Mondes européens

Pascal Quignard, “La nuit sexuelle”

La Nuit sexuelle : un grand livre qui est une traque. La traque d’une image qui manque. « Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu », écrit Pascal Quignard. Une image manque dans l’âme. On appelle cette image qui manque « l’origine ». Paradoxe de la littérature, quand elle est à la hauteur de ses enjeux : tenter avec des mots de dire l’indicible. Et pour dire l’indicible, second paradoxe, emprunter la voie des images. Pascal Quignard s’y était engagé avec Le Sexe et l’effroi, il la poursuit avec La Nuit sexuelle, nourrissant sa réflexion de l’observation précise de tableaux et de dessins (200 superbement reproduits dans ce volume de 300 pages publié par Flammarion), ensemble iconographique d’une singularité et d’une richesse inouïes. Dire l’indicible à partir d’images qui, elles, représentent l’irreprésentable, formidable gageure que relève Pascal Quignard et sur laquelle nous avons souhaité l’interroger.

La nuit sexuelle

Près de treize ans se sont écoulés entre la parution du Sexe et l’effroi (Gallimard, 1994) et sa « suite », La Nuit sexuelle, qui paraît en ce début d’octobre. Pourquoi un si long temps entre les deux ouvrages ?

Je ne pensais pas écrire un tome II. C’est vraiment une raison politique qui m’a plongé soudain dans l’excitation, dans l’effervescence. Il y a deux ans je me retrouvé aux USA, d’abord à l’université d’Atlanta puis, après, à l’université de Sewanee, quand la loi américaine contre les images indécentes a été votée. Tout le monde sur les campus, toute la gauche américaine, même le petit-fils d’Edgar Poe, George Poe, ne parlait que de cela. La loi a été votée à l’unanimité par le Sénat américain puis plébiscitée avec 95 pour cent des voix par la Chambre des Représentants. Le résultat s’appelle exactement The Brodcoast Decency Enforcement Act. Les images sexuelles ne sont pas interdites, mais dès qu’elles rencontreront le regard d’un enfant ou d’un puritain ou d’une minorité religieuse une amende suffocante tombera comme un couperet. Sachant la rapidité avec laquelle le puritanisme traverse l’océan Atlantique j’ai alors été pris d’une espèce de fièvre. Je me suis dit : « Nous avons mangé notre pain blanc de liberté. » J’avais déjà reproduit des gravures de scènes primitives dans le livre que j’avais fait avec Chantal Lapeyre-Desmaison (Galilée, 2003). J’ai eu le sentiment qu’il me fallait à tout prix, très vite, publier toutes les images originaires que je collectionnais depuis l’adolescence. Je me suis aussitôt plongé dans l’écriture de ce livre. Je me suis dit aussi : « Ce noir que j’avais imposé à mon premier livre sur la sexualité occidentale était destinale : il appelait le monde en amont, il appelait la nuit qui fait le fond de l’image carente. » Depuis plus de cent ans, depuis 1905, depuis les Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, je ne connais pas de livre qui rassemble les scènes originaires et les médite. J’ai voulu faire mon recueil d’images indécentes.

Peut-on considérer que les volumes de Dernier royaume, ainsi que Vie secrète, appartiennent au même ensemble que Le Sexe et l’effroi et La Nuit sexuelle ?

Vie secrète est le cœur de Dernier Royaume. Mais Vie secrète n’est pas un livre sur le sexe mais sur l’amour, dont la souche est parturiente, enfantine, absolue, passionnelle, pas du tout génitale. Pour moi, Le Sexe et l’effroi et La Nuit sexuelle forment les deux tomes sur le monde sexuel. J’ai choisi pour les deux le même format de livre d’orgue et le même fond noir. Ces deux livres, je dois dire que je les ai faits grâce à l’amitié de Teresa Cremisi.

Fascination et nuit

Comment avez-vous travaillé ? D’abord le choix des images, puis le texte ? Ou le texte, puis les « preuves » apportées par les images ? Ou… La peinture serait-elle plus apte que l’écrit à approcher au plus près la vérité du sujet humain, de son histoire ? Voire, plus largement, celle du monde vivant ?

 J’avais déjà mis de côté, par pure curiosité sexuelle, l’essentiel de ces images, uniquement humaines. Il s’agit de scènes primitives. D’autres étreintes ne seraient pas reproductrices. De la même façon que dans les rêves, le sujet est présent comme un personnage, dans les scènes primitives, c’est l’enfant qui tient la chandelle. C’est celui qui résulte de la scène qui examine, au rebours du temps, la scène choquante ou effarante qu’il imagine à sa source. C’est Ascagne qui tend un flambeau et regarde Enée dans les bras de Didon. C’est Psyché tendant sa lampe à huile vers la nudité d’Éros. C’est la fille de Dibutades une bougie à la main dessinant le corps de son amant avant qu’il ne s’en aille à la guerre. C’est Héro qui lève la lanterne au haut de la tour et qui appelle par ce signal le plongeur nocturne… Au terme de ma thésaurisation, j’avais à peu près 400 à 500 images très très inégales, découpées un peu partout. J’en ai conservé 200, plus belles les unes que les autres. Les trois plus belles à mes yeux sont celle d’Utamaro, une jeune femme regarde dans l’eau la scène primitive. Celle du Parmesan : Héphaistos commençant à désirer jette un filet d’acier sur Mars et Vénus alors qu’ils s’apprêtent à s’étreindre. Celle de Marcantonio Raimondi interprétant Guilio Romano : le petit Ascagne éclairant Didon et Enée en train de s’aimer dans la grotte sur la colline de Carthage pendant l’orage.

