Mondes africains

« Élégie pour la reine de Saba de Léopold Sédar Senghor : Du moi au Toi sur les ondes de l’Autre »

Élégie pour la reine de Saba est un poème fondamental dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. En effet, le poète a choisi de placer cette pièce à la fin de son recueil Élégies Majeures, lui même placé en clôture de son Œuvre poétique[1]. Jean-Luc Steinmetz note que cette pièce a gardé une position finale tout au long des ses différentes éditions :

 

« L’ Élégie pour la reine de Saba n’est pas datée. Senghor a toujours affirmé que son élaboration l’avait longtemps tenu occupé. Elle a été publiée dans l’édition illustrée de 1978 (elle est accompagnée d’une linogravure d’Étienne Hajdu) et dans l’édition originale de 1979. Sa place, à la fin du recueil, n’a jamais varié depuis 1978[2] ».

Or, le poète soigne la composition de ses recueils comme l’explique Renée Tillot : « Et que pouvons nous conclure de la classification réfléchie? (…) Il existe une progression dans le sens de l’Universel à la fin de chaque poème et de chaque recueil. »[3].  Placé délibérément à la fin de l’ensemble de l’œuvre poétique de Senghor, ce poème en marque donc l’aboutissement de façon magistrale.

L’auteur de Le Rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor, en contact avec l’auteur à l’époque de la composition du recueil Élégies Majeures, émet même cette hypothèse :  « L’écrivain pense d’ailleurs intituler tout ce recueil de poésies des « Élégies Majeures » sans doute parce que le poète les considère comme les  Élégies les plus importantes[4] ». Ceci renforce la position privilégiée d’Élégie pour la reine de Saba dans l’œuvre de Senghor. Ce poème est non seulement placé au seuil du silence poétique de l’auteur, mais également en conclusion de son recueil majeur.  Senghor lui-même affirme l’importance de cette élégie : « le plus souvent, je vis mon poème avant de l’écrire : quelques jours, quelques semaines. Parfois, ce sont plusieurs, voire des années. L’ Élégie pour la Reine de Saba, je l’ai vécue toute ma vie [5] ». Cette obsession pour la reine se ressent dans le retour de figures féminines, au symbolisme semblable, au fil de ses recueils. Ainsi selon Jean-Luc Steinmetz : « marquer l’apparition de la Reine dans la poésie de Léopold Sédar Senghor incline, en fin de compte, à suivre le trajet de son écriture pendant presque quarante années »[6]. En effet, la reine de Saba apparaît à travers la mention de son peuple dans À l’Appel de la race de Saba (dans le recueil Hosties noires), puis explicitement dans L’Absente (dans   Éthiopiques)  et dans Élégie pour la Reine de Saba. Mais on peut également la deviner derrière les figures féminines de Femme noire, Épîtres à la princesse, Élégies des Alizés, Élégie de Carthage… où les femmes, nobles et belles, désirées par le poète rappellent la mystérieuse éthiopienne d’ Élégie pour la Reine de Saba. De façon plus souterraine, les attributs, les qualités et le rythme de celle-ci sont disséminés dans l’œuvre entière de Senghor : en effet, pour le poète  « dans l’Élégie pour la Reine de Saba , la femme qui fut aimée par Salomon, symbolise, en polyvalence, l’Afrique, la Femme noire, l’amour, la poésie, voire la résurrection »[7], soit les thèmes leitmotivs de sa poésie. La majorité de ses textes (tous les poèmes personnifiant l’Afrique sous des traits féminins : Chant d’Ombre, Par delà quelle nuit d’orage, Absente absente, Ton nom ne m’est pas inconnu, Pourquoi fuir les voiliers migrateurs…, comme les nombreux poèmes amoureux ou  méta-poétiques de son œuvre) portent donc l’ombre de la reine noire. Celle-ci traverse l’œuvre complète de Senghor, depuis son premier recueil publié Chants d’Ombre (1945) jusqu’aux  Élégies Majeures (1979).

