Mondes africains

Espaces du souvenir et de construction des identités urbaines et sociales dans Petit Jo, enfant des rues d’Évelyne Mpoudi Ngollé.

 Introduction

Paraphrasant Karlheinz Stierle, Henri Garric considère la ville comme « un système sémiotique ».[1] Ainsi comprend-on que la ville pourrait être un énoncé produit par un énonçant, dans un contexte et une dimension temporelle d’énonciation particuliers. La notion du chronotope[2] migre alors de la linguistique pour se retrouver dans l’urbanisme. Et la ville postcoloniale, justement, se révèle comme le résultat d’une énonciation multidimensionnelle : c’est une construction historique, architecturale et sociologique bâtie sur les lois de la verticalité et de l’horizontalité. Les métropoles camerounaises Douala et Yaoundé ne constituent pas une exception à ces principes fondateurs des cités humaines. Douala et Yaoundé, comme un édifice architectural, ont leur fondation dans le passé colonial, leurs murs dans l’ère postcoloniale et leur toit dans l’avenir. La plume d’Evelyne Mpoudi Ngollé,[3] à travers Petit Jo, enfant des rues,[4]  fait de Douala et de Yaoundé des espaces urbains dont l’expansion verticale et horizontale est assurée par des actants peu ordinaires. La tâche qui nous incombe dans la présente contribution consiste à répondre aux questions suivantes : Comment les toponymes Douala et Yaoundé révèlent-ils le souvenir ou la mémoire? Comment contribuent-ils à la construction des identités urbaines et sociales ? Le souvenir que nous rapprochons à la notion de mémoire renvoie dans la présente communication au patrimoine immatériel évocateur de l’histoire, du passé  partagé par les membres d’une communauté. Ce côté historique de l’espace urbain est d’ailleurs déterminant pour la définition du concept d’identité urbaine tel que appliqué par  Helle H. Waahlberg[5] aux romans d’Honoré de Balzac. Pour Waahlberg l’identité urbaine renvoie aux éléments caractéristiques de l’espace urbain que sont l’histoire, les mœurs et les interactions entre l’homme et la ville, et les rapports interhumains. Et ces rapports interhumains que Laurent Licata, reprenant Tajfel et Turner, appelle « comportements intergroupes»[6] donnent à leur tour naissance aux identités sociales.[7] C’est dans cette logique que nous insisterons tour à tour sur les notions de souvenir, d’identité urbaine et d’identité sociale.

1-Douala et Yaoundé ou espaces du souvenir.

            Parlant de la relation entre la mémoire et la littérature Antoine Compagnon affirme : « Tout […] se retrouve dans une œuvre […] comme dans une somme intégrale de la culture, non seulement les événements les plus importants, qu’on dit « historiques », […] mais aussi les « potins » les plus insignifiants »[8]. Il fait de la littérature l’agent de l’histoire et pense à juste titre que « la littérature ne parle pas que de la littérature, mais, à travers la littérature, elle parle de la vie et du monde »[9]. C’est dans ce sens que PJ fait des villes Douala et Yaoundé, espaces fictifs de roman, des endroits sacrés symboliques de la mémoire. Les toponymes Douala et Yaoundé deviennent dans le roman de Mpoudi Ngollé la réminiscence de deux faits historiques majeurs : la naissance de l’État Cameroun pour l’un, et la colonisation allemande au Cameroun pour l’autre. 

Le toponyme Douala trouve sa première évocation singulière dans le roman par « l’hôpital CEBEC de Douala »[10] (PJ : 15). C’est l’un des plus anciens centres hospitaliers de Douala, vestiges de la colonisation et souvenir du contact entre les populations autochtones et les missionnaires occidentaux. Cet hôpital symbolise le mal être social en ce sens qu’il est, tel que présenté dans le texte, le dépotoir des nourrissons, abandonnés par leurs génitrices. C’est le lieu « de naissance » de Joseph Dipita, héros éponyme du roman de Mpoudi Ngollé. Il y a été déposé quelques jours après sa venue au monde. A travers l’hôpital CEBEC, Douala évoque l’histoire des enfants abandonnés. Dipita Joseph ou « l’inconnu de l’hôpital » (PJ : 14) dont le patronyme signifie « espérance » (PJ : 15) se voit attribuer « une origine duala, ou du moins de la province du littoral. » (PJ : 15) Petit Jo[11] est le prototype des enfants nés du contact social entre les peuples de la côte camerounaise et les colonisateurs occidentaux. Comme beaucoup d’enfants mulâtres, Petit Jo ne pouvait mériter à cette époque-là un meilleur sort.

