Scènes

La Compagnie Nova face à l’Algérie : « Et le cœur fume encore »

1961, École Normale de filles. Nos seize ans vont perdre ce matin-là leur tendre insouciance. À Alger, une partie des militaires de carrière vient de tenter un coup d’état, qu’on appellera « le putsch des généraux », en opposition à la politique du général De Gaulle qui prônait pour l’Algérie, alors colonie française, le droit à l’autodétermination. C’est ce que nous dit notre directrice, interrompant le déroulé d’un cours et demandant aux élèves debout une minute de silence. La guerre, dans un beau déni ordinairement nommée « événements d’Algérie », fait son entrée dans notre quotidien, elle y restera jusqu’à 1962, elle dont nous entendions parler depuis sept longues années déjà sans en bien comprendre les enjeux. Tout en voyant autour de nous partir les appelés du contingent, jeunes hommes qui souvent comme le chantait Aragon n’en reviendraient pas, si ce n’est meurtris dans leur chair et leur âme, le plus souvent réfugiés dans le silence, dans le refus de dire, dire ce qu’ils avaient fait, ou ce qu’ils avaient refusé de faire, ou encore ce dont ils avaient simplement été témoins. Bientôt il y aurait sur les écrans et dans la littérature l’évocation entre réalité et fiction de vies brisées par cette guerre et par les attentats, Les parapluies de Cherbourg, Élise ou la vraie vie…

C’est sur les non-dits, sur les choses enfouies au plus profond des mémoires que les sept acteurs de la compagnie Nova-Margaux Eskenazi ont bâti leur nouveau spectacle, entre petite et grande histoire. Les témoignages, issus d’une recherche documentaire approfondie, sont mis en scène ou parfois simplement dits, entendus en live ou en voix enregistrées, dans une suite de séquences propres à nous mener des destinées individuelles, intimes et jusqu’alors tenues secrètes, vers le destin de deux nations indubitablement liées par un passé si lourd à porter qu’on eût aimé le nier. 

De 1955 à 2018, sans qu’une chronologie exacte soit suivie, nous allons et venons d’un événement à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un bord à l’autre de la Méditerranée. Nous allons d’un personnage à l’autre, et l’écriture kaléidoscopique, ambitieuse à juste titre, nous permet d’embrasser toutes les occurrences, tous les possibles, tous les impossibles et toutes les conséquences de ces sombres années. Entre paroles recueillies auprès des auteurs volontaires ou obligés de la tragédie, et passages extraits d’œuvres littéraires, notre cœur aussi bien que notre raison sont sollicités, à tel point que l’émotion dans la salle est par instants palpable et que les larmes coulées sur les joues des comédiens pourraient bien se voir aussi sur le visage de quelque spectateur. Car la force de la représentation tient en partie aux accents de vérité que ces jeunes garçons et filles donnent sur scène aux rôles divers qu’ils interprètent  sans souci de sexe ni de couleur, à l’énergie qu’ils apportent à nous convaincre, changeant et de costume et de personnage, de posture, de voix et même d’accent avec dextérité. Quelques chaises, un voile orange et des parois mobiles pour structurer l’espace suffisent à la scénographie, avec une ouverture vers la salle à un moment du jeu. Quelques rares projections, le visage du général De Gaulle notamment pour suggérer le passage à l’indépendance enfin conquise, enfin accordée. Quelques chansons aussi, le chœur martial des soldats sur le terrain, accompagnée à la guitare l’évocation de Léo Ferré et la mer, en sourdine enregistré Mouloudji et son coquelicot… puisqu’il est vrai qu’ici l’essentiel est le verbe, la parole enfin libérée, les aveux que l’on fait, à soi-même et aux autres, que l’on s’arrache dans la souffrance et le sentiment de se défaire d’un poids trop longtemps consenti.

De l’Histoire, la troupe a gardé entre autres l’attentat à la bombe du casino de la Corniche à Alger ;  la représentation sous tension, au théâtre Molière de Bruxelles en novembre 1958, de la pièce de Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé, mise en scène par Jean-Marie Serreau ; le tournage du film La bataille d’Alger par Pontecorvo dans la Casbah de la ville — et le film après trop peu de projections se verra en France interdit — ; ou encore l’évocation des querelles entre FLN et MNA, le rôle de Boumédiène après l’indépendance, le sort réservé aux communistes… Mais ce qui fustige bien l’esprit de l’époque c’est,  reproduit avec fougue, le procès grotesque fait à Jérôme Lindon, éditeur des Éditions de Minuit, pour avoir publié, entre autres ouvrages du même type, Le Déserteur. On se souviendra ici de l’effet dévastateur produit par La Question, un livre initialement écrit sur du papier toilette par Henri Alleg depuis sa geôle à la prison d’Alger, et paru dès 1958 grâce à ses avocats, en dépit de l’interdiction le frappant : une dénonciation sans fard de la torture exercée alors sur les civils, des formes inventives impitoyables qu’elle sait prendre !

Des Hommes, on saura la solitude immense face à sa propre conscience, les déchirements et les affrontements entre ceux qui croient en leur rôle et ceux qui contraints haïssent cette guerre à laquelle on les force ; la pièce commence dans une SAS (Section  Administrative Spécialisée) chargée de « pacifier » une région — ne parlait-on pas de « conquête du cœur » ? —, et cette nuit de Noël 1955 tourne au pugilat entre « les pour et les contre ». Trente ans après, les mêmes oppositions secouent cette réunion « d’anciens combattants » lors d’une “fête“ commémorative où s’expriment les remords et les blessures à jamais ouvertes. La réconciliation serait-elle possible ? Les séquelles ne sont-elles pas trop vives ? La pièce oscille entre ces deux possibilités : si elle montre côte à côte ce Harki venu en France à la suite de l’armée, dont on sait le trajet passé par les camps, et cet ancien membre vieilli du FLN, tous deux réunis en un destin semblable de travailleur émigré attaché aux chaînes de montage automobiles, elle scénarise par ailleurs les échauffourées survenues au stade de France lors du match France-Algérie en 2001. Une voie est cependant ouverte par le discours que prononça Assia Djebar, femme de lettres algérienne d’expression française, lors de son entrée à l’Académie Française. Ainsi se clôt la représentation.

Ce panorama, qui se veut exhaustif, se teinte d’un très léger didactisme, et à vouloir tout dire il finit, me semble-t-il, dans sa dernière partie, par effleurer les choses sans avoir le temps de les creuser : il n’est pas sûr que de jeunes générations, peu au fait de ces événements, aient pu tirer du spectacle toute la substantifique moelle. Quant à nous, les plus âgés, qui déjà avons eu la chance de connaître le film Avoir vingt ans dans les Aurès, nous ne pouvons qu’applaudir à cette représentation essentielle, toute empreinte d’intelligence, de générosité et de justesse, soutenue par une grande et belle authenticité !

Fort-de-France, le 18 octobre 2019