Ainsi, Senghor annonce que la Reine représente d’abord l’Afrique. Et l’Afrique, Royaume d’enfance de l’écrivain, constitue le décor principal de ses poèmes, notamment de ceux de la fin de Chants d’Ombre et d’ Éthiopiques. Cette Afrique-matricielle est aussi souvent incarnée en des figures féminines noires variées, dont celle de la Mère, de la Sœur ou encore de  l’Amie. Un  rapport quasi-amoureux entre le poète et la terre de ses origines est ainsi établi au fil de son œuvre poétique[8] grâce à la personnification. L’Afrique devient donc dans l’imaginaire senghorien la femme noire qui obsède le poète de façon rythmique et avec laquelle il faut renouer les liens amoureux passés. Ces personnifications permettent de créer un effet de superposition fécond puisque la figure féminine chez Senghor est aussi celle de l’Autre, en tant que double inversé du masculin. C’est alors de façon sensible, charnelle, que doit se renouer le contact avec la terre de l’origine. Ces poèmes possèdent donc une forte dimension sensuelle, voire érotique[9]. Nous le verrons au sujet d’Élégie pour la reine de Saba qui chante la naissance du désir pour la femme éthiopienne et présente ensuite sa satisfaction  dans un acte amoureux qui conduit à l’épanouissement du sujet. La figure de la reine noire sensuelle, originaire d’Éthiopie rejoint ici de façon pertinente la figure de l’Afrique Noire, terre brûlante et désirée, dont la race est désignée sous l’adjectif d’ « éthiopienne » dans la classification de Léo Frobenius.

Mais si la reine de Saba est une « femme noire », ce n’est pas le cas des toutes les figures féminines de l’Œuvre poétique. Ceci est lié au parcours amoureux personnel de l’auteur, mais également à sa profonde foi en le métissage comme moyen de réconciliation universelle et, partant, de progrès humain. C’est pourquoi la femme noire comme la femme blanche portent parfois des symbolismes équivalents dans les poèmes de Senghor. Ainsi, la princesse blanche des Épîtres à la princesse présente des caractéristiques communes avec la reine de l’élégie finale, puisque cette souveraine aux « yeux d’or vert »[10] permet au poète de retrouver le chemin du royaume son enfance : « Je dis grâces à la Princesse qui annonça la résurrection de Dyilôr »[11]. Plus encore, la couleur de la femme aimée, dépend de celle que lui-même se donne dans ses poèmes : ainsi dans Chants d’Ombre, la voix poétique qui se juge « blanchie » par des années passées en Europe recherche la couleur sombre de la femme noire pour se purifier. Il en est de même dans l’Élégie pour la reine de Saba : la femme désirée est noire quand le sujet qui la désire est lui-même le « roi [blanc] blond Salomon ». Au contraire, dans d’autres poèmes, comme  c’est le cas dans les Épîtres à la princesse, la voix poétique noire s’adresse à la femme aimée blanche : « Et mon pays de sel et ton pays de neige chantent à l’unisson » (p.142). Senghor place donc la relation amoureuse sous le signe de la complémentarité. C’est l’Autre en tant que double complémentaire du sujet qui est représentée sous les figures féminines de ses poèmes. Le poète utilise la métonymie de la couleur de la peau pour en rendre compte de façon plus visible. Par conséquent, nous nous permettrons, quand cela nous semblera pertinent, d’établir des rapprochements ponctuels entre la figure de la Reine de Saba  et les autres figures féminines de l’Œuvre poétique, qu’elles soient caractérisées par un teint noir ou blanc. Nous relèverons seulement les fonctions et les attributs qu’elles partagent avec la figure majeure de l’élégie finale.

Mais nous devons également noter que si la figure de l’Autre (Femme et Afrique) est associée au désir chez Senghor c’est qu’elle est liée à l’absence.