Le centre hospitalier susmentionné est situé sur la rive gauche du fleuve Wouri, fleuve mythique et symbolique qui conditionne plus ou moins la vie des populations riveraines. En plus de l’activité commerciale liée au port construit à son embouchure les populations y mènent une activité intense de pêche. C’est ce fleuve qui, par la contingence de l’histoire, donne son nom à l’État Cameroun. Appelé Rio dos Camaroes et Rio dos Camarones respectivement par les explorateurs portugais et espagnols[12] le fleuve Wouri désignera, la colonisation[13] aidant, la région s’étendant de l’estuaire à l’hinterland que les colonisateurs allemands, français et anglais appelleront respectivement Kamerun, Cameroun ou Cameroon.

L’espace urbain désigné par le toponyme « Douala » que l’écrivaine ne confond pas avec « duala » (PJ : 15), qui rappelle l’un des peuples du golfe de Guinée, s’appelait Cameroon Towns,[14] ensuite Kamerunstadt[15] pour devenir Douala (désignant la ville côtière), tandis que Kamerun désignera tout le territoire conquis par le colonisateur allemand dans le golfe de Guinée.[16]

 CEBEC qui signifie Conseil des Églises Baptistes et Évangéliques du Cameroun (PJ :15), ravive le souvenir de l’arrivée des missionnaires chrétiens à l’instar d’Alfred Saker[17] et Thomas Horton Johnson qui, pour appâter et convertir les populations autochtones, investirent dans des œuvres sociales en créant des centres de santé et des écoles comme « la mission protestante de Ndoungué » (PJ :27). Le souvenir devient plus vivace lorsque Moussima (père adoptif du héros) révèle que « les bonnes sœurs » (PJ :17) venues du « pays des Blancs » (PJ :17) prenaient en charge les populations démunies, accueillaient des enfants déshérités qu’elles casaient ensuite dans des centres créés à cet effet. Même si Douala est sacré parce qu’elle évoque le passé ou encore la naissance du Cameroun, il faut relever que ce passé est plus ou moins douloureux, mais peut-être pas autant douloureux que le souvenir de la colonisation allemande au Cameroun symbolisée par Yaoundé. 

Pour décrire Yaoundé le narrateur met l’accent sur des sites symboliques de l’histoire de la ville. Le lecteur arrive à Yaoundé par l’ « Ecole Normale Supérieure » (PJ : 65), une institution conçue selon le modèle français pour former les enseignants des lycées et collèges. Cette école rappelle justement l’introduction de l’école européenne au Cameroun par les missionnaires et colonisateurs allemands. A sa création officielle en 1889[18] par les Allemands Yaoundé est d’abord un centre de recherche sur la culture de l’hévéa avant de devenir une station militaire.

Après Ngoa Ekelle, où est située l’École Normale Supérieure, le narrateur promène le lecteur sur les berges de la rivière Nfoundi et dans le marché du même nom, espaces érigés en véritable quartier général des enfants de la rue et des hors-la-loi. Le narrateur fait un rapprochement entre la rivière et la gare ferroviaire et en fait des complices anthropomorphes des brigands comme l’atteste le passage suivant :

 […] la rivière Mfoundi, avec l’herbe qui pousse haut sur les berges, offre aux fugitifs éventuels une cachette de choix. Le voleur poursuivi s’y fond, remonte ensuite à la nage jusqu’à la gare et n’a plus qu’à mettre son butin à l’abr.i (PJ : 9)

La rivière Nfoundi et la gare ferroviaire portent les traces de la présence coloniale allemande. Les premières lignes de chemin de fer et la gare ferroviaire de Yaoundé ont été créées par le colonisateur allemand.

