Mondes européens

Fabrice Hadjadj : “La profondeur des sexes”

Sous-titre de cet essai qui paraît ces jours-ci aux éditions du Seuil : Pour une mystique de la chair. Lecteur, toi qui vas entrer dans ce livre, que tu sois athée, déiste, agnostique, matérialiste, catholique mollasson ou intégriste belliqueux, que tu sois pratiquant ou pas, clérical ou anti-clérical, papiste ou anti-papiste, homme de foi ou mécréant…, apprête-toi à te délester de tout ce que tu crois savoir et que tu n’as jamais vraiment pensé. Dieu, le Christ, Marie, la Révélation, la Résurrection, les dogmes, les sacrements…, ont donné naissance au cours des siècles à des bibliothèques entières de glose, oui, mais qu’en était-il des sexes dans tout ça ? Le catholique hors norme qu’est Fabrice Hadjadj (mais il se fait fort de démontrer qu’il est, lui, fidèle à ce que Baudelaire nommait « la pure doctrine catholique » et donc à l’ensemble de ses dogmes), apporte sa scandaleuse (prière de donner au mot sa signification étymologique !) contribution à l’énigmatique et taraudante question. Que Homère, Baudelaire, Jarry, Sade, Nietzsche, Bataille, Foucault, Isou, Céline, Pasolini… soient convoqués pour appuyer sa démonstration ne va décidément pas de soi, mais attends-toi également, lecteur, à te trouver confronté à de bien déroutantes propositions avancées par ce glorificateur de l’utérus de la Vierge, ce penseur d’une « divine pornographie », ce paradoxal défenseur des libertins, ce singulier moraliste qui se moque de la morale. L’entretien qui suit peut t’y préparer.

Fabrice Hadjadj, La profondeur des sexes : Pour une mystique de la chair. Paris : Seuil, 2008.
Fabrice Hadjadj est l’auteur de plusieurs essais et de quatre pièces de théâtre, dont le très beau Massacre des innocents, Les Provinciales, 2006.

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Puisque vous vous impliquez dans votre essai jusqu’à évoquer parfois votre famille, peut-on en savoir un peu plus sur votre biographie, notamment sur ce qu’a été votre parcours intellectuel, philosophique et religieux ?

Je suis d’une famille juive de gauche, « Vive la Révolution » en mai 68, si bien que, naissant en 1971, j’ai grandi sous une bibliothèque diaprée par les petits livres de chez Maspero : Marx, Fanon, Reich, Althusser, etc. Mais mon père, quoiqu’agnostique à cette époque, a toujours tenu à chanter, les soirs de Pâques, la traversée de la mer Rouge… Très vite, je me suis attaché à Nietzsche et Bataille pour la pensée, Flaubert et Céline pour la littérature. Je raillais l’infaillibilité pontificale, mais je croyais à l’infaillibilité nietzschéenne. Je méprisais l’Écriture sainte, mais j’étais persuadé de la sainteté de ma propre écriture. Au début des années 1990, il y eut ce travail collectif, Objet perdu, que je dirigeai avec John Gelder et auquel collaborèrent Houellebecq, Noguez, Vanheigem et beaucoup d’autres.

Je me souviens d’une discussion avec Houellebecq sur saint Paul : il le défendait contre mes accusations d’antisémitisme, misogynie, universalisme au rouleau-compresseur, enfin toutes ces platitudes qu’on colporte après une demi-lecture. Au bout du compte, du défenseur et de l’accusateur, c’est l’accusateur qui a connu la conversion – comme saint Paul, d’ailleurs. Intellectuellement, ce qui me disposa au mystère chrétien, c’est ensemble l’expérience intérieure de Bataille et la réflexion sur la technique. L’espèce humaine m’apparaissait comme une espèce finie : par extinction, mutation, pacification neurochimique, que sais-je ? Il lui fallait céder la place. Le cœur avec ses angoisses, la chair avec ses ratés, tout cela devait disparaître au profit d’un hominidé performant, parfaitement intégré au monde. Contre cette tendance technocratique, j’avais l’intuition que la chair telle quelle, jaillie des cuisses d’une femme, et non d’une éprouvette, la chair même avec ses défaillances et ses blessures, était le bastion d’une ultime sagesse. Quand on pense cela, on est paré pour s’agenouiller devant le Verbe fait chair et mort sur la Croix…

Titre de votre livre : La profondeur des sexes. Pas « du » sexe. Important, d’entrée, ce pluriel ?