En effet, dans la plupart des poèmes de Senghor, le double complémentaire est absent. Ceci explique en partie la prédilection de l’écrivain pour l’élégie. L’Autre désiré est celui qui est éloigné spatialement, temporellement et culturellement. Ainsi, dans la Bible,  la Reine de Saba est la femme venue d’ailleurs, éternellement jeune et qui plus est païenne (contrairement au juif Salomon). Elle est donc l’incarnation idéale de l’Autre, celui qui n’est pas soi et qui manque à l’homme originellement complet. Le choix de la Reine comme personnage principal de son dernier poème est donc hautement symbolique. Et l’éthos poétique des poèmes senghoriens est souvent comparable à un Orphée noir (comme le note Sartre[12] pour d’autres raisons) déplorant la perte de la femme, figure aux référents multiples ( le jeu sur les correspondances entre femme noire, Afrique noire et poésie nègre appelle à lire les textes de l’auteur comme autant de palimpsestes poétiques). Or chez Senghor, l’élégie progresse généralement de la plainte de l’absence de l’Autre vers la célébration du poème, lieu où cet Autre affleure à la présence grâce à la puissance de l’évocation. C’est que Senghor définit la poésie nègre comme un effort de sympathie vers l’Autre, qui permet au « moi » de pénétrer l’intériorité du « Toi ». Il compare cette expérience à une mort-renaissance, puisque le moi ressort grandi, neuf, d’avoir vécu au rythme de l’Autre et de s’être ainsi senti complet le temps d’une communion intérieure. Ainsi l’Élégie pour la reine de Saba s’achève sur la mort-renaissance du sujet, dans l’extase du contact poétique avec la Reine de Saba.  C’est cet élan rythmique de sympathie qui permet de se projeter de l’un à l’autre, et, à plus grande échelle, de l’individuel à l’Universel.

Cependant, ce texte, fondamental dans la poésie de Senghor, a encore été très peu étudié pour lui même. Il est en effet souvent simplement traité comme une pièce des Élégies Majeures, dont il vrai que l’unité est très forte. Pour pallier à cela, Steinmetz lui consacre son article À la rencontre de Saba, où il invite les lecteurs à relever la singularité de ce texte dans l’œuvre poétique de l’auteur  en affirmant qu’« on y voit comme la mise en scène, en fin de compte tardive, de ce qui se trouvant préposé dans tant de texte demeurait encore dans le sol secret des maturations »[13]. Nous voulons par cette étude contribuer à combler davantage ce manque et répondre à l’injonction d’Olympe Bêly-Quenum qui déplore l’absence d’exploration précise de ce texte mais qui « espère, néanmoins, qu’étudiants et thésards passeront au crible de leur sagacité le palimpseste qu’ils découvriront dans Élégie pour la Reine de Saba. Ils étudieront assonances, allitérations, hypallages, homéotéleutes et synecdoques unissant harmonie et éclat, ainsi que des ellipses qui suffoquent »[14]. Toutefois, pour ne pas trahir sa richesse, nous ne prétendrons pas indiquer le sens littéral de ce texte, mais la direction de l’élan qui l’anime. Or, nous pensons avoir trouvé une description synthétique de celui-ci dans Liberté I : Négritude et Humanisme. Nous tenterons donc de montrer que, comme l’Amour[15], la Poésie est un mouvement « allant du sujet à l’objet, du moi au Toi, sur les ondes de l’Autre »[16], chez Senghor.

