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La Panique morale de Ruwen Ogien

Ruwen Ogien, La panique morale. Paris, Grasset, 2004, 353 p.

Les discours moralisateurs ne manquent pas, mais, traduisant le plus souvent les préjugés ou, pire, les intérêts de celui qui les tient, ils ne contribuent guère à enrichir le débat d’idées. Au fond, la morale ennuie, le mot même paraît désuet, au point qu’il n’apparaît pas une seule fois dans les programmes de l’école primaire d’un pays comme la France, qui se concentrent sur une « éducation civique » réduite, pour ce qui nous concerne ici, au respect de l’autre, à la compréhension des contraintes de la vie en commun et à l’apprentissage de la politesse et de la civilité. Même constat au collège et au lycée à ceci près que l’éducation civique devient l’ECJS : éducation civique, juridique et sociale. Il est pour le moins regrettable que les professeurs qui ont la charge de ces enseignements n’aient pas reçu la formation minimale en éthique qui leur permettrait d’articuler un discours rigoureux et, par là, crédible. Contrairement à la littérature ou même à la physique, l’ECJS conduit en effet à aborder des questions que les élèves se posent dans leur vie quotidienne (par exemple : Est-il grave de tricher aux examens, de voler dans un magasin ? Faut-il dénoncer les coupables de racket, les trafiquants de hachisch ? etc.). Il y a rarement une réponse toute faite à ces questions ; elle dépend le plus souvent des circonstances et résulte donc d’une délibération intime. C’est tout l’objet de la philosophie morale que de nous y aider. Elle ne se confond pas avec telle ou telle morale préétablie mais elle permet d’éclairer nos décisions en matière d’éthique. En effet, les morales traditionnelles qui fonctionnent à coup d’interdits (tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne commettras pas l’adultère, etc.), sont très souvent prises en défaut : elles sont transgressées en toute bonne foi par des individus, pas plus amoraux que d’autres, qui ne comprennent pas la raison de l’interdit. Par exemple, suivant le Décalogue, un tel prendra parti contre l’avortement ou la peine de mort, mais il sera prêt, en contradiction avec le même Décalogue, à faire la guerre et à tuer (y compris de parfaits innocents) pour défendre sa patrie.

Ruwen Ogien (1), qui donne cet exemple, propose, pour sortir de telles contradictions (2), d’adopter ce qu’il appelle une « éthique minimale », qui se résume aux trois principes suivants :

– égale considération : aucun individu ne compte plus qu’un autre ;

– neutralité à l’égard des différentes conceptions du bien ;

– intervention limitée : il n’y a lieu d’intervenir (réglementer, punir, etc.) que dans les cas de tort flagrant causé à autrui.

 

L’idée suivant laquelle il faut essayer de ramener la morale à un petit nombre de principes n’est pas nouvelle. On peut considérer que c’était déjà la démarche de Kant lorsqu’il énonçait l’impératif catégorique. Le cocktail proposé par R.O. n’en est pas moins original puisque son premier principe est un axiome de base de l’utilitarisme, le second est au centre du Libéralisme politique de John Rawls (3) et le dernier emprunte à nouveau à l’utilitarisme, à ceci près que le calcul est restreint aux dommages causés à autrui plutôt qu’à l’ensemble des « plaisirs et des peines » (cf. infra). Il reste que le troisième principe fait rentrer l’éthique minimale de R.O. dans la catégorie des morales conséquentialistes, ce qui introduit donc la nécessité de cette délibération intime, évoquée plus haut, qui permet d’évaluer les conséquences de telle ou telle action ou décision. Toute la difficulté – et c’est la principale objection que l’on peut adresser aussi à l’utilitarisme – réside dans ce calcul des conséquences. Les exemples pratiques qui sont fournis par l’auteur à l’appui de sa thèse en apportent la démonstration. R.O. utilise son éthique minimale pour défendre la prostitution (mais pas évidemment le proxénétisme et l’esclavage sexuel), l’interdiction des films pornographiques aux moins de dix-huit ans (sachant que la majorité sexuelle est fixée en France à 15 ans), l’adoption d’un enfant par un couple homosexuel et le clonage reproductif. On examinera seulement ici le dernier cas.

L’interdiction, par le Parlement français (loi du 6 août 2004), de tout clonage humain, en particulier donc du clonage reproductif – c’est-à-dire, rappelons-le, la duplication à l’identique (du point de vue génétique) d’un être humain – a donné lieu à d’intenses discussions, en particulier dans la presse, au cours desquelles les arguments en faveur de la loi ont été largement débattus. Parmi ces derniers, le plus intéressant pour nous est celui qui concerne les dommages subis pas la personne issue du clonage. La question fondamentale – abondamment développée par le philosophe allemand Habermas dans un ouvrage récemment traduit (4) – est celle-ci : Le clone (et plus généralement tout individu issu de manipulations génétiques) est-il une personne humaine à part entière, si l’on adopte le point de vue d’Habermas qui réserve le qualificatif d’humain aux seuls êtres capables de « s’appréhender comme les auteurs sans partage de l’histoire de leur vie et de se reconnaître comme des personnes agissant de manière autonome » ? Il y aurait une différence essentielle à cet égard, suivant Habermas, entre manipulation génétique et éducation. La deuxième, certes, façonne l’avenir de l’enfant, parfois de manière difficilement réversible mais cela n’a pas le caractère irrévocable d’une intervention dans le matériel génétique humain. Il est pourtant difficile de suivre le chef de l’école de Francfort jusqu’au bout de sa démonstration. On ne voit pas en effet pourquoi un individu dont les capacités physiques, intellectuelles, voire morales auraient été magnifiées grâce à la programmation génétique devrait se sentir moins libre que son camarade de classe moins doué parce que conçu suivant la tradition. Ce serait sans doute plutôt l’inverse. Il est vrai par contre que le clone aurait, lui, toutes les raisons de se plaindre de n’être que la copie conforme d’un individu plus ou moins doué, cherchant à travers le clonage une sorte d’immortalité.