            Bien plus, le vocable Yaoundé serait une fabrication allemande. D’après Mathieu Meyeme, la cité que désigne Yaoundé s’appelait jadis epsum  ou n’tsonun , c’est-à-dire chez Essono Ela[19]. Pour résister à la pénétration étrangère une clôture fut construite autour de la cité. C’est ainsi que epsum devint ongola, c’est-à-dire clôture. Le vocable Yaoundé quant à lui naîtra d’un malentendu linguistique, d’une mauvaise transcription de mia wondo[20], c’est-à-dire semeurs d’arachides, par les colonisateurs allemands. C’est ainsi que Ongola deviendra officiellement le 30 novembre 1889 Jaunde (en Allemand) et plus tard Yaoundé.

            Pour leur image de marque les villes réelles mettent en avant-scène les héros de leur histoire à travers des lieux et figures symboliques (des monuments par exemple). Douala et Yaoundé ne dérogent pas à la règle, mais le font de façon particulière : elles mettent en avant des personnages anthropomorphes tels que « l’hôpital CEBEC » et le fleuve Wouri pour l’une, la rivière et le marché du Mfoundi pour l’autre.

2-      Douala et Yaoundé – Lieux de construction d’une identité urbaine.

                   Waahlberg propose, parlant de Paris dans les romans de Balzac, de mettre l’accent sur « la place de la littérature dans l’identité d’une ville »[21], sur le « tableau des mœurs »[22] qui révèlent les « aspects moraux »[23]et enfin sur « le rapport entre l’homme et la ville et les rapports interhumains résultant des contraintes caractérisant la vie dans la grande ville »[24]. Dans notre analyse nous insistons sur le rapport entre les personnages et la ville, et sur l’interaction entre les personnages. Douala et Yaoundé, telles que présentées dans le roman, contribuent à la construction de l’identité urbaine à travers leur interaction avec les personnages dont elles influencent le destin en les enfermant dans des espaces labyrinthiques où ils finissent par s’affronter comme dans une jungle.

Chez Mpoudi Ngollé Douala et Yaoundé sont de véritables labyrinthes. La gestion de l’espace dans PJ est particulière parce qu’elle est conditionnée par la mobilité ou le déplacement des personnages. Les constructions sont disposées comme des pillons d’un jeu d’échec qui se meuvent au gré des actants que sont  la motivation personnelle, la condition sociale et parfois même la main invisible du destin. La juxtaposition des constructions laisse voir l’itinéraire des déplacements quotidiens des personnages, prisonniers des chemins rectilignes, circulaires et tortueux.

 De « l’hôpital CEBEC de Douala » (PJ :15) où Petit Jo est symboliquement né, il va à la case de « père » (PJ :21) qui l’élève, continue son chemin vers le « point de vente des beignets de Mami Dada » (PJ :21) où il apprend à ramper, longe les berges du Wouri pour pêcher avec « les autres pêcheurs du quartier » (PJ : 23), non loin de « la gendarmerie de Bonabéri » (PJ :23).

Le déplacement à l’horizontal devient une spirale infernale à laquelle les personnages sont condamnés. Prenant la route nationale qui mène à l’Ouest, Petit Jo se rend à Ndoungué[25] où il découvre le « centre évangélique » (PJ : 30), « l’hôpital protestant, les collèges et les écoles primaires, le marché…» (PJ : 30). Placé « en pension à Ndoungué » (PJ : 28), le héros ne peut malheureusement pas continuer ses études faute de certificat de naissance. Il apprend la mort de son père adoptif et se trouve dans l’obligation de s’enfuir pour échapper à son destin, pour se fabriquer ailleurs un nouvel avenir. Précocement il fait le bilan de sa jeune vie et prend l’ultime décision, celle de s’en aller. Et voici ce qu’il pense :

Il s’en irait à l’aventure, loin de toute illusion. Puisque la société ne voulait pas de lui, il se débrouillerait seul. On ne voulait pas reconnaître son existence ? Eh bien, il prouverait qu’il existait, dût-il vivre en marge de la société. (PJ : 56)

C’est alors qu’il pose ses valises à Yaoundé, fait la connaissance des enfants de la rue abandonnés à leur triste sort, élit domicile avec quelques uns de ces laissés-pour-compte dans « un container encombré de vieux meubles et ferrailles…» (PJ : 5) Tant bien que mal il apprend « à survivre dans [la] jungle de la rue, où seuls les durs peuvent rester en vie» (PJ: 5).

