bien d’autres compagnons devront faire face à un ennemi commun, qui depuis des années n’a fait que leur rendre la vie difficile.
Dans ce roman, Mongo Beti parle de la grande psychose qu’a traversée son pays tout comme bien d’autres pays africains, dénoncent ainsi la corruption et l’incurie de nouveaux dirigeants africains. La faillite de la coopération française en Afrique noire étant patente, nous allons, à travers les diverses figures et figurations des intellectuels du roman, voir si on peut justifier l’actuel désengagement, autrement dit, réclamer le dépôt de bilan à l’intelligentsia africaine représentée dans cette œuvre qui se donne à lire comme une représentation socio-ethnologique de l’Afrique au contact de l’Occident, mais aussi et surtout comme un pamphlet socio-politique. Cécité collective ? Impéritie ? Voire !

 

1 – Les personnages

Dans ce récit fictif de retour d’exil, sont mis en action une diversité de personnages. Les personnages sont considérés ici comme catégories exclusivement anthropomorphes. C’est un modèle sémiotique (Greimas, 1970), ayant un rôle thématique, c’est-à-dire celui qui renvoie à ses catégories psychologiques, à ses systèmes de valeur. Ceux qui nous intéressent dans notre étude sont des intellectuels. Mongo Beti brosse le portrait de l’intellectuel en ces termes :

Un intellectuel, ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des diplômes. C’est quelqu’un qui a choisi d’envisager le monde d’une certaine façon, en accordant la priorité à un certain nombre de valeurs comme l’engagement, l’abnégation, la réflexion. (Kom, 2002:35)

Ceux qui, dans l’œuvre et d’après cette définition, ont des rôles principaux et intellectuels sont :

Zamakwé : personnage un peu capricieux, souvent inconscient et irresponsable dont la vraisemblance est à relier à sa profession de journaliste pour laquelle il risque sa vie et se prive de richesses. En effet, ce journaliste politique dans l’hebdomadaire de l’opposition partage sa passion entre les articles au vitriol contre la dictature au pouvoir, son amour instable pour la sulfureuse Bébête et d’incroyables rasades de whisky. Il joue son rôle dans la farce, dénonçant d’une plume vigoureuse les scandales bien réels dont tout le monde se moque, chacun ici ayant adhéré depuis longtemps aux vertus démocratiques de la fraude et de la corruption. Il va du jour au lendemain être volé, espionné, menacé de mort, soupçonné de meurtre puisqu’un cadavre a été retrouvé dans son appartement.

P. T.C (Poids Total en Charge) : encore appelé SOUOP Lazare, patron de Zam, au caractère souciant et combatif. Il révèle le sentiment sans cesse grandissant des populations d’Afrique francophone à l’encontre des Français :

Nous n’aimons pas beaucoup les Français ici, déclare le patron de Zam. Ces gens-là n’ont jamais oublié qu’ils ont été nos maîtres. (Beti, 1999:26)

Il lutte, par son attitude la plupart du temps, pour retrouver quelque chose qui rendait à sa vie son sens, à son cœur la paix, à son esprit l’équilibre :

PTC peu rompu, lui aux travaux pratiques du stoïcisme, s’irritait de l’odeur entêtante de pisse, du va-et-vient des fonctionnaires en tenue, turbulents comme des galopins sortant de l’école la journée terminée, des portes qui claquaient de la pénombre, régnant dans ces lieux, de la condition humaine en général, eût-on dit. (Beti, 1999:34)

Eddie : ami de Zam, avocat marron au caractère révolutionnaire. Le parcours d’Eddie qui l’a mené jusqu’au barreau est atypique :

Eddie est revenu échouer dans son pays natal où il est inscrit au barreau on ne sait trop à la suite de quelle acrobatie, puisque, au témoignage de tous y compris sa propre famille, personne n’a connaissance qu’Eddie ait jamais passé un examen même un examen de droit, science pourtant facile, à la portée du premier venu. (Ibid., 43)