Les sexes sont une réalité charnelle : il y a le féminin et le masculin, on voit bien ce que c’est, comment ça se lustre, s’emboîte, se dilate tout seul, malgré nous, sous la poussée d’une vita nova. Mais dès qu’on dit « le » sexe, c’est du concept : une généralisation abusive, qui laisse la place à des pratiques plus cérébrales que sexuelles, et dès lors on verse dans une mise à distance du donné de son corps, une désincarnation typique de la modernité dans ce qui l’oppose aux audaces plantureuses de l’âge baroque. À la suite de Foucault, mais dans une perspective très différente, je dénonce cette psychologisation de la « sexualité », invention du 19e siècle. La force de la sexuation, c’est justement qu’il n’y a pas « le » sexe, mais « les » sexes, autrement dit que moi, mâle, je n’épuise pas l’humanité et reste par mon entrejambe ouvert à l’autre. Cette évidence charnelle possède d’emblée une profondeur spirituelle que la psychologie, dont l’objet n’est ni la chair ni l’esprit, le plus souvent ignore. Les Grecs en savaient quelque chose : l’« homosexualité » eût été pour eux un cercle carré. L’affirmation pédéraste à leurs yeux s’oppose à l’ordination mutuelle des sexes : ce n’est pas une sexualité, mais une pratique morale, et même moralisatrice, spiritualiste, puisqu’elle voudrait dominer les lourdeurs de la procréation. Il n’est que de lire le discours de Pausanias dans le Banquet.

L’éternel et le féminin

Votre livre porte en exergue cette dédicace : À ma mère, / à ma femme, / à mes filles. Que des femmes. Faut-il entendre que c’est sous l’invocation et la puissance du féminin que se place votre livre, paradoxe quand on sait que judaïsme et christianisme sont précisément les religions d’un Dieu Père ?

Cette dédicace, cela ressemble à des poupées russes, mais au milieu, il y a l’alliance, une sorte de déhiscence, puisque mon épouse ne sort pas de ma mère (quoiqu’en disent certains psychologues, du reste). Il y a la femme d’où je sors, celle où j’entre, et celles-ci, Esther, Judith, Marthe, qui surgissent de nous deux et nous poussent à l’étonnement de Supervielle : « Et fallait-il qu’un luxe d’innocence / Allât finir la fureur de nos sens ? » S’agissant de profondeur, il faut bien le reconnaître, c’est au féminin qu’on pense d’abord. La distinction du mâle et de la femelle, d’après Aristote, tient à ce que le mâle « engendre dans un autre » et la femelle « engendre en soi ». La femme est ainsi le premier séjour de l’homme. Son ermitage mobile. La mer intérieure qui vient bientôt le rejeter, comme Jonas, sur les côtes de Ninive. Pour ce qui est du judéo-christianisme, le réduire à un paternalisme transcendant est un de ces clichés qui passe à côté de la transcendance véritable. Dieu n’est ni mâle ni femelle, ou plutôt il assume en lui, sur un mode ineffable, à la fois les perfections du masculin et du féminin. Isaïe entend l’Éternel dire : Je gémis comme une femme en travail. Et le terme central de la Révélation est celui de miséricorde, rakhanim, en hébreu, qui signifie littéralement les « entrailles maternelles ». La Bible insiste ainsi sur l’utérus de Dieu. La judéité se transmet d’ailleurs par l’utérus d’une juive. Ce que le Nouveau Testament reprend de manière radicale : l’utérus de Marie porte le Dieu fait chair. Si ce n’est pas une exaltation du féminin, ça !

Autre paradoxe, justement : comment soutenir que le catholicisme réhabilite la chair, mieux : la copulation sexuelle, alors que le Christ fut célibataire et que Marie sa mère, la Vierge, l’a conçu du Saint-Esprit ?