Dans ce nouveau labyrinthe où il n’y a visiblement pas de fil d’Ariane, Petit Jo se rend à l’évidence que tout est lié, scellé par des lois d’une combinaison paradoxale et absurde : les lycées Leclerc ou d’Anguissa sont liés à l’Ecole Normale Supérieure et les ministères, les marchés populaires aux supermarchés, les bidonvilles ou quartiers populaires (comme Melen ) aux quartiers chics et résidentiels ( à l’exemple de Bastos), le  « monde de la rue » (espace d’anarchie et de liberté infinie) au « commissariat central » (lieu d’oppression et de répression), hôtels et restaurants de luxe aux gargotes etc. Dans cet espace marqué par de nombreuses contradictions le personnage est appelé à se battre d’abord contre lui-même (principes personnels), ensuite contre la société (valeurs morales et religieuses) qui s’avère étouffante et vorace à la fois, dans l’espoir de trouver sa pitance quotidienne en attendant le jour du jugement dernier.

Ayant établi leur quartier général le long de la rivière Mfoundi les enfants de la rue, organisés en gangs rivaux se disputent le pouvoir, « le territoire du nouveau marché du Mfoundi » (PJ : 6). « Entre gare et marché [ils opèrent et] il fallait être un fainéant pour ne pas trouver sa pitance » (PJ : 6). La nature vient même parfois à leur secours comme le témoigne le passage suivant :

 Les bandits ont donc commencé à y proliférer d’autant plus que la rivière Mfoundi, avec l’herbe qui pousse haut sur les berges, offre aux fugitifs éventuels une cachette de choix. Le voleur poursuivi s’y fond, remonte ensuite à la nage jusqu’à la gare et n’a plus qu’à mettre son butin à l’abri. (PJ : 9)

De leur repaire  les héros du monde de la rue font des incursions dans les quartiers alentour, à Mvog Ada ou à Melen, passent au peigne fin les recoins de la cité dont ils deviennent les seuls et véritables maîtres.

Douala et surtout Yaoundé, ressemblent finalement à deux labyrinthes dont les hors-la-loi sont les seuls maîtres. Conquises par les délinquants, les métropoles Douala et Yaoundé se transforment rapidement en jungles urbaines.

Dans les villes Douala et Yaoundé on note une superposition particulière des réalités historiques et sociales. La superposition sous-entend ici un rapport de subordination, de domination et même d’oppression entre les réalités qui s’empilent les unes sur les autres.

Le roman de Mpoudi Ngollé évoque l’enchevêtrement et la superposition des réalités historiques, les unes cherchant à effacer les autres. L’évocation de Douala ou de Yaoundé rappelle, on l’a vu plus haut, plusieurs étapes de l’histoire du Cameroun, du premier contact avec les Occidentaux jusqu’à nos jours. La superposition ici établit une relation d’oppression et de prédation puisque les constructions urbaines étouffent, occultent et phagocytent même le passé. L’exemple nous vient de « l’hôpital CEBEC de Douala » qui masque plus ou moins le caractère historique de Douala. On peut également évoquer le « nouveau marché du Nfoundi » construit sur les ruines d’une gare ferroviaire, vestige et héritage colonial.

En plus de la superposition des faits historiques on peut lire dans PJ une autre forme de superposition, qu’on dirait humaine, marquée par des relations plutôt belliqueuses entre les couches sociales. La première superposition de ce genre est celle  opérée par l’arrivée des Occidentaux. Et comme conséquence on peut évoquer l’imposition d’un modèle occidental de développement urbain. Le modèle européen inadapté imposé à la réalité locale a, le temps passant, créé de nouvelles formes de superposition. Le « ministère » (PJ : 58), « l’Ecole Normale Supérieure » et Ngoa Ekelle (référence faite à l’université) forment des cadres et autres fonctionnaires qui roulant en Peugeot 504 toisent et oppriment les classes faibles. Ils abusent des jeunes filles des quartiers pauvres, font leurs courses dans les supermarchés à l’instar du « supermarché Bonnes courses » (PJ : 85) et usent du « Commissariat central » (PJ : 98) comme moyen d’oppression contre les pauvres, les hors-la-loi et les révoltés sociaux. Les couches défavorisées se contentent du menu fretin, fabriquent des enfants qu’elles n’arriveront jamais à encadrer, cherchent leur pitance dans des marchés populaires comme « Bayam-sellam », c’est-à-dire vendeuses de produits vivriers (PJ : 80), prostituée, brigand ou enfant de la rue.