Sans faire d’Eddie une allégorie de l’Afrique, il est un « homme aigri et amer, sans doute parce qu’il avait été rapatrié par charter. » (Beti, 1999:34). Eddie est donc un avocat roublard donc la fonction, disons-nous, ne dépend plus de la qualification requise. « Au Commissariat central on fit attendre longtemps Zam, qui était accompagné de PTC et de son vieux complice en Jazzomanie, Eddie, déguisé en avocat, rencontré miraculeusement quelques minutes plus tôt » (Ibid., 33). On assiste donc à une profanation du métier d’avocat, à une dérision de la logique, mieux à un carnaval de la dérision. Eddie vit en permanence dans un rôle qu’il incarne. C’est l’homme des combines louches :

Eddie, qui, comme tous les voyous avait beaucoup d’entregent, c’est-à-dire des tas de combines toujours douteuses, mais non moins propices et ses entrées partout, singulièrement dans les locaux des diverses polices, s’était figuré que ces lieux et leurs habitants devaient finir par leur livrer le secret de la disparition de Bébête. Il fit pourtant régulièrement chou blanc. (Ibid., 157)

Eddie symbolise ainsi la plupart des Africains qui ont compris que « là où le peuple a été très longtemps à l’écart des lumières du droit, le vice devient la vertu, le tortueux la règle… » (Ibid., 74).
On a également des personnages tels que Georges, le Français, demi-barbouse, demi-paumé, des chefs de partis politiques, comme Ebénézer, le richissime manipulateur des foules, l’âme des complots tordus. Pour le narrateur, le politique incarne :

Le dictateur homme sans classe ni envergure, qui brade notre patrimoine naturel, la caste vénale et corrompue de nos dirigeants qui ont fait un loisir banal du détournement de fonds publics et de l’évasion des capitaux. (Ibid., 99) 

Le corps de métiers de la police : Leur compétence est le reflet même de l’impéritie (qui manque d’habilité dans l’exercice de ses fonctions) tant et si bien qu’une initiative aussi banale qu’une enquête a toutes les chances d’aboutir à une impasse parce que « chaque fois qu’on fait une enquête, avoue le commissaire, on tombe immanquablement sur un grand » (Beti, 1999:125).Le Commissaire de police Norbert, un flic corrompu, est ainsi cité en exemple. Pour le narrateur, la police, tous grades confondus, est réduite au simple rôle de figuration. Corrompue jusqu’à la moelle, elle fonctionne sans archives et ne fait jamais d’enquête :

Un policier qui enquête, c’est tout de suite Tcholliré ou Mantoum. Je l’ai dit : un policier chez nous n’est pas censé faire des enquêtes. (Ibid., 115)

Le corps de la fonction publique n’est pas du reste puisque ses agents trouvent toujours l’occasion de se dérober devant les tâches qui les interpellent par une formule devenue clichée : « Je vais voir ce que je peux faire » (Ibid., 177). « Cette formule est utilisée rituellement ici par les fonctionnaires pour éviter tout effort et se dérober à la sollicitation d’un usager » (Ibid., 177). Quelle inaptitude dans l’exercice de leur fonction !
On le voit, c’est l’intelligentsia africaine dans ses diversités sociales qui est représentée dans Trop de Soleil tue l’amour. Il faut dire que ces portraits psychologiques de l’intellectuel sont bien loin de celui que brossait Mongo Beti plus haut.

