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Politique fiction : Globalia de Jean-Christophe Rufin

Jean-Christophe Rufin, Globalia. Gallimard, Paris 2004 ; réédition, Paris: Gallimard, 2005, 499 p.

La reprise en édition de poche du livre de Jean-Christophe Rufin invite à lire ou à relire cet ouvrage plutôt ambitieux, à mi-chemin entre fiction futuriste et analyse sans concession des sociétés démocratiques modernes.

En effet l’artifice romanesque qui situe l’action dans un futur pas si lointain, où la planète serait organisée en une vaste fédération mondiale entrecoupée par des zones de non-droit, ne parvient pas à dissimuler la méditation sur notre monde contemporain, le propos véritable de l’auteur (prix Goncourt 2001 pour Rouge Brésil). Ce n’est pas par hasard que JCR cite Tocqueville dans sa postface, la filiation avec l’auteur de la Démocratie en Amérique ne faisant aucun doute.

On ne cherchera pas à résumer les aventures du héros, nommé Baïkal, allergique aux tares comme aux bienfaits de « Globalia » et qui se trouve exilé par force dans les « non-zones », avec la charge de fomenter une improbable révolution ; ce serait un mauvais service à rendre à ceux qui n’ont pas encore lu le livre. Par contre, on peut s’arrêter sur le tableau de la civilisation du futur tel qu’il est brossé par JCR. Son procédé consiste à extrapoler les tendances ou les potentialités actuelles. Ce qui, en retour, a pour effet de mettre en relief les travers de notre temps, tantôt par l’exagération des conséquences de nos préjugés, tantôt au contraire par leur inversion dans cet avenir de fiction.

Dans Globalia on vit très longtemps et on vit bien grâce au clonage thérapeutique qui permet de remplacer la plupart des organes défaillants. Il ne semble pas que cela soit possible dans le livre pour le cerveau humain, cependant on a paré à son vieillissement grâce à un vaccin contre la maladie d’Alzheimer. Du coup la principale fête du calendrier de Globalia est celle qui commémore la mise au point de ce vaccin. L’allongement de la durée de la vie humaine a plusieurs effets. D’abord, évidemment, un strict contrôle démographique. Lorsqu’un accident conduit à une conception, l’avortement est la règle, la naissance l’exception, sans que cela soit vécu dans la douleur par les parents. Dans ce monde futur le désir d’enfant a quasiment disparu, car une progéniture est désormais considérée comme un frein à l’épanouissement personnel des parents et non comme le prolongement indispensable d’eux-mêmes. Dès lors la famille n’a pas de raison d’exister, les mariages sont rarissimes. En outre, la plupart des humains se trouvant désormais appartenir aux « générations de grand avenir », sans avoir à porter les stigmates de la vieillesse en raison de la généralisation de la chirurgie esthétique (« Vivre vieux et mourir jeune » clame un slogan publicitaire), la jeunesse n’est plus considérée comme le sommet idéal de l’existence mais au contraire comme un stade de développement imparfait, un objet de mépris, sentiment qui peut déboucher à l’occasion sur des manifestations anti-jeunes marquées par la haine et la violence.

La description de l’économie de Globalia n’est guère précise. On apprend simplement qu’elle est dominée par les monopoles et de ce fait étroitement contrôlée par une poignée de chefs d’entreprises mondiales. L’influence qu’ils exercent collectivement est pratiquement sans limites, au point de déposséder les institutions démocratiques de la réalité du pouvoir. L’abstention lors des consultations électorales est généralisée. Comme l’avoue un député : « Les gens ne se dérangent que pour les élections qui ont un sens » ! Bien que la pauvreté stricto sensu ait été éradiquée, d’importantes inégalités subsistent. La politique démographique de « mortalité zéro, fécondité zéro » n’a pas mis fin à la surpopulation et les Globaliens sont le plus souvent fort étroitement logés. Par ailleurs les progrès continus de la technique, l’automatisation industrielle ont raréfié les emplois productifs et, au nom toujours de l’épanouissement personnel, les Globaliens sont vivement encouragés à « se consacrer à des activités de leur choix » plutôt qu’à chercher un travail. Ils sont alors rémunérés au même titre que s’ils remplissaient un « emploi courant », mais ce revenu garanti, s’il permet de vivre et de bénéficier de nombre des raffinements de la modernité, n’apporte pas une véritable abondance à ses titulaires.

« Apprendre à s’aimer », tel est le but principal qui est proposé aux citoyens de la fédération mondiale. Cet impératif hédonique est poussé au bout de sa logique. Tout est donc permis, en particulier les drogues dites douces – alcool, tabac, psychotropes divers – ou les sports extrêmes. En même temps, il faut conserver un corps en bonne santé. C’est pourquoi les activités à risque sont encadrées. Ainsi a-t-on le droit de fumer mais sous une hotte aspirante et avec une séance de décontamination à la fin ! De telles précautions, néanmoins, ne valent que pour les individus qui acceptent de rester dans la norme, car la société tolère sur ces marges certaines formes de déviance destructrice pour l’individu, à condition qu’elles ne menacent pas l’ordre social : Des quartiers réservés accueillent toute une population déchue, protégée par un statut de « Marginalité contractuelle intégrée », qui s’adonne aux drogues dures. Plus imprévisible peut-être : l’obésité est-elle aussi reconnue comme « un choix de vie et une liberté fondamentale », ce qui, accessoirement, permet à l’industrie alimentaire de mettre sur le marché tout ce qu’elle a envie de vendre.