Les métropoles Douala et Yaoundé se révèlent en fin de comptes comme des jungles où la vie n’est  certainement pas agréable.

3-      Douala et Yaoundé – Lieux de construction des identités sociales.

          Frédérique Autin[26], parlant de la conception psychosociale de l’identité développée par Tajfel et Turner, convient que l’identité sociale « est définie comme la partie du concept de soi d’un individu qui résulte de la conscience qu’a cet individu d’appartenir à un groupe social ainsi que la valeur et la signification émotionnelle qu’il attache à cette appartenance ».[27] L’identité sociale suppose, donc, la prise de conscience de soi, de l’appartenance à un groupe et l’adoption du « comportement intergroupe ».[28] L’identité sociale dans Petit Jo  se façonne dans un espace ouvert ou clos et dans une logique d’affrontement, soit pour se maintenir dans un groupe, soit pour changer de groupe social. La ville conditionne la mobilité des personnages entre les pôles « du changement social » et de « la mobilité sociale » en leur imposant des paramètres d’identification que sont les espaces clos et les espaces ouverts. Dans le processus de construction des identités sociales Douala et Yaoundé agissent à la fois comme des pôles « du changement social » et de « mobilité sociale ». [29]

            Douala et Yaoundé sont avant tout des macro-espaces plus ou moins clos, identifiables sur une carte géographique. Ils confèrent à leurs habitants le statut de citadins, une marque identitaire qui se dilue pour laisser la place au « comportement intergroupe » que Tajfel et Turner définissent comme «tout comportement produit par un ou plusieurs individus à l’encontre d’un ou plusieurs individus basé sur l’identification des protagonistes comme appartenant à différentes catégories sociales».[30] Mais le « pôle de changement » est caractérisé par la hiérarchisation des groupes sociaux de sorte qu’il est difficile pour un individu de changer de groupe ou de classe sociale.

            Petit Jo avait été «  trouvé sur la véranda de l’hôpital CEBEC de Douala […et] une infirmière… l’avait  transporté dans la salle de garde… » (PJ : 15) Son histoire commence donc dans cet hôpital, espace clos symbole de la maladie, de la souffrance. Son sort se scelle dans cet hôpital qui lui confère le statut de « l’inconnu de l’hôpital » (PJ : 16) et de « bâtard » (PJ : 14). Ainsi identifié, il se retrouvera chez M. Moussima qui « vivait seul depuis quelques années dans une case en bois recouverte de tôles » (PJ : 18) et qui « avait décidé de le garder… » (PJ : 18). C’est ici qu’il rejoint la classe des pauvres, et fait l’expérience de la misère et de la maladie puisque devant vivre dans des conditions très peu enviables : « leur petite case n’avait qu’une chambre ; ce n’était même pas une chambre. Un rideau coupait le local en deux, une partie servait de séjour et de cuisine, l’autre de chambre» (PJ : 24-25).

De la petite case où il passe ses jeunes années  l’inconnu de l’hôpital affronte un autre destin car « l’année de ses huit ans, il fut décidé [qu’il] irait en pension à la mission protestante de Ndoungué» (PJ : 27) où il rejoint la classe des pensionnaires. De là il apprend la mort de son unique parent : « Père est mort, mon petit, lâcha [sœur Blandine] en s’efforçant d’étouffer un sanglot » (PJ : 35). Voyant le monde s’effondrer autour de lui Petit Jo ne put étouffer des cris de douleur : « Père n’est pas mort ! Il m’avait promis qu’il viendrait me voir… » (PJ : 35). Rongé par la promesse non tenue et le décès de son paternel il finit par comprendre que pleurer ne changerait rien à son sort et accepte sa nouvelle identité d’« orphelin » (PJ : 27).

Jurant d’avoir un jour sa revanche sur le destin le jeune orphelin se réfugie à Yaoundé où il intègre la « tribu de la rue du Mfoundi » (PJ : 11) et devient « enfant des rues ». C’est alors qu’il parvient à se faire une place dans la jungle de la rue où « tout le monde l’appela Petit Jo… » (PJ : 7). C’est ainsi que le héros devient Petit Jo, un sobriquet qui connote la maigreur liée à la misère à laquelle les enfants de la rue sont confrontés. Assumant sa nouvelle identité il offre ses services comme manutentionnaire au « marché du Mfoundi » (PJ : 8 ) comme beaucoup de ses compagnons de misère « dans les autres marchés de la ville [où] régimes de plantain, ignames, carottes, courgettes, paniers de fruits ou de légumes secs, tout s’entasse pêle-mêle, sur des cartons, des nattes, ou sur le sol » (PJ : 9).