 

2- Les différentes idées

Les principales idées dans Trop de Soleil tue l’amour sont celles sous-tendues par le thème de l’amour surtout celui entre Zam et Bébête qui n’est pas toujours l’idéal ; il pratique la prostitution (Beti, 1999:19) avec ces jeunes filles parfois des lycéennes des quartiers populaires et démunis qui s’engagent souvent avec des hommes plus âgés afin de survivre à la misère.
On les retrouve aussi dans le thème de l’exil (p. 25) avec le retour des intellectuels exilés avec mention faite à patrice Azombo. Pour ceux des intellectuels qui sont revenus d’exil, on voit leurs avis, leurs initiatives du reste assez louables, contrecarrées par des points de vue contraires et poussées à des résultats nuls :

L’arrivée massive des exilés causa un choc aux populations, en les contraignant à un brusque réveil. On se réjouissait en public du retour des enfants prodigues ; en privé, on les blâmait de ne pas agir et sentir comme tout le monde. S’indignaient-ils de la corruption ?on leur répondait : « Il faut bien que tout le monde mange », oh, le vilain mot ! S’abstenaient-ils de courtiser les puissants ?le peuple sermonnait : « Dieu a dit : obéissez aux supérieurs. »S’acharnaient-ils au travail ?on les en blâmait, sous prétexte que l’homme n’a qu’une vie et qu’il faut la gâcher le moins possible. Se scandalisaient-ils des financements dérisoires de l’éducation et de la santé des populations ? Priorité au remboursement de la dette, leur rétorquaient la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Prêchaient-ils la révolution, comme c’est la manie chez les exilés revenus au pays ?on levait les yeux au ciel en invoquant la fatalité. (Ibid., 74)

La corruption, avons-nous dit, tient une place importante dans cette œuvre, ainsi que l’arnaque, la pauvreté, l’abus de pouvoir, la violation des droits de l’Homme, véritables fléaux qui ravagent la société africaine et surtout camerounaise.
Le vol et la criminalité sont aussi bien analysés dans ce roman tout comme les thèmes de trafic des êtres humains et de l’espionnage.
De nombreuses idées sur des sujets divers sont, par conséquent, développées dans Trop de Soleil tue l’amour, quelles soient diffuses ou isolées à travers ces fils conducteurs. On noterait alors pour exemple l’idée du néocolonialisme, un colonialisme « moderne » camouflé, avec cette main mise de la France sur ses anciennes colonies et dont elle y retrace plusieurs stratégies de rétention du libre échange, ce qui n’est plus le cas des colonies hispanophones et anglophones (Ibid., 27).
L’auteur développe aussi l’idée de l’identité africaine qui pose encore de sérieux problèmes de nos jours et Eddie de dire « ce que je suis au juste ? Je ne sais pas trop ; c’est le drame de mon existence. J’ignore ce que je suis… » (Ibid., 41). Cela étant dû au fait de ses longues années d’exil en Amérique ; il se retrouve ainsi partagé entre deux cultures : une culture étrangère qui le rejette et celle nationale à laquelle il n’arrive plus à s’adapter.
La passivité des institutions africaines et partant camerounais est l’idée que l’auteur relève en page 56 à travers la lecture de la police nationale en matière d’intervention et d’enquête.
Les détournements de fonds publics sont partout présentés ici comme des idées qui, avec la dévaluation, ont prévalu à cette époque et se rattacheraient de par le contexte économique et politique, à la pensée commune ; cela au point où « nul ne pouvait être riche s’il n’était pas du parti unique. » (Ibid., 52)

 