Au regard de cette analyse, quels sont les arguments opposés par R.O. ?

– On n’interdit pas aux parents défavorisés socialement ou handicapés d’avoir des enfants, même si l’on sait que le risque que ces enfants deviennent eux-mêmes défavorisés est très élevé. Dès lors, poursuit R.O., au nom de quoi interdirait-on à un adulte de se reproduire par clonage ? Cet argument est particulièrement faible. Ce n’est pas parce qu’on viole le 3e principe de « l’éthique minimale » une fois qu’il faudrait le violer deux fois !

– Les vrais jumeaux sont eux aussi des copies génétiquement conformes ; il ne semble pas que cela leur pose des problèmes psychologiques tels qu’il vaudrait mieux ne pas les laisser vivre. Certes, mais le sort d’un clone n’est pas comparable à celui des jumeaux. Le premier va être élevé, comme un autre lui-même, par l’individu qui lui a servi de matrice génétique, ou, en tout état de cause, il aura ce « géniteur » comme modèle, tandis que les jumeaux sont dans une situation de rivalité, a priori tout à fait saine puisque caractérisée par une parfaite égalité des chances.

– Enfin, si l’on n’est pas d’accord pour une liberté absolue en matière de clonage, on pourrait réserver cette possibilité, selon R.O., aux seules personnes atteintes de stérilité, au nom du « droit de se reproduire ». Ce droit serait alors entendu comme une liberté positive, c’est-à-dire non pas seulement « laisser libre de » (liberté négative) mais « donner les moyens de ». On ne discutera pas davantage ici que l’auteur de La panique morale sur le bien fondé d’un tel droit. Aussi solide soit-il (mais l’est-il vraiment ?), on ne peut certainement pas l’imposer à n’importe quel prix, c’est-à-dire au prix d’un dommage insupportable pour le clone. D’autant qu’il existe bien d’autres moyens, déjà éprouvés, de pallier la stérilité qu’un hypothétique clonage reproductif.

L’exemple du clonage confirme que l’application de « l’éthique minimale » de R.O. laisse une grande part à la subjectivité. C’est inévitable puisque cette éthique oblige à évaluer ex ante les dommages éventuels d’une action. R.O. est agacé, visiblement, par les arguments des opposants au clonage reproductif humain. Ce débat – essentiel puisqu’il touche à la définition même de la personne humaine – devient sous sa plume la « pathétique affaire du clonage » (p. 194). Selon lui, le dommage subi par le clone est négligeable et il préfère considérer l’avantage du clonage pour celui, stérile par exemple, qui peut ainsi se reproduire. Cela prouve, au demeurant, que R.O. n’applique pas réellement l’éthique qu’il a posée au départ de son livre mais plutôt un raisonnement utilitariste. Il balance l’augmentation de bien-être d’un individu (celui dont les gènes sont copiés) et la perte de bien-être éventuelle du clone (par rapport à un individu conçu normalement). Il fait donc un calcul avantage-coût, un calcul des plaisirs et des peines comme disait Bentham, le père de l’utilitarisme, au lieu de se concentrer uniquement sur l’individu qui subit un tort éventuel, conformément au 3e principe posé au début du livre.

Si cette dérive affaiblit la première partie de l’ouvrage, elle conforte néanmoins la deuxième partie dans laquelle R.O. déploie des arguments très convaincants en défense de l’utilitarisme. Les économistes ne devraient pas être trop surpris puisque le « principe d’utilité » de Bentham (qui commande de maximiser le bien-être global) est à la base de la plupart des décisions qu’ils recommandent aux politiques dès lors qu’un conflit d’intérêts est présent. Quand on décide de construire une nouvelle autoroute, par exemple, on met en balance, effectivement, le gain de temps, de sécurité, de confort des futurs usagers de la route et les pertes (celles qui subsisteront même si une indemnisation a lieu) de ceux qui verront leur propriété détruite ou dépréciée. C’est seulement si le bilan est nettement positif que la décision de construire l’autoroute sera prise contre la volonté d’une minorité. N’empêche que dans les pays de culture continentale, les pays sous l’influence de la culture française en particulier, l’utilitarisme a mauvaise presse, au point que l’adjectif utilitariste a pris un sens péjoratif. Les chapitres de La panique morale, bien documentés et convaincants, consacrés à la défense de l’utilitarisme, sont de loin les meilleurs du livre. Ils seront particulièrement appréciés par tous les économistes, praticiens ou théoriciens, curieux de découvrir comment un outil familier (le principe d’utilité) se transforme et se développe dans un autre champ (en l’occurrence la philosophie morale).

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(1) Ruwen Ogien : La panique morale, Paris, Grasset, 2004, 353 p.

(2) Il est à noter que, selon le Catéchisme de l’Église catholique publié par le Vatican, il n’y a pas là de contradiction. Le catéchisme évoque en effet dans ce cas un droit de légitime défense des nations agressées, un droit qui serait donc supérieur au 5ème commandement : « tu ne tueras point ».

(3) John Rawls : Libéralisme politique, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1995 ; trad. fr. de Political Liberalism, 1993.

(4) Jürgen Habermas, L’Avenir de la personne humaine – Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002.