L’espace domestique symbolisé par la demeure huppée de François Sango (représentant de la classe des riches) dont « le gardien [prend soin de fermer] le portail » (PJ :58), la « misérable case » (PJ :58) des parents d’Elé et d’Essomba ou encore la « maison » de monsieur Komé (victime d’un braquage) est autant fermé qu’un cachot où l’on connaît le malheur, la déchéance des valeurs familiales, la misère, la promiscuité et l’insécurité totale. L’atmosphère dans les espaces clos s’avère étouffante pour les personnages qui sont obligés de se mouvoir, de s’enfuir dans l’espoir de trouver autre part  des meilleures conditions de vie, mais sont comme condamnés à ne pas changer de groupe social.

Petit Jo s’enfuit de Douala et surtout de Ndoungué parce qu’il tente d’échapper à son destin, comme beaucoup d’autres personnages. À titre d’exemples : Man, alias Alain Sango, quitte le domicile familiale parce qu’il ne supporte plus « le mensonge et l’hypocrisie » (PJ : 110) de ses parents. François Sango s’absente de chez lui puisqu’il ne supporte plus la présence de son épouse. Elé et Essomba « étaient partis [du domicile familiale] pour fuir la misère de ces lieux où tout puait le désespoir » (PJ : 78). Monsieur Komé ne peut pas profiter de son chez-soi parce que « Alain Sango, alias Man, semait désormais la terreur dans la ville, agrandissait son équipe au fil des jours » (PJ : 97). Ces espaces sont, somme toute, dysphoriques.

L’espace clos qui rappelle l’enfermement et l’étouffement devient chez Mpoudi Ngollé un élément clé dans la construction des identités sociales. Une fois qu’un personnage appartient à un groupe social, il ne peut plus s’en séparer. Il peut à la rigueur acquérir des nouvelles identités en intégrant de nouveaux groupes plus ou moins stables. Toutefois, une alternative est proposée par les espaces ouverts qui offrent une possibilité de « mobilité sociale »

Le « pôle de mobilité sociale »[31] est marqué l’auto-évaluation et l’appréciation par un individu de son groupe et des autres groupes ou classes sociales. Lorsque l’individu est satisfait de son groupe il s’engage à participer au maintien du statu quo. Par contre, lorsque son groupe est en position de faiblesse, il a tendance à valoriser le groupe opposé qu’il aimerait intégrer. Soit il s’engage à améliorer la situation de son groupe pour renverser la tendance, soit il quitte son groupe à travers des actions visant l’amélioration de sa condition de vie.

Les espaces ouverts de Douala offrent aux personnages de PJ la liberté, la possibilité de lutter soit pour le bien-être des groupes auxquels ils appartiennent, soit pour le salut personnel. Douala offre une quiétude au promeneur Petit Jo qui longe les berges du Wouri pour admirer les bateaux ou pour observer les pêcheurs manier avec dextérité leurs filets, cannes à pêche ou nasses, juchés sur des pirogues en bois. Le personnage principal y devient un promeneur heureux.

La route nationale qui mène vers l´Ouest devient également une porte d’entrée et de sortie du cachot que représente l’hôpital CEBEC et la pension de Ndoungué. Le héros y devient le pensionnaire fugitif. En quittant l’hôpital et la pension, il se débarrasse de ses statuts « d’inconnu de l’hôpital » ou de « pensionnaire ». Auréolé d´un acte de naissance qui lui confère une identité juridique, Petit Jo, après moult mésaventures à Yaoundé, emprunte le même chemin pour se réfugier à « Ndoungué village » où il commence une nouvelle vie. Egalement nanti de la page cachée de ses origines, le héros éponyme du roman d’Évelyne Mpoudi Ngollé cesse d’être « l’enfant bâtard ». Il retrouve les traces de ses géniteurs dans le testament de M. Moussima :