3 – Idées sur la coopération et apport de l’intelligentsia

Les idées sur la coopération entre les États du Sud et ceux du Nord, pour un développement durable sont marquées, illustrées par des concepts tels que des séminaires économiques (Ibid., 12) où des opérateurs, des administrateurs, chefs de filières, de Banque, etc., se réunissent venant des deux pôles pour échanger, discuter d’éventuelles possibilités d’accroissement économique. Ce qui s’en suit étant généralement des partenariats entre Nations comme l’alliance franco-camerounaise, des signatures d’accords commerciaux, des traités de libre-échange et circulation, des échanges de connaissances, des transferts de technologie et bien d’autres. Mais pour quel résultat !
La francophonie (Ibid., 27) apparaît aussi ici comme une idée de développement et de coopération entre ses différents États membres. La coopération entre le FMI et les partis d’opposition (Ibid., 70) est aussi une idée de développement.
L’apport de l’intelligentsia africaine dans le développement du continent est marqué par le retour d’exil des intellectuels qui viennent donner des idées, contribuer aux renouvellements des mentalités, faire la synthèse des différentes cultures, qu’ils ont pu vivre et connaître afin de vouloir en tirer le meilleur pour la société africaine (Ibid., 25, 73).
Le multipartisme en Afrique n’aurait pas apporté les changements tant attendus par tous : fuite des cerveaux, arrestation dans les milieux universitaires, prolifération des situationsconflictuelles et des institutions académiques, pertes de professionnalisme, utilisation de la violence sur les campus, commercialisation des droits universitaires, complicité des intellectuels dans certaines crises, participation de certains intellectuels au verrouillage démocratique dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne.
Les intellectuels africains crédibles se présentent ici comme le porte-parole de la société opprimée par les dirigeants politiques ; c’est à eux d’émettre les bonnes idées, les idées de révolutions (Ibid., 69) afin de sortir l’Afrique de son impasse économique. Mais s’en sortent-ils ?

 

4 – Éléments de l’échec futur

Bon nombre de problèmes freinent la coopération Nord-Sud et par là le développement de l’Afrique. On relève dans ce roman la passivité des pays du Nord face à certains problèmes de l’Afrique (Ibid., 55) c’est la raison pour laquelle Eddie déclare s’agissant du génocide Rwandais.
« Ces soldats-là ont juste laissé faire et peut-être un peu poussé à la roue » (Ibid., 55). Le conflit d’intérêts entre le Nord qui veut piller les ressources du Sud avec la complicité de quelques dirigeants avisés et occidentalisés ne favorise pas cette coopération. Si tous les intellectuels africains ne sont pas nécessairement des politiques, tous les politiques par contre sont des « intellectuels ». 
Le boycottage des langues étrangères (Ibid., 57) par les Africains, le rejet des langues nationales africaines par les pays du Nord (Français Africain) ; les clichés et les squelettes de la colonisation ; l’image négative portée sur les Européens ; les expulsions d’Africains par charter (Ibid., 43, 92). « Les Français grands vicieux » « chasser les Français ». (Ibid., 47) ; tout ceci contribue à former le cocktail d’éléments d’échec de la coopération Nord-Sud dans Trop de soleil tue l’amour. On peut constater une démystification des intellectuels organiques et des politiques à travers la violence verbale dans le texte.

 

5 – La violence verbale

Lorsqu’on s’interroge sur le statut social de ce texte littéraire, on a affaire à une constellation de personnages d’intellectuels, de politiques, et d’autres qui, par leur activité discursive, essaient mutuellement de surmonter les menaces de dévalorisation sans toujours y parvenir. Il est vrai que Trop de soleil tue l’amour laisse émerger une sociabilité dans laquelle la relation à l’autre est essentiellement empreinte d’opacité. Cette hypothèse est le fait d’une violence verbale sous-tendue par l’injure que nous définirons à la suite de Bonhomme comme « un acte de langage interlocutif à visée dégradante » (Bonhomme, 1999:27). Ce fait langagier assez récurrent dans ce récit francophone et dont la finalité serait de refaire le portrait du corps social peut être considéré à juste titre comme procédé évaluatif au sens où l’entend Philippe Hamon :

[…] l’évaluation […] peut être considéré comme l’intrusion ou l’affleurement dans un texte, d’un savoir, d’une compétence normative du narrateur (ou d’un personnage évaluateur) distribuant, à cette intersection, des positivités ou des négativités, des réussites ou des ratages, des conformités ou des déviances, des excès ou des défauts, des dominantes ou des subordinations hiérarchiques un acceptable ou un inacceptable, un convenable ou un inconvenant. (Hamon, 1984:22)