Le Sexe et l’effroi était centré sur la conception de la sexualité dans la Rome antique. La Nuit sexuelle est ouverte sur un temps et un espace beaucoup plus vastes. Dès lors, les réponses apportées à vos interrogations sur le sexe sont-elles une confirmation de vos intuitions antérieures ? Ou les infirment-elles pour une part ?

Elles les transforment. Elles les relativisent. Dans Le Sexe et l’effroi, c’est vraiment l’occident romain que j’interrogeais. J’exonérais les chrétiens d’une grande part du puritanisme. J’insistais sur un tournant impérial, fascinateur, fasciste, césariste qui a lieu avec les Romains lors de la mondialisation de leur monde et qui n’a rien à voir avec la sexualité plus heureuse, plus émerveillée par la nudité qui est celle des anciens Grecs, ou celle des anciens Égyptiens, ou celle des anciens Indiens. Un terrible taedium vitae, une dépression tyrannique, époquale, une « sublimation » impitoyable apparaissaient, offrant l’excitation au péché, asservissant le désir. La transformation de l’enfer, si je puis dire, commence dès les Romains. Paul est encore un Romain. Augustin est encore un Romain. Mais Napoléon aussi et tous les dignitaires fascistes redeviennent Romains, se césarisent, exigent d’être vus, fascinent… Dans La Nuit sexuelle, les questions se radicalisent et se font plus universelles. Derrière la fascination comme derrière la sexualité comme derrière la contemplation comme derrière la lecture se tient une bien plus ancienne prédation, qui renvoie à la dévoration vivante, qui elle-même renvoie à la relation contenant-contenu. Ce contenant est sombre. Aussi bien dans le ventre, dans l’utérus que dans le ciel. Le cinéma puise à la même source : fascination et nuit.

Les six sexes du sexuel

Vous suivez au plus près les vérités délivrées tantôt par les grands récits mythiques, tantôt par les théories modernes portant sur la sexualité (Freud, Lacan), vous semblez les approuver, mais c’est pour aussitôt les nuancer, les corriger, voire carrément les contredire (notamment sur ce qu’il en est de la « scène primitive » et de la « différence sexuelle »). Pouvez-vous tenter de résumer vos objections ?

Il y en a tant ! Mais la plus grande est la nuit. Dans les deux livres de Freud sur la sexualité, dans les deux livres de Bataille sur la sexualité (l’Érotisme après la guerre et, juste avant de mourir, les Larmes d’Éros) que j’ai relus avec beaucoup de soin et avec beaucoup d’étonnement mais aussi de plaisir, c’est très frappant, il n’y a pas de nuit. Maintenant il faut que je vous explique cette inhérence nocturne qui fait le fond de ma pensée. Entre l’étreinte et la naissance, l’humanité est la seule espèce animale à faire un lien – et ce lien renvoie à une longue métamorphose dans la pénombre utérine qui va de l’une à l’autre. Cette inhérence nocturne est très présente dans les mythes et dans les images, mais elle n’est pas « relevée ». Il faut compter six sexes dans le sexuel.

1. Sexuel est le sexe de la mère. Nous sortons de lui, de la nuit utérine, en naissant. 2. Sexuel est le premier geste qui nous identifie avant même qu’un nom nous soit donné. Nous naissons, on nous ouvre les jambes. C’est un garçon. C’est une fille. Cette première attribution ne reçoit pas de « nom » particulier dans notre langue, mais c’est d’elle que nous tenons notre « prénom ». Si la sexuation se fait in utero, alors il faut peut-être appeler sexualisation cette attribution qui a lieu juste après notre sortie du sexe maternel, la plupart des prénoms marquant le genre.

3 et 4. Plus tard, nous référons cette sortie du sexe de notre mère à l’intromission, neuf mois plus tôt, du sexe érigé de notre père dans le sexe dilaté de notre mère qui alors est encore une femme. Ces deux sexes sont imaginaires comme le père lui-même, car cette scène qui nous antécède, qui nous rend possible, est invisible pour nous. Mater certissima, pater semper incertus. On appelle cette image qui manque « scène sexuelle originaire », Urszene. Elle est à jamais carente, problématique, introuvable, fantasmagorique, ressassante, renaissante. À vrai dire, la seule preuve qui reste de cette scène sexuelle imaginaire est notre corps. La viviparité, qui est une vie à deux temps, nous oblige à « re-présenter » dans le rêve à votre corps la source pourtant réelle du voyage nocturne (les neuf mois de la vie utérine). C’est même souvent le rêve de cette « sortie » qui nous réveille au terme de chaque nuit.