 Ta mère naturelle t´a confié a une famille pour pouvoir partir avec ton père qui rentrait en France, avec la promesse de leur envoyer de quoi vous permettre de vivre, cette famille et toi. Malheureusement, au bout de trois mois, ta famille d’accueil n’avait encore rien reçu, ni nouvelle ni argent de tes parents. La femme est ensuite partie avec un autre homme et le pauvre monsieur qui se voyait trop âgé et sans moyens pour s’occuper de toi, a préféré te confier à l’hôpital. (PJ : 141)

À Yaoundé, par contre,  c’est la logique du groupe qui l’emporte. Les groupes se disputent le pouvoir. Yaoundé devient presque le Capharnaüm où s’entrechoquent les groupes sociaux. Au marché de Mvog-Mbi, par exemple, la mère d’Elé affronte les brigands, tandis qu’Adèle, la prostituée, affronte les nantis en brandissant ses charmes corporelles.

Petit Jo et ses compagnons y vivent et deviennent des enfants de la rue ; une rue où brigands et justiciers populaires se disputent la vedette. Petit Jo travaillait de temps autre devant le « Supermarché Bonnes Courses” (PJ : 97) où «il gardait les voitures en nettoyant d’autres, pendant que les propriétaires faisaient leurs emplettes, à l’intérieur du magasin » (PJ : 97). C’est devant ce même magasin qu’il a failli perdre la vie, victime de la « justice » populaire après qu’une femme s’était fait voler sa voiture. Le narrateur raconte :

C’est alors que surgis de la pénombre, deux gaillards la sortirent hors de sa voiture, la projetèrent sur l’asphalte, s’installèrent dans la voiture et démarrèrent dans un épouvantable crissement de pneus. Au même moment Petit Jo fut violemment poussé dans les hautes herbes qui bordaient le parking. (PJ : 97-98)

C’est ainsi que Petit Jo est pris pour un complice et lynché : « Des mains le happèrent, des coups de poings s’abattirent sur lui sans [qu’il] y comprît quoi que ce fût» (PJ : 98). Il n’eut la vie sauve que grâce à la police qui l´enferma dans une cellule. Une semaine auparavant « il avait assisté, impuissant, à l’immolation par le feu d’un bandit, au beau milieu de la ville » (PJ : 98). En fin de comptes Yaoundé peut être assimilé à la rue parce que c’est le monde de la rue qui y est aux commandes et il « n’y a de place dans la rue que pour les durs » (PJ : 100).

            Au demeurant on se rend compte que le citadin de Yaoundé ou de Douala sera selon le groupe social auquel il appartient et l’espace dans lequel il évolue un bâtard, un orphelin, un pensionnaire (Petit Jo), un enfant de la rue (Petit Jo, Elé etc.), un brigand (Aloga, Man etc.), une prostituée (Adèle), un pédophile, un adultère (François Sango), une alcoolique (Erna Sango), un tortionnaire (agent de police et autres fonctionnaires), un pêcheur, une Bayam-sellam (maman Maria) ou une bonne sœur (Sœur Blandine). Ces marques d’identification se révèlent comme des étiquettes que la ville impose aux personnages.

            4- Pour conclure.

            La principale préoccupation de cette communication était de montrer comment le roman d’Evelyne Mpoudi Ngollé fait des villes Douala et Yaoundé des lieux du souvenir et de construction des identités urbaines et sociales.

C’est ainsi que nous nous sommes attelé à montrer comment Douala et Yaoundé permettent de relire à travers la littérature quelques faits marquants de l’histoire du Cameroun à travers la sacralisation des lieux tels que « l’hôpital CEBEC de Douala », le fleuve Wouri, le marché et la rivière du Nfoundi qui confèrent en même temps à ces métropoles urbaines des marquent identitaires. Douala ou Yaoundé, c’est le labyrinthe, c’est la jungle. Parlant de la construction des identités sociales nous avons constaté que ces métropoles influencent la destinée de leurs habitants, qui comme des marionnettes vacillent entre l’euphorie et la dysphorie pour à la fin arborer des étiquettes dictées par le mode de vie urbain. L’identité urbaine acquise par la ville n’offre malheureusement pas toujours un cadre propice à l’épanouissement de l’individu qui fond et disparaît dans le chaos urbain en perdant par la même occasion ses références historiques, ancestrales, culturelles et morales.

