Mondes caribéens

Lémistè – Liber America, de Monchoachi.

Monchoachi

Monchoachi, poète martiniquais né en 1946, auteur de plusieurs recueils en créole ou en français mais également de quelques essais et de traductions du français au créole, vient de publier chez Obsidiane un nouveau recueil intitulé Lémistè (Les Mystères). Un sous-titre, Liber America, apparaît en p. 7 et sur la 4ème de couverture (1). Le volume que nous avons entre les mains n’est donc que le premier volet d’un « long parcours à travers les mythes, les rites, les magies, les rituels cérémoniels qui ont fait la présence des différentes parties ou lieux du monde, présence recouverte totalement de nos jours par la Civilisation » (2).

Obsidiane fabrique de magnifiques objets autant par le choix du papier, la couverture, la mise en page, la typographie. Ce ne serait cependant pas un titre suffisant pour signaler cette parution si le ramage n’était pas à la hauteur du plumage.

Les écrivains antillais ont inventé une autre langue française, nourrie, enrichie, colorée par le créole. Ici, où il s’agit de poésie, la licence est plus grande que chez les romanciers. Monchoachi glisse des mots, voire des vers entiers en créole, au risque, parfois, de perdre le lecteur simplement francophone. yon sèl blogodo-blo, un exemple parmi d’autres (p. 135) de formule dont on ne peut pas deviner le sens, même s’il est donné – pour les initiés ! – dans le vers suivant : comme un vacarme de vagues qui surgissent et se brisent. D’autres expressions, tirées de la langue bâtarde qui remplace de plus en plus le créole authentique aux Antilles, devraient être plus compréhensibles. ravêtes-léglise (p. 28) ? Pour qui sait, au moins, qu’aux îles on nomme les cafards « ravets », il ne sera pas trop difficile de passer des « cafards d’église » aux métropolitaines grenouilles de bénitiers.

Le recueil est divisé en six parties dont l’auteur propose d’interpréter les titres ainsi : « la mort » (Ha Lézange), « le temps » (Rara Solé), « la terre » (Pieds poudrés), « la vérité » (Trois fois ça meîme dit cé vré), « la liberté » (Quimbé là), « la parole » (Les Voluptés). Au-delà de ces divisions, Monchoachi peuple ces poèmes d’étranges images qui nous forcent de voir le monde autrement, ou de voir un autre monde. Bestiaire fantastique, sorcellerie : il élève des cheins au poèl rouge / (prévoit si-au-cas l’ travèsé lenfè) (p. 72). Un enfer peuplé de chimères, mi hommes-mi bêtes, qui s’accouplent sauvagement :

Fanm à califourchon dans les profondeurs de la terre
S’font nouliaquer (sauter) par des chiens
li schouitt ! Mmmm ! Mammaraai !
Ont vagin comme bague de chienne
Odeurs, couleurs, humeur de bêtes
mâles cheins k’ap fait ouanga dèyiè fimelles cheins
tête d’homme, corps de chien
Virer tête !
(p. 11).

Après l’enfer le paradis. Mais ne sent-il pas quelque peu le soufre lui aussi ?

Se pressent alors les sanctifiées
Les filles des dieux comme des boucliers
Toutes bien dodues les filles des dieux,
     pouesses, la figure bien ronde
Les filles des dieux le corps chamarré de blancs cauris
     Courues-venues les dompteuses / mettre en œuvre les signes (p. 23)

Les dieux sont partout présents mais qu’attende d’un dieu maché-boété sinon des incongruités ?

Et pour entendre ils ont entendu
Et ils ont vu ce qu’ils ont vu
Et les cornes de bélier leur ont poussé au front
Et les rinaflements du taureau trois-cornes
Ont raclé aux narines des innocents (p. 47).