5 et 6. Beaucoup plus tard, une véritable métamorphose sexuelle s’attache à chaque sexe et à toute l’apparence du corps lors de la puberté. Accroissement des bourses, érection des seins, pilosité, mue de la voix… – l’épiphanie impatiente des sexes parvient enfin à la surface du réel.

Donc six sexes : 1 le sexe maternel, 2 le sexe personnel enfantin, ensuite les deux sexes mâle et femelle imaginaires de la scène imaginaire, enfin les deux sexes développés, adultes, génitaux, réels, nécessaires à l’étreinte efficiente.

Le taureau et le cerf

 

Peut-on dire que La Nuit sexuelle est un grand livre plus sur le temps que sur le sexe ?

Mon « grand livre » sur le temps, c’est Dernier Royaume. Cinq tomes déjà parus, cinq tomes que je suis en train d’écrire à la fois, panoramiquement, tous sont consacrés au temps. Non seulement Dernier Royaume est consacré au temps mais, en plus, puisque je mourrai dedans, je laisserai au temps le soin de l’achever. Dernier Royaume, c’est mon délire, c’est mon plafond de la Sixtine, c’est Temps et Être, c’est Jadis et Physis.

Que répondre à qui dirait que votre vision de l’Histoire du vivant (de l’humain en particulier) est pessimiste ? Doute sur la valeur du logos, de la raison, « Tout ce que je dis est un mensonge… », le sadisme comme pulsion sociale essentielle…

 

Je suis à vrai dire d’un optimisme complètement délirant. Je crois que si on ne peut détruire l’acquisition de la langue nationale, on peut en déchirer un peu le tissu. Que si on ne peut s’arracher entièrement à la culpabilité qui naît de « l’interdiction » transmise, on peut remanier son angoisse en excitation. Je crois que si on ne peut être libre, on peut s’éloigner de la famille, gagner la périphérie de la société, amoindrir la servitude, la rendre moins volontaire. Que si on ne peut s’émanciper de l’obéissance du premier monde et de l’enfance, on peut dénouer les nœuds et obtenir beaucoup plus de jeu entre tous les liens qu’on ne l’imagine. Que si on ne peut arracher la réflexion à l’hallucination, on peut désolidariser la pensée de la rêvée. Que si on ne peut désensorceler le cerveau de toutes ses croyances et ses pratiques magiques, on peut s’écarter des dieux et se tenir à distance de leurs temples. Que si on ne peut désatelliser l’âme de son soleil de répétition et de reproduction, non seulement la mutinerie est envisageable, mais on peut même déserter. Que si on ne peut sevrer le désir de ses absents et de ses modèles et de ses simulacres et de ses folies, on peut défalsifier le faux, on peut avancer un peu de lumière dans la nuit – lumière qui projette à partir d’elle une ombre plus noire encore, mais une ombre toute neuve, moins subie, aussi magnifique que toutes celles qui surgissent dans ce livre.

Entre Le Sexe et l’effroi et La Nuit sexuelle, vous avez écrit deux très beaux romans. Qu’est-ce qui vous amène à choisir entre l’écriture d’un essai et celle d’un livre de fiction ?

 

D’un côté vous avez une suite de mots que vous alignez, de l’autre vous avez une suite de scènes que vous contemplez. Un jour, vous vous avancez, l’épieu à la main, en quête de quelque chose qui n’a pas de nom, un autre jour vous vous enfuyez à toutes jambes, vous vous repliez au fond de la forêt. La vraie opposition, je sais maintenant qu’elle se situe entre mythe et roman. Le narrateur dans le mythe est la société. Longtemps, même dans l’âme interne du parleur, le narrateur est la société. C’est le surmoi qui dicte et ce qu’il dicte, la narration, c’est la reproduction sociale. De là l’autorité et l’impersonnalité propres aux mythes ou à la religion ou aux contes ou à la philosophie ou aux essais. C’est le régime du il, du Ils, c’est le groupe social en acte. Dieu dicte.

Voilà ce que c’est, hélas, qu’un mythe. Il ne faut pas sans cesse mythologiser. En revanche, le roman, c’est le mythe défait, le mythe décomposé, le mythe qui ne marche pas, le mythe qui ne fait pas marcher le social. Une incomplétude. Le narrateur dans le roman est un individu ou plutôt un dissocié. Le roman a un auteur. Régime du je. Le corps est rendu à la solitude fœtale originaire. Le sujet est pour la plus grande part déprogrammé, le citoyen devient nettement anti social. C’est pourquoi tous mes romans sont des fuites. Alors que mes essais sont des chasses mythiques. C’est très simple, le mythe est un taureau, le roman est un cerf.

pascal-quignard                                                  Pascal Quignard