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« Où va le monde » (et l’Europe) ?

Où va le monde ? Trois spécialistes français, trois européens convaincus, se sont posé la question dans un livre récent[i]. Pascal Lamy et Jean-Michel Baer sont passés par le cabinet  de  Jacques Delors à la Commission européenne avant d’occuper des postes de responsabilité au sein de cette même Commission (et pour P. Lamy, ensuite, à l’OMC). Nicole Gnesotto est titulaire de la chaire sur l’UE au Conservatoire national des arts et métiers et préside aux destinées de l’IHEDN[ii]. S’ils ne répondent pas à la question posée dans le titre – qui le pourrait ? – ils ne laissent pas moins entendre que l’Europe, de par ses valeurs, de par ses traditions serait – si elle existait sur la scène internationale – la mieux à même de contribuer à maîtriser les tensions qui caractérisent le monde d’aujourd’hui.

État des lieux

Ce livre, pour l’essentiel, analyse la situation du monde et de l’Europe dans la période récente. Ainsi les auteurs distinguent-ils trois étapes dans la dernière mondialisation : à une première phase heureuse (1985-2001) caractérisée par la croissance sans précédent des pays émergents, les progrès de la démocratie et, sur le plan idéologique, par la croyance dans la perfection des marchés et la fin de l’histoire (Fukuyama) a succédé une phase « douloureuse » à partir de 2001, inaugurée par les attentats du 11 septembre qui seront suivis par la guerre en Irak, puis la crise géorgienne en 2008, l’échec des révolutions arabes en 2011 et, sur le plan économique, la crise financière de 2008, avec la prise de conscience que la mondialisation ne profite pas à tous de la même manière, qu’il y a des vaincus à côté des vainqueurs, que les inégalités s’accroissent dans les pays du Nord. On pourrait croire le tableau suffisamment déprimant mais les auteurs ajoutent une troisième phase, à partir de 2013 (année marquée par l’annexion de la Crimée), celle « des crises et de l’impuissance » avec le ralentissement de la croissance chez les émergents, sa faiblesse ailleurs, l’apparition d’un Etat terroriste et la déconstruction accélérée du Moyen-Orient, une Turquie qui se « poutinise », l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, les inquiétudes liées à la révolution technologique, etc.

Concernant l’Europe, les auteurs distinguent également trois étapes. La première (1950-1990) correspond à son « âge d’or », paix et prospérité, celui de l’Europe des six, qui s’élargit sans difficultés apparentes à neuf puis à douze, avec les prolégomènes d’une démocratie européenne (1979 : élection du Parlement au suffrage universel). La phase suivante (1990-2008) est celle de la « Grande Europe » avec l’entrée des PECO, l’euro, Schengen, un embryon de politique étrangère et de sécurité commune mais aussi celle des difficultés liées à l’hétérogénéité du nouvel ensemble. À partir de 2008 s’installe enfin « l’Europe des crises » : crise grecque, crise des réfugiés, Brexit, montée des nationalismes et de l’extrême droite, désenchantement général à l’égard de l’UE.

Si les auteurs s’accordent sur le constat, ils divergent quelque peu sur les leçons qu’on peut en tirer. P. Lamy a une approche « géoéconomique », il croit que le monde reste sur la pente du progrès, que la sortie de peuples entiers de la misère représente le phénomène majeur de notre époque et il constate que les conflits armés demeurent limités aux pays pas encore montés dans le train de la mondialisation. L’analyse de N. Gnesotto, par contre, est géopolitique. Pour elle, le phénomène majeur est la disparition de l’équilibre mondial qui était assuré, volens nolens, par les deux superpuissances nucléaires et son remplacement par une nouvelle configuration multipolaire par nature instable et lourde de dangers.