Le Christ n’est célibataire que pour mieux être l’époux de chaque âme. Marie n’est vierge que pour en être mieux la mère. Pour le catholique, ils sont exemplaires, mais ils restent marqués d’un privilège intransmissible : je ne suis pas le Verbe, et ma femme n’a pas conçu couverte « par l’ombre de l’Esprit », mais par ma masse essoufflée, pour ainsi dire. Le catholicisme reste avant tout la religion de l’Incarnation : sous un certain rapport, la chair y est plus spirituelle que nos raisonnements. L’acte le plus mystique y consiste en une manducation : prendre Dieu dans sa bouche, mastiquer l’Éternel, déglutir la Lumière des Nations, c’est dans ce concret de baiser et de bave qu’est la contemplation la plus haute, – rien à voir avec la petite harangue puritaine. Tous les sacrements exigent le toucher, la proximité physique : la parole à distance, celle qui ne se fait pas chair, n’y est jamais qu’un prélude. Quant à la conjonction des sexes, il est certain que la foi catholique opère sur elle un double effet inverse. D’une part, une désacralisation : pas de hiérogamie, pas de prostituées sacrées, si bien que se libère le champ pour une sexualité libre que n’infestent pas les règles minutieuses d’un rite social. D’autre part, une sanctification : il y a un sacrement de mariage, en sorte que l’union conjugale de Robert et Micheline Tripied devient signe vivant de l’union du Christ et de l’Église, pas moins. L’acte charnel est donc non seulement béni, mais il est aussi tout ensemble une image de la Trinité et un précipité de la Rédemption. Dans mon livre, en faisant se rencontrer Thomas d’Aquin et Charles Baudelaire, j’essaie de montrer la présence de la Croix à même la copulation. Je confirme par là certaines fulgurances de Bataille.

Bien que n’ayant jamais un jugement moralisateur sur les pratiques sexuelles et encore moins sur les humains qui s’y livrent (pour preuve, la lecture très personnelle que vous faites, mais d’une singulière ouverture d’esprit, du livre la Vie sexuelle de Catherine M.), vous avez des mots très durs sur l’ « hédonisme », dont vous dites qu’il est un « despotisme »…

En cela, je reste un fidèle disciple de Nietzsche. Il critiquait l’hédonisme aussi bien que le dolorisme comme des systèmes prétendant « mesurer la valeur des choses d’après le plaisir ou la douleur qui les accompagnent ». Épicure lui-même montre la contradiction de sa doctrine : elle commence par l’apologie du plaisir et conclut par l’ataraxie, simple absence de trouble. Un écho de cette contradiction se trouve chez Michel Onfray : – Jouir ! dit-il, mais c’est pour arriver bientôt aux concepts de « calcul », de « dressage neuronal », ou encore pour affirmer qu’il faut « mater par la technique le vieux corps soumis aux diktats de la nature ». Rien n’est moins nietzschéen, quoi qu’il en dise. Lacan nous avait avertis : « Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance. » Il n’y a qu’à voir toutes les macérations qu’on inflige au pauvre corps pour qu’il puisse être une machine à orgasmes : régimes amincissants pires que des jeûnes ascétiques, liposuccions et aspirations pires que la plus saignante discipline, viatiques de Viagra ou hosties de RU-486, bientôt puce électronique dans le gland fricoteur, enfin euthanasie de tout ce qui n’est plus apte à consommer les produits dérivés de la bagatelle… Aucune société n’est plus mortificatrice que la nôtre – à cause de son hédonisme, précisément. Parce que le plaisir, au bout du compte, c’est une notion abstraite : on finit par oublier la chair et se satisfaire d’un onanisme numérique. L’acte charnel n’est pas essentiellement jouissance, mais communion de deux personnes. Et pour que la communion soit profonde, il faut que s’abouchent aussi les blessures.

Les « péchés de la chair » vous semblent de peu de gravité, voire ont leur fonction dans l’économie de la grâce. Comment l’expliquez-vous ?

Je reprends ici la doctrine de saint Augustin : les péchés de l’esprit sont pires que ceux de la chair. Logique : le diable est un pur esprit. Aussi un pape de la Renaissance, avec mignons et courtisanes, est infiniment moins diabolique qu’un hérésiarque puritain. Que le péché de la chair puisse servir comme un moindre mal et même un révélateur dans l’économie de la grâce, c’est ce que montre la généalogie du Christ, où toutes les femmes mentionnées sont des « irrégulières », et ce que déploie toute la dramaturgie de Claudel, notamment dans Partage de Midi : le consul Mésa, grenouille de bénitier, devient soudain fou d’une Ysé dont il va payer l’époux pour l’avoir. Il tombe, mais il tombe moins bas que la fosse où l’avait déjà mis son orgueil. Le désir de la femme lui apprend sa faiblesse. Elle lui donne enfin de dire son De profundis pour de bon.

