Lomami Tchibamba est né en 1914 à Brazzaville, dix-neuf ans après l’établissement de l’État Indépendant du Congo (EIC). Mais pourquoi donc chercher à établir une corrélation entre l’EIC et le lieu de naissance de cet homme, dont l’orthographie du nom affiche qu’il est « Congolais d’en face » ? En effet, au Congo-Brazza, les Français ont transcrit [] => ch, tandis qu’au Congo-Kinshasa, les Belges ont transcrit ce phonème ainsi : sh. Hélas, les colonisations différentes ne sont pas arrivées à abolir dans cet homme ce que la nature entêtée affiche :
« Brazzaville et Kinshasa ont ceci de particulier qu’elles sont des capitales jumelles, les plus rapprochées du monde géographiquement et historiquement. Sur les rives du Pool Malebo, grand lac béant de près de 30 km avant les fameuses chutes de Kinsuka et du Djoué, la littérature et la musique – quoique avec des parcours variables – sont une seconde nature, une manière intime, consubstantielle à l’être congolais de survivre, de résister. Et non un luxe… » (1)
C’est dire que Lomami Tchibamba est un « biriverain » (2). En 1933, il est engagé comme rédacteur au périodique La Croix du Congo. Six ans plus tard, il ira travailler au Gouvernement Général de la Colonie et se fait remarquer par un article dans La Voix du Congolais (3) : « Quelle sera notre place dans le monde demain ? » Cet écrit décrit la situation des évolués. Des hommes entre les eaux, « ballottés entre, d’une part, les mœurs et la mentalité des indigènes qualifiés de primitifs et, d’autre part, l’européanisme, nous ne savons au juste à quel saint nous vouer (…). De jour en jour, en présence et victimes de faits, gestes, attitudes, etc., de ceux