La dernière partie du livre est consacrée spécifiquement à l’Europe. Contrairement à celles qui précèdent, elle est signée collectivement par les trois auteurs. Elle résulte donc d’un compromis, ce qui explique peut-être qu’elle laisse souvent le lecteur sur sa faim. Certes, le tableau des faiblesses de l’Europe ne porte (malheureusement) pas à la contestation. Il n’est que trop vrai que l’UE pèche de ne pas savoir trancher la question de son identité (où sont les frontières de l’Europe ?), de son fonctionnement (quelles institutions pour une Europe regroupant une trentaine de pays ?), de son projet (rempart ou tremplin pour la mondialisation ?). Il est non moins vrai – et ceci découle de cela – que l’UE s’est montrée impuissante face à la crise financière importée des Etats-Unis, à la politique agressive de Poutine (Géorgie, Ukraine, incursions dans l’espace aérien de l’Europe, installation de missiles à Kaliningrad), au terrorisme islamique (pour preuve, en France, la prolongation indéfinie de l’état d’urgence sous une autre forme), à l’afflux des réfugiés et autres migrants.

Si l’Europe a néanmoins un point fort, il se trouve du côté des valeurs. Elle est en tête pour la lutte contre le réchauffement climatique, pour l’aide publique au développement (plus de 50% du total mondial si l’on ajoute l’Union et les Etats membres) comme pour l’assistance aux pays touchés par la guerre (Afghanistan, Palestine, Bosnie, Kosovo…). L’Europe incarne toujours à l’extérieur la liberté et les droits de l’homme, malgré la régression observée en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie…

Tabous

Si rien de cela n’est négligeable, « l’Union est rarement considérée comme autre chose qu’un bailleur de fonds ». Il en ira ainsi tant que l’UE ne sera pas une puissance militaire, or les obstacles sont si grands à cet égard que les auteurs évoquent un véritable tabou. Parmi ces obstacles, on peut citer, la crainte de devoir renoncer au « parapluie » de l’OTAN, le fait que l’Europe s’est construite après la deuxième guerre mondiale pour faire la paix et pas la guerre… ce qui n’est pas incompatible, dans des pays comme la France, avec une certaine « obsession de la grandeur nationale » d’ailleurs attisée par la volonté de survie des diplomaties de ces pays.

Au-delà de l’exemple de la défense, les auteurs ont raison de souligner que l’impuissance de l’Europe traduit une « défaillance originelle », inscrite dans le pari de Jean Monnet aux termes duquel la construction économique de l’Europe conduirait in fine à l’intégration  politique. Il est vrai que l’élargissement à tout va de l’Union a rendu un accord sur des questions touchant au « nerf » des souverainetés nationales de plus en plus difficile à atteindre. Qui ne voit en effet que des compromis qui étaient encore possibles dans l’ensemble relativement homogène des six membres fondateurs ne le sont plus à vingt-huit ou à vingt-sept ? Sur ce dernier point, cependant, P. Lamy et ses co-auteurs ne manifestent aucun regret. Selon eux, accueillir au sein de l’Union les anciens pays du pacte de Varsovie était une « nécessité historique » (comme s’il n’y avait pas mille formules permettant de les associer sans leur donner le pouvoir de blocage réservé aux Etats membres !)[iii]. On est là face à un autre tabou – hélas très largement partagé et pas seulement par des partisans de l’Europe des nations qui sont très contents à chaque recul de la perspective fédérale.

Ceci nous conduit à un troisième tabou – également partagé par les trois auteurs du livre – celui qui touche les mots « fédération », « fédéralisme », comme si le simple fait de les écrire risquait de décrédibiliser ceux qui les utilisent. Or les dernières pages du livre esquissent pourtant un agenda authentiquement fédéraliste : impôt européen (taxe carbone), suppression de la fraude, de l’évasion et de la concurrence fiscales, grand programme en faveur des innovations, salaire minimum (différencié au départ mais devant devenir le même à travers toute l’Europe), solidarité entre les régimes nationaux d’assurance chômage (ce qui, concrètement, signifierait la fusion de ces régimes, permettant, enfin, l’apparition d’un puissant « stabilisateur automatique »[iv]), politique de sécurité unique, à l’intérieur de l’UE, aux frontières, à l’extérieur (fichier « S » et droit d’asile unifiés, l’octroi des fonds structurels étant subordonné au respect des règles de l’Union en matière d’accueil des étrangers, défense et diplomatie européennes, aide au développement conditionnée à la régulation des flux migratoires[v]).