Naturellement la télévision est omniprésente. Des écrans sont intégrés dans les murs de tous les logements et délivrent des messages personnalisés à côté des émissions courantes qui laissent la place principale au sport et aux catastrophes diverses. On ne sera pas surpris d’apprendre que l’envahissement de la vie privée par la télévision a sonné le glas des livres. Seule une poignée de résistants s’efforce de les conserver avec le savoir qu’ils contiennent.

À côté de l’obsolescence savamment programmée, la publicité, l’endoctrinement du consommateur sont les auxiliaires indispensables de l’ordre marchand. Ils entretiennent une insatisfaction perpétuelle qui pousse continuellement à de nouveaux achats, de nouvelles dépenses. Avoir pour parvenir enfin à être ? – Hélas, on n’aura jamais assez pour être vraiment !

L’insatisfaction du consommateur, les efforts sans cesse voués à l’échec « to keep up with the Jones », comme disent les Américains, créent des comportements stéréotypés et confortent l’ordre social en même temps que l’ordre marchand. Néanmoins les inégalités demeurent importantes entre la masse du peuple et ceux qui sont pourvus des emplois les plus rémunérateurs. La frustration qui en résulte risque d’avoir des effets destructeurs. C’est pourquoi la société a besoin d’une autre base que la consommation pour subsister : Ce sera la peur ! Aussi la propagande insiste-t-elle sans relâche sur trois dangers qui menacent les Globaliens : les risques écologiques, la paupérisation et le terrorisme. Les premiers sont illustrés par les gigantesques bulles de verre qui protègent toutes les régions civilisées de la planète ; la seconde par l’état des pauvres hères qui peuplent les zones de non-droit ; quant au troisième il est le ressort du roman : Si les attentats qui surgissent spontanément ne constituent pas une menace suffisamment crédible, rien n’empêche en effet d’inventer une conspiration plus convaincante !

Le terrorisme, spontané ou provoqué, justifie que les autorités chargées de la « Protection sociale » disposent d’un pouvoir absolu. Cette exception remarquable aux principes affichés de la société globalienne est théorisée ainsi dans le livre :

« Chacun est libre de ses actes. Or, la tendance naturelle des êtres humains est d’abuser de leur liberté, c’est-à-dire d’empiéter sur celle des autres. LA PLUS GRANDE MENACE SUR LA LIBERTÉ, C’EST LA LIBERTÉ ELLE-MEME. Comment défendre la liberté contre elle-même ? En garantissant à tous la sécurité. La sécurité c’est la liberté. La sécurité c’est la protection. La protection c’est la surveillance. LA SURVEILLANCE, C’EST LA LIBERTÉ. »

Les contradictions de la liberté, telles qu’elles apparaissent dans la citation précédente, constituent la thèse centrale du livre. On reconnaît un thème commun à de nombreux ouvrages de politique fiction, à commencer par les plus célèbres, ceux d’Orwell et d’Huxley. Il existe certes des différences : il n’y a pas chez JCR un gendarme possédant le don d’ubiquité, comme le Big Brother de 1984, ou des populations fabriquées par les manipulations génétiques de manière à avoir la docilité requise, comme dans le Meilleur des mondes. Néanmoins l’interrogation des trois auteurs est la même : Peut-on parvenir à une société pacifiée tout en préservant les libertés ? Cette interrogation n’est pas nouvelle. Elle traverse toute la philosophie politique depuis son origine et la réponse est le plus souvent négative. La « République » de Platon était gouvernée par les philosophes, non par le peuple, celle de Jean Bodin par un roi, Hobbes faisait de l’État un Léviathan, les philosophes des Lumières s’en remettaient généralement à un dictateur éclairé chargé de faire appliquer les lois de la nature, Rousseau prônait pour sa part la dictature de la volonté générale, etc.

De fait, rares sont les théoriciens de la chose politique ou les publicistes à voir dans la démocratie un modèle idéal (Fourier constitue une exception remarquable). L’immense majorité se contente de répéter qu’elle est le « moins mauvais des régimes possibles ». La démocratie, en effet, n’est pas d’abord une construction intellectuelle. Elle est une aspiration qui se développe chez les peuples qui se sont déjà accoutumés à l’idée de l’égalité et elle s’instaure sous leur pression. Elle est fragile et imparfaite. Nul ne contestera, par exemple, que les instances représentatives des démocraties soient avant tout des lieux où s’organisent les compromis entre les intérêts particuliers et que « l’intérêt général » (à définir) soit donc rarement le facteur déterminant des décisions. Pourtant, faute de mieux, la démocratie mérite d’être préservée. Au-delà des péripéties romanesques, au-delà des extrapolations plus ou moins pertinentes à partir du monde actuel, c’est tout l’intérêt d’un livre comme celui de JCR que de mettre l’accent sur les menaces qui pèsent sur notre régime politique et de nous appeler à la vigilance.