Roger Bissière (1886-1964) est classé parmi les peintres de « l’École de Paris » pour la période où il vécut et parce qu’il a passé à Paris une partie de sa vie, ce qui ne nous apprend pas grand-chose puisque l’on range dans « l’École de Paris » tous les artistes, étrangers ou français, respectant ces deux mêmes critères. En l’occurrence, Bissière fut un peintre non-figuratif, un historien et critique d’art, un professeur. Il a dessiné des vitraux, réalisé des tapisseries avec l’aide des son épouse, participé à de nombreuses expositions personnelles ou collectives. S’il n’est pas le plus connu parmi ses contemporains, il fut un artiste qui a compté et ses deux ensembles de vitraux installés aux tympans nord et sud de la cathédrale de Metz, l’un à dominante bleue (pour évoquer la lune), l’autre à dominante ocre (le soleil) demeurent comme un sommet de son art.
Bissière fut un ami du marchand Jean Planque (1910-1998) dont la collection est abritée à Aix-en-Provence dans une annexe du musée Granet, la chapelle des Pénitents Blancs. Ce lieu était donc prédestiné pour accueillir une exposition du Journal en images de Bissière, une série des deux dernières années du peintre entamée peu de temps avant le décès de son épouse chérie, en 1962, et poursuivie comme un hommage à celle-ci, soit 152 tableaux, la plupart datés, dont 47 sont exposés à Aix.
Le visiteur de cette exposition risque d’être passablement dérouté : des panneaux de bois, en général, aux dimensions restreintes (petits formats, par exemple 21,4 x 29 cm pour celui du 3 avril 1962 avec quelques rares exceptions, comme le panneau du 23 novembre de cette même année qui mesure 18,7 x 63,5 cm), sans grand souci d’esthétique, une peinture à l’œuf aux couleurs souvent ternes, voire sombres. Des temperas très éloignées des vitraux ou des tableaux comme « Lumière du matin », une huile sur toile de 1960 au format 100 x 81,5 cm appartenant à la collection Planque, un tableau lumineux comme l’indique justement le titre. C’est que la démarche du peintre était désormais toute autre. Hanté par la mort, celle de l’épouse ou la sienne qu’il pressentait, il ne cherchait plus le beau mais la vérité des sentiments qui l’agitaient alors. Si l’on retrouve dans nombre de tableaux le « quadrillage » ou « grillage » approximatif qui constitue l’une de ses marques de fabrique (comme dans « Lumière du matin »), il ressort désormais encore plus brouillé ou incertain.
Cette exposition réclame donc un effort particulier de la part du regardeur. Si l’art abstrait ne se livre jamais aisément, la difficulté est renforcée pour les œuvres du Journal en images (qui ne contiennent que de rares détails figuratifs) en raison du caractère délibérément intimiste d’œuvres qui n’ont pas été conçues pour être montrées mais pour capter l’émotion d’un moment, sans autre souci.
Le paradoxe est que soixante-deux tableaux furent quand même exposés à la galerie Jeanne-Bucher, à Paris, au mois de mai 1964 et qu’un livre parut au mois de septembre, deux mois avant la mort du peintre, un livre qu’il a dédié « à la mémoire de celle qui par-delà de la tombe a inspiré la plupart de ces images où flotte le souvenir de sa petite âme candide et tendre ».
Fallait-il exposer ces œuvres peintes sans réel souci d’être montrées, en 1964 et aujourd’hui ? À chacun d’en juger. Les connaisseurs du peintre qui n’avaient pas eu jusqu’ici l’occasion de les rencontrer se précipiteront, comme ceux, sans doute, qui ont une prédilection pour cette période de la peinture. Mais les autres, tous les visiteurs habituels des expositions de peinture, ne devraient pas perdre leur temps s’ils prennent le chemin de la chapelle des Pénitents Blancs, à la fois pour Bissière et pour la collection Planque qui compte quelques œuvres remarquables dont plusieurs Picasso. De Bissière, à côté des petits formats du Journal, on pourra admirer un beau dessin au crayon de la femme du peintre – lequel, certes, avait appris à dessiner – une belle tapisserie et le tableau Lumière du matin déjà mentionné. Et si la plupart des tableaux du Journal risquent de laisser dubitatif, certains retiendront l’attention, sachant qu’il est surtout intéressant dans le cas présent de découvrir la démarche d’un peintre qui voulut s’exprimer dans la spontanéité du moment où il se posait devant son chevalet, un peu comme les surréalistes pratiquant l’écriture automatique.
Bissière, la part de l’Autre, Journal en images 1962-1964, Fondation Jean et Suzanne Planque, Aix-en-Provence, Granet XXe / Chapelle des Pénitents blancs, 16 septembre 2023 – 14 janvier 2024.
Le catalogue (La Dogana, Genève, 20 €) contient des textes d’Isabelle Bissière, Florian Rodari et Alain Madeleine-Perdrillat.