Peur du drame et nouvelle gnose

Vous en appelez à Bataille pour prendre vos distances avec « l’horreur vide de la conjugalité régulière » et cependant vous reconnaissez le mariage comme une réalité indissoluble. N’est-ce pas contradictoire ?

Bataille dit que pour qu’une communauté soit vive, il faut qu’elle se situe « à hauteur de mort ». Or que signifie le mariage indissoluble ? Au moment où les conjoints se disent « oui », chacun consent aussi à porter l’autre jusqu’au cadavre. La robe blanche des noces renvoie à l’habit noir des funérailles. Accueillir l’autre jusqu’au bout, promettre qu’on sera encore là lorsqu’elle ne sera plus cette magnifique jeune femme mais aussi cette vieille peau cacochyme, voilà de la communauté « à hauteur de mort », et pour de vrai, pas seulement dans un imaginaire romantique. Hélas, plutôt que de vivre dans cette imminence et ce combat, beaucoup usent de l’indissolubilité comme d’une sécurité pantouflarde. Mais j’ajoute cette conséquence notable : le mariage indissoluble suppose que l’on supporte et pardonne l’adultère.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’angélisme qui règne aujourd’hui : on est persuadé que celui qui s’engage a une volonté de fer, assez forte pour être fidèle sans faille aucune. Si jamais il vous trompe, ce ne peut pas être faiblesse : il l’a voulu pleinement, irrévocablement, il est donc coupable de manière irrémissible. Pour ma part, je fais l’éloge de cette possibilité de l’adultère que refusent aussi bien l’islamisme lapidateur que le libertinage sans engagement. Cette possibilité, ce risque, cette aventure ne s’ouvrent qu’avec la lutte pour une fidélité à mort.

Sans elle, il n’y a pas d’Iliade ni d’Odyssée. Ménélas se serait remarié. Ulysse aurait dormi parmi les nymphes. Clytemnestre serait passée voir le notaire : même pas besoin d’assassiner Agamemnon. Mais notre âge frileux a très peur du drame.

Objection probable d’une de mes amies féministes qui vient justement de relire Simone de Beauvoir : il est bien gentil, Hadjadj, avec sa conception du mariage, mais tous ces enfants qu’il ne va pas manquer d’avoir, c’est sa femme qui devra leur consacrer l’essentiel de sa vie quotidienne, au détriment de sa vie professionnelle, de sa propre activité intellectuelle et créatrice…

C’est une objection très valable si l’on en reste à la vision nataliste et paternaliste d’un certain monde pour lequel la femme n’était qu’une incubatrice propre à fournir de la matière à sacerdoce ou de la chair à canon. Mais je redoute que cette objection poussée à l’extrême ne conduise à tout l’inverse du féminisme qu’elle revendique. Elle deviendrait une intériorisation du machisme avec ses présupposés : la vie professionnelle est supérieure à la vie familiale, avoir un enfant est moins qu’écrire un livre… Je ne suis pas certain de cette échelle de valeurs. Joseph Delteil le rappelle dans le Sacré Corps : « Racine ? L’auteur d’Andromaque ! Sainte Silvie ? L’auteur du pape Grégoire le Grand ! » Et il commente : « Porter un enfant… comme Dieu porte l’humanité… » Il est une profondeur de la maternité qui s’est perdue, à cause d’un familialisme amoureux de la couvée amorphe ou d’une logique patriarcale qui ne visait qu’à s’assurer des hoirs. Au reste, je leur consacre du temps, à mes filles, en attendant, comme le Roi Lear, d’en être un jour abandonné. Nous formons ensemble un groupe d’avant-garde très dada : poésie sonore, imitation du cheval et de l’ogre, dessins à la Dubuffet, questions du genre : pourquoi est-ce qu’il y a des choses ?… En dernier lieu, voici tout le problème : la nature veut que la femme porte l’enfant, c’est sa grâce et son poids. Elle peut transfigurer cette bénédiction dans une maternité intellectuelle. Mais si cette donnée naturelle est rejetée comme une malédiction, la femme devient l’ennemie de son propre corps qu’elle va livrer au pouvoir de la technique et au règne de la performance. Nous sommes à l’ère d’une nouvelle gnose, qui estime que notre chair procède non pas d’un mauvais démiurge, mais d’un hasard quelconque qu’il s’agit de modifier à sa guise. Mais je crois que notre donné charnel est plus spirituel que tous nos projets de maîtrise. Et je crois que la lumière qui nous dépasse ne passe jamais que par nos plaies.