Les rapprochements que nous ferons avec ses autres textes nous permettrons de montrer que toute son œuvre participe de cette projection du sujet dans son objet (qu’il soit le sujet se prenant lui-même comme objet ou bien l’Autre, objet du discours, différent du sujet) et de son abandon au rythme ontologique qui les lie l’un et l’autre. De même, nous verrons que l’écriture palimpseste (permise par des relations symboliques, allégoriques,  polysémiques ou encore  par la superposition des voix, des temps et des lieux) permet au poète d’atteindre l’Universalité du mythe collectif à partir du mythe personnel du Royaume d’enfance, dans ses poèmes, et plus particulièrement dans l’Élégie pour la reine de Saba. Ceci constitue une manifestation de son désir de dépasser l’individualité (comme fermeture à l’Autre) dans la collectivité (comme ensemble soudé de singularités). Par ailleurs, la valorisation de relations horizontales (par la mise en rapport textuelle et par l’évocation des relations humaines) et verticales (par la superposition et la suggestion de liens entre l’homme et le divin) au sein de la poésie de Senghor fait écho à une conception particulière du monde, du divin, de la politique et de l’art, qui se fonde sur la croyance en l’existence d’interactions essentielles entre les êtres. Ce sont ces aspects de la pensée de Senghor que nous tenterons de mettre en lumière afin de dévoiler la puissance de vie qui sous-tend cette élégie.

Nous verrons pour cela en quoi l’Élégie pour la reine de Saba appartient au registre élégiaque et témoigne ainsi d’une angoisse de l’écrivain concernant la rupture entre le sujet et son objet, le « moi » et le « Toi ».

Mais nous montrerons aussi que ce poème, fondé sur la sympathie rythmique et l’abandon actif au mouvement ontologique, est le lieu d’un contact dynamique entre ces deux instances, malgré leur distance réelle.

Enfin, nous soulignerons l’importance dans l’œuvre du poète, de cette élégie qui rejoint son projet humaniste en présentant une communion poétique du moi et du toi sur le mode de la complémentarité. Ce type de rapports de l’un à l’autre permettrait l’avènement d’une Civilisation de l’Universel selon le théoricien Senghor car « ce que le monde a oublié, qui est une cause de la crise actuelle de civilisation, est que l’épanouissement de la personne exige une direction extra-individualiste[17] », une connaissance « de » l’Autre et une co-naissance « avec » l’Autre. Nous montrerons ainsi comment l’écriture est le lieu paratopique où l’auteur réalise son utopie, celle-ci nommée « Négritude » mais tendant plutôt vers « l’Universel », par ce mouvement centrifuge qui fait aller de l’attitude égoïste à celle de la coopération.


[1] Senghor, L.S. Œuvre poétique. Paris : Seuil, 2006.

[2] Steinmetz, Jean-Luc :  « A la rencontre de la reine de Saba », dans  Senghor, L.S. Poésie complète: édition critique, coordinateur Pierre Brunel. Paris : CNRS éd.,  2007, p.694.

[3] Id.

[4] Tillot, Renée. Le rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. Dakar : Nouvelles Éditions Africaines, 1979, p.103-104.

[5] Senghor, L.S. Liberté V : Le dialogue des cultures. Paris : Seuil, 1993, p.35.

[6] Steinmetz, Jean-Luc.  Poésie complète: édition critique: « A la rencontre de la reine de Saba ». Op. Cit., p.1127.

[7] Senghor, L.S. Liberté V : Le dialogue des cultures. Op. Cit., p.36.

[8] Lire à ce sujet  : Saint-Chéron , François de. Senghor et la terre. Paris : éd. Sang de la terre, 1988.

[9] Consulter à ce sujet l’article d’ Olympe Bhêly-Quenum : « De l’érotisme chez L.S Senghor » sur le site :         http://www.gnammankou.com/obq_senghor-erotisme.htm.

[10] Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Épîtres à la princesse ». Op. Cit., p.143.

[11] Id.

[12] Sartre, Jean-Paul. Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française : « Orphée noir ». Paris :   PUF, 2002.

[13] Steinmetz, Jean-Luc.  Poésie complète: édition critique: « A la rencontre de la reine de Saba ». Op. Cit, p.1136.

[14] Ce souhait d’Olympe Bhêly-Quenum, exprimé dans l’analyse « De l’érotisme dans la poésie de Senghor » parue dans la Revue des critiques littéraires, est publié sur le site : http://www.gnammankou.com/obq_senghor-erotisme.htm.

[15] Nous verrons précisément comment Senghor le conçoit au cours de notre étude.

[16] Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Paris : Seuil, 1964, p.202.

[17] Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme., p.32.