Ainsi l’injure, à la fois procédé langagier verbalisant la violence et procédé évaluatif peut nous permettre, dans le récit de Mongo Beti, de dresser la carte d’identité des intellectuels et des politiques, tous des composants de la socialité en question de facteurs d’échange. Par souci de clarté, précisons que dans la communication injurieuse, deux niveaux peuvent être relevés.
Lorsque la source de l’évaluation est un personnage, on parle d’ « injure interpellative » (Larguèche cité par Bonhomme, 1999:29) puisque dans le cas « l’injure fonctionne selon une relation duelle : l’injurieur s’adresse à l’injuriaire qui est en même temps l’injurié » (Ibid.).
En procédant à une catégorisation des injuriés, notre attention s’est portée sur les intellectuels et les politiques. Nous avons recensé les occurrences les plus significatives qui ressortissent à ces différentes catégories dans des tableaux synoptiques.

Occurrences Source d’évaluation
Les intellectuels
Connard d’intello à la gomme (Beti, 1999:34) Personnage
L’obstination de nos intellectuels à singer les mœurs vulgaires des dirigeants de la dictature au lieu de montrer au peuple l’exemple d’une existence noble et productive (Ibid., 66) Narrateur
Intello de mes fesses (Ibid., 73) Personnage
Vous autres intellectuels, vous êtes des hypocrites. Votre seule préoccupation c’est de mettre de belles phrases autour de la merde. (Ibid., 192) Personnage
Cette engeance stérile […] tant de gens surestiment le sens de la dignité chez nos prétendus intellectuels […] ces farceurs […]. Ce sont des imposteurs, des clowns. (Ibid., 200) Personnage
Les politiques
Vos politiques nous ont-ils assez enfoncé dans la merde à force de pédaler la choucroute de leur incompétence (Beti, 1999:25) Personnage
Espèce de trou du cul, petit pédé merdeux, enfoiré de connard de bougnoul (Ibid., 70) Personnage
Vous n’êtes que de minables trous du cul, des enfoirés de connards (Ibid., 71) Personnage
Vous êtes nul aussi nul que les gens que vous prétendez combattre (Ibid., 72) Personnage
Le dictateur homme sans classe ni envergure, qui brade notre patrimoine naturel, la caste vénale et corrompue de nos dirigeants qui ont fait un loisir banal du détournement de fonds publics et de l’évasion des capitaux (Ibid., 99) Narrateur

Nous pouvons d’emblée noter la prédominance, parmi ces occurrences, d’expressions argotiques. C’est déjà la preuve que Trop de soleil tue l’amour, par situation référentielle, restitue l’image des bas fonds de nos villes. Toutefois, nous ne saurions nous en tenir à ce simple relevé des occurrences au risque de réduire notre étude à une taxinomie rageuse. Nous nous proposons de les commenter en faisant appel à la théorie des Faces Threatening Acts (FTA) formulée par Goffman et élaborée par Brown et Lewinson. Elle postule d’après Cohen « que tout être social a deux faces : une négative, correspondant aux territoires du moi et qui concerne le corporel et le matériel, et une positive, ensemble des images valorisantes que l’individu tente d’imposer de lui-même » (Cohen, 2002:251).
Au regard des occurrences ci-dessus, il est aisé de constater qu’elles violentent majoritairement la face positive des injuriés en opérant comme le dirait Bonhomme (1999:33) « au niveau axiologique […] une recatégorisation systématique dévalorisante » et ce, sur plusieurs plans.
Les politiques connaissent une dévalorisation sur le plan topologique avec un ravalement du haut vers le bas d’où l’isotopie de l’analité (« petit pédé merdeux » p. 70, « minables trou du cul » p. 71). Ils sont également recatégorisés sur le plan existentiel à travers le champ notionnel de l’incompétence et de la prévarication (« nul » p. 72, « Caste vénale » p. 99)
Les intellectuels pour leur part sont violentés sur leur face positive. Il en résulte une dévalorisation sur plusieurs plans. Sur le plan topologique, on note comme chez les politiques un ravalement par le bas avec l’isotopie de l’analité (« intello de mes fesses » p. 73). Sur le plan existentiel, ils sont recatégorisés en incompétents avec une prégnance de champ lexical de l’impéritie (« engeance stérile », « prétendus intellectuels » p. 200) et de la duplicité (« farceurs », « imposteurs », « clowns » p. 200, « hypocrites » p. 192).
Cette violence verbale inscrite dans ce programme structural comme catégorie esthétique, procède indéniablement à un ancrage sociopolitique. Elle jette un discrédit sur ces personnages chargés de trouver les voies et les moyens pour sortir l’Afrique du sous-développement.