Tout n’est pas à inventer dans l’Europe d’aujourd’hui –  par exemple, en matière de sécurité, la création d’un fichier des passagers aériens est enfin décidée – mais faute d’une autorité supérieure aux Etats dans la plupart des domaines, les décisions, lorsqu’elles sont adoptées, sont toujours tardives et incomplètes et leur application n’est jamais garantie.

Quoi qu’il en soit, si le projet européen des auteurs se réalisait, toute timidité linguistique mise de côté, l’UE serait devenue une fédération authentique. Il ne peut donc que convenir aux partisans de l’Europe fédérale. On attendrait cependant de la part de grands technocrates rompus au fonctionnement concret de l’UE qu’ils nous en disent davantage sur les moyens qui permettraient de transformer le processus décisionnel actuel ou, à défaut, de faire en sorte que les Etats puissent s’entendre pour adopter le « nouveau contrat européen » proposé dans le livre. Comment, en d’autres termes, convaincre les Etats de faire leur nuit du 4 août ? Or si les auteurs posent bien deux conditions à la relance européenne, aucune ne répond à cette question ; elles supposent plutôt le problème résolu[vi]. Visiblement, ils n’attendent rien de la pression que pourrait exercer un mouvement populaire mené par les fédéralistes… Malheureusement, ils ne proposent rien en échange.

Autre lacune du livre et, là encore, des anciens technocrates européens eux-mêmes favorables à une intégration poussée devraient avoir au moins une part de la réponse : comment en est-on arrivé là ? Pourquoi, par exemple, les chefs d’Etat se sont-ils lancés dans une démarche d’élargissement de l’Europe sans un approfondissement préalable suffisant ? Est-il vrai, à cet égard, que  le président français Georges Pompidou a voulu l’entrée de la Grande-Bretagne précisément dans le but d’empêcher toute évolution ultérieure vers la fédération ? Et pourquoi a-t-il été suivi par ses pairs qui n’étaient pas tous, a priori, hostiles à une telle évolution ? Plutôt que de proposer un nième projet de relance qui a toutes les chances de rester lettre morte, c’est sur des sujets comme celui-ci que P. Lamy et ses co-auteurs auraient pu faire œuvre utile. Car on ne combat bien ses ennemis qu’en les connaissant.

[i] Pascal Lamy et Nicole Gnesotto avec Jean-Michel Baer, Où va le monde ?, Paris, Odile Jacob, 2017, 235 p., 19,90 €.

[ii] Institut des hautes études de la Défense nationale.

[iii] Les auteurs vont jusqu’à écrire que « la dynamique d’élargissement de l’Union peut être considérée comme la politique de stabilisation la plus réussie de la fin du siècle dernier » (p. 209), un discours difficile à entendre pour qui observe les tensions qui se développent à l’intérieur même de l’Europe.

[iv] À ce sujet, voir par exemple notre article « Retour sur la crise grecque » in Fédéchoses n° 169, 3ème trim. 2015.

Retour sur la crise grecque

[v] C’est, semble-t-il, ce qu’il faut entendre par l’affirmation suivant laquelle « l’APD doit se politiser » (p. 227).

[vi] Que l’Union soit une union concrète […] qui ne ferait plus du voisin un concurrent qui cherche à vous affaiblir en captant des recettes fiscales qui vous reviendraient, ou des emplois à coup de dumping fiscal ou social […] La seconde condition est que les Européens s’accordent enfin pour que l’Europe ait une existence politique… (p. 203).