Même la femme rêvée par le poète n’est pas tout à fait humaine, qui vit une symbiose idyllique avec la nature :

Venait une mystérieuse beauté bleue
Vêtue d’une aube de peau
Aux oreilles des ailes de papillon
     Les cheveux enjôlés de libellules bleues
Posée sur son sein soyeux une énigmatique araignée
Sur chaque épaule tenait l’oiseau crié cohé
Qui fait un cri même comme son nom
(p. 51).

Simple apparence d’idole humaine qui finira métamorphosée :

Quand elle a fait pour partir
     Elle a fait le rond
A vancé jique le cirouellier.
Et quand elle s’est retournée
Etait un bel oiseau éperdu d’émoi (p. 53).

Faire l’amour au demeurant n’est pas vraiment recommandé :

Et là-même, sommeil le prend après ça
Il dort raide,
     tête matée derrière
Et elle, voyant, se lève
Défait l’étoffe, envoie la main
Le couteau saisi, tranche la tête
Penche son corps et boit
À grandes gorgées, boit (p. 60).

Quant à l’enfance, a-t-elle jamais été innocente ?

Il pleure accroupi les fesses
     contre terre et les deux mains sur les yeux
Il perd ses yeux dans les femmes
     gros cuisses-grande lageu’-gros bonda
          « et les fillettes au seins mûrs » (p. 73).

Les quelques extraits qui précèdent ne donnent qu’une faible idée de la richesse des thèmes qui apparaissent dans Lémistè, lequel s’apaise au demeurant à mesure qu’on avance. Dès l’avant-dernière partie, où un poème comme « Dit-l’Admirable » semble un écho du tableau des « Derniers Hommes » dans Ainsi Parlait Zarathoustra :

Ils sont maintenant doux et paisibles,
Sont à présent comme brebis et moutons,
Ne respirant que la crainte,
Ne respirant à présent que de vivre
En toute bénignité et humanité,
Tous égaux sans courage
Tous égaux sans louange et sans honte (p. 115).

Chaque poème est une sorte de conte, avec un début et un récit qui court jusqu’à sa fin. L’un des plus émouvants est peut-être celui qui ouvre la dernière partie, l’histoire d’un vagabond qui sera reçu comme un prophète parmi les hommes : ll dit, il raconte, il dépose en leur cœur (p. 132). N’est-ce pas justement ce que fait le poète lorsqu’il parvient à nous toucher ?

Quant à la forme, le lecteur doit en avoir maintenant une certaine idée. Monchoachi utilise toute la palette de son art. Le vers libre, l’injection du créole, l’invention verbale et les changements de rythme qui nous valent parfois la surprise d’un vers qu’on croirait surgi de la plume d’un poète romantique, comme celui-ci : Éternité d’un homme, et son règne est secret (p. 63) ; ou celui-là, plus moderne : Étoile du matin, la barque de la lune (p. 134). Liber America ne devrait pas être entendu, selon Monchoachi, au sens du « livre de l’Amérique » mais « liber plus étymologiquement comme le tesson vivant sous l’écorce visible et morte » : les extraits précédents auront sans doute permis de comprendre ce qu’il entend par là. Cet autre avertissement de l’auteur mérite encore plus d’être écouté, car nous aurions pu, en effet, nous laisser tromper par les apparences : « Il ne s’agit aucunement, en tout cas dans mon esprit, quand bien même le mouvement rythmique est porté par cette matière du mythe, de la magie et du rite, il ne s’agit pas à mes yeux de choses passées, mais bien d’évocations du présent (ou de la présence à l’ombre de présent) et de l’avenir (ou d’un avènement possible porté par retour en un découvrement ».

(1) Monchoachi, Lémistè, Paris, Obsidiane, 2012, 178 p., 17 €. Déjà chez le même éditeur : L’Espère-geste, 2002. (2)

(2) Lettre d’intention de Monchoachi à François Bodaert, directeur des Editions Obsidiane, in Antilla, n° 1552 du 21 mars 2013, p. 32 (d’où sont extraits également les autres commentaires de Monchoachi sur son œuvre repris ici).