 

6 – Part de l’intellectuel dans l’échec au développement

Disons tout de suite que dans le roman, les grandes figures emblématiques de la société sont disqualifiées au moyen des termes vitupérateurs. Les intellectuels, ceux là qui cristallisent pourtant tous les espoirs de changement d’une société en pleine déchéance, succombent à l’appât du gain. « Ces intellectuels organiques du pouvoir » pour reprendre André Djiffack, n’hésitent pas à faire dans l’entrisme. Ebénézer explique de façon péremptoire l’urgence de clochardiser cette classe au moyen des marquages axiologiques dévalorisants :

Il était convenu que ça ne serait pas de la tarte, que l’exercice relevait de la haute voltige, tant les gens surestiment le sens de la dignité chez nos prétendus intellectuels. C’est à faire beaucoup d’honneur à ces farceurs. […]. La provocation, c’est leur cinéma préféré […]. C’est toujours un tort de se laisser impressionner par ces gens-là, sous prétexte qu’ils savent manier la plume ou déployer une fastueuse rhétorique. Ce sont des imposteurs, des clowns. Tu fais taire les meilleurs pour quelques centaines de milliers de francs. (Beti, 1999:200)

On le voit bien, il s’agit là des intellectuels qui non seulement ont failli à leur fonction au sens sartrien, mais aussi sont corrompus. Cette déconstruction des valeurs est poussée à telle enseigne que ceux qui sont supposés apporter leur contribution au chantier de redressement de la société sont de véritables adeptes de la duplicité.

Qu’on en juge :

Il y en a aussi de l’autre côté des intellos ; je les connais, et comment ! le jour, ils jouent les Saint-Just d’opérette dans les familles de chou et sur les tréteaux de l’opposition ; mais la nuit, ils viennent me manger dans la main comme des toutous, pour un crédit bancaire, pour un poste minable dans la fonction publique, pour une misère, pour tout, pour rien. (Ibid., 201)

Les propos d’Ebénezer sont d’une pertinence inattaquable dans la mesure où pour les intellectuels revenus d’exil, on voit leurs initiatives du reste louables contrecarrées par des avis antagonistes. Cette réalité innommable contient menaces, colères ou bien elle est seulement ce magma morne d’un univers frappé d’entropie et qui se désagrège, stade préalable de l’échec, de la crise. Tous les repères sont ainsi brisés. L’éthique est bafouée. Les politiques, installés aux appareils du pouvoir, travaillent plutôt au pourrissement de la situation ou sont à la solde des impérialistes et les intellectuels supposés servir de contre poids ne font pas grand-chose.
On note ici, pour justifier l’impéritie, les mésententes entre les intellectuels africains, entre par exemple les chefs d’opposition (Ibid., 69) ; les intellectuels qui font le jeu du gouvernement dictateur. Les opposants qui pactisent avec le parti au pouvoir, les intellectuels hommes de média et écrivains qui divulguent les idées de xénophobie comme PTC « nous n’aimons pas beaucoup les français ici… » (Ibid., 26), la non-collaboration entre les intellectuels et le bas peuple au sujet de la coopération et du développement soutenable. Pensons aussi aux cicatrices de l’exil (Ibid., 44) « ce qui peut arriver à l’Homme de pire, c’est l’exil ». Ces marques indélébiles conditionnent la perception de l’étranger pour les exilés de retour au pays. (Ibid., 73). Ceux-ci divulguent une mauvaise image du Blanc, surtout du Français aux autochtones :