Comme alternative au mode de vie urbain inadapté au mieux être des populations Évelyne Mpoudi Ngollé propose dans son texte un retour aux valeurs familiales et morales, et surtout un retour à la terre ancestrale lorsqu’elle ramène à la fin du roman les enfants de la rue dans leurs familles respectives et le héros à Ndoungué-village où il mène une vie sédentaire en cultivant la terre.

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-Guillaume, Pierre, Le monde colonial.XIXè-XXè siècle, Paris, Armand Colin, 1974.

-Helle, H. Waahlberg, « De l’identité urbaine : le Paris de Balzac », In : Actes du XVIè colloque des romanistes scandinaves, pp.1-9.

-Henri, Garric, Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans le discours contemporain, Paris, Honoré Champion, 2007

-Licata, Laurent, « La théorie de l’identité sociale et la théorie de l’autocatégorisation: le Soi, le groupe et le changement social », In : Revue électronique de Psychologie Sociale, n°1, 2007, pp. 19-33.

-Lucie, Tanguy, « Claude, Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles », In : Revue Française de sociologie, volume 34, 1993, pp.296-299.

-Mathieu, Meyeme, « Interview Témoignage du Professeur Jean Baptiste Obama », In : www.ongola.com/intervieview-obama.htm, consulté le 10 mai 2010.


[1] Henri, Garric, Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans le discours contemporain, Paris, Honoré Champion, 2007, p.10.

[2] C’est la conception de l’espace-temps chez Mikhaïl Bakhtine. Cf. Barnabé, Mbala Zé, La narratologie revisitée, entre Antée et Protée, Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé, 2001, p.151.

[3] Éveline, Mpoudi Ngollé, Petit Jo, enfant des rues, Paris, EDICEF, 2009.

[4] Dans ce travail ce roman apparaîtra sous l’abréviation PJ

[5] Helle, H. Waahlberg, « De l’identité urbaine : le Paris de Balzac », In : Actes du XVIè colloque des romanistes scandinaves, pp.1-9.

[6] Laurent, Licata, « La théorie de l’identité sociale et la théorie de l’auto-catégorisation : Le soi, le groupe et le changement social », In : Revue électronique de psychologie sociale, n°1, 2007, p.21.

[7] Claude, Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, Coll. U, 1991.

[8] Antoine, Compagnon : « Proust, mémoire de la littérature », In : Antoine, Compagnon (Sous la direction de) : Proust, la mémoire et la littérature, Paris, 2009, Odile Jacob, P.9.

[9] Ibid., p.9.

[10] Les références renvoyant au corpus suivront directement les citations et seront inscrites dans des parenthèses.

[11] Diminutif de Dipita Joseph, personnage principal du roman

[12] Engelbert, Mveng, Le Cameroun,  Yaoundé, CEPER, Tome II, 1985, pp. 66-67.

[13] Ibid

[14] Adalbert, Owona, La naissance du Cameroun : 1884-1914, Paris, L’Harmattan, 1996.

[15] Ibid., p.11.

[16] Douala en tant que ville et Kamerun en tant État sont créés par le décret du 1er janvier 1901 du gouverneur allemand Jesko von Puttkamer dont le mandat alla de 1895 à 1907.

[17] Il traduisit la Bible en langue duala.

[18] Mathieu, Meyeme, « Interview Témoignage du Professeur Jean Baptiste Obama », In : www.ongola.com/intervieview-obama.htm, consulté le 10 mai 2010.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Helle, H. Waahlberg, op.cit., p.1

[22] Ibid., p.1.

[23] Ibid., p.1.

[24] Ibid., p.1.

[25] Dans le roman, Ndoungué est considéré comme une banlieue de Douala.

[26] Frédérique, Autin: La théorie de l‘identité sociale de Tajfel et Turner, Poitiers, AFPS, 2009.

[27] Tajfel cité par Gilles, Ferréol et Guy Jucquois, Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, Armand Colin, 2003, p.156.

[28]  Concept développé par Tajfel et Turner pour désigner l’interaction entre les membres de groupes sociaux différents. Frédérique Autin, op.cit., p.2.

[29] Ibid., p.2.

[30] Tajfel et Tuner cité, Ibid., p.2.

[31] Frédérique, Autin, op.cit., p.2