Les Français nous sortent par les yeux avec leur francophonie et leur franc CFA […]. Il est temps qu’ils nous foutent définitivement la paix […]. Pour forcer les Français à déguerpir, allons botter les fesses à leur ambassadeur (Ibid., 47)

Les Français, tels qu’ils nous apparaissent dans cette citation, violentés sur leur face positive, sont une preuve que Mongo Beti à travers ce roman, trouve, à la suite de La France contre l’Afrique. Retour au Cameroun (1993) « une autre occasion de régler ses comptes avec la France et les instances de la francophonie [car] pour lui, c’est un complot français qui clochardise l’Afrique et la tient en laisse » (Kom, 1999:21). C’est tout naturellement qu’il faut s’en débarrasser comme un mal qu’on extirpe d’un corps sain.
En fait, l’intellectuel a donc une part de responsabilités dans l’échec du développement de l’Afrique, car il devrait être le pourvoyeur d’idées soutenables. Ces intellectuels africains, dans leur vrai rôle d’éclaireur, doivent refonder la capacité de gouvernance des États et partant leurs capacités à combattre les vulnérabilités politiques et sociales. Ils doivent lutter pour la gestion et la prévention des conflits, la promotion des droits de l’homme, l’éradication de la pauvreté, la promotion d’une culture démocratique.

 

Conclusion

Dernier roman de Mongo Beti, Trop de Soleil tue l’amour porte la marque structurale d’un écrivain fort expérimenté, qui nous a présenté des personnages qui jugent la coopération France Afrique dans un décor typiquement africain, et auxquels il prête une tonalité virulente, assez ferme qui lui a été propre. De par les excellentes pages qui le parcourent (les pages 8 et 9 qui marquent une relation intertextuelle entre la littérature et la musique ; les pages 25 et 73 où il présente le retour d’intellectuels exilés comme une lueur d’espoir pour l’Afrique), Trop de Soleil tue l’amour prend place parmi de nombreuses œuvres importantes qui présentent l’Afrique aux yeux du monde comme un continent en proie à diverses anomalies, voire à l’aveuglement collectif des agents d’échange, « des flèches de guerre » selon un adage africain, que sont les vrais intellectuels devant la construction nationale comme dirait Senghor.

 

Bibliographie

BONHOMME, Marc, « L’injure comme anticommunication » in Violence et langage, actes du XIXe colloque d’Albi-Toulouse, Toulouse, Presses de l’université de Toulouse, 1999, pp. 25-39.
COHEN, Sivane, « Étude taxémique d’une correspondance diplomatique. Images de la France et de l’Allemagne de 1870 » in AMSSY, Ruth (dir). Pragmatique et analyses des textes, Tel-Aviv University, French Department, 2002.
DJIFFACK, André, Mongo Beti, La quête de la liberté, Paris, L’Harmattan, 2000.
GREIMAS, Algirdas Julien, Du sens II, Paris, Seuil, 1970
HAMON, Philippe, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984.
KOM, Ambroise, « Littérature africaine. L’avènement du polar », in Notre librairie, 136. 1999, pp. 16-25.
KOM, Ambroise, Mongo Beti parle, Bayreuth African studies series, N° 54, Bayreuth University, 2002.
MBOUOPDA, David, Représentations de l’intelligentsia africaine dans la coopération France – Afrique, 2009, 270 p. Inédit.
MONGO Beti, Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard, 1999. 239 p.
TANDIA MOUAFOU, Jean-Jacques Rousseau, « Trop de soleil tue l’amour : une esthétique de la déliquescence », in Analyses, Langages, Textes et Sociétés, nº 10, Université de Toulouse Le Mirail, 2004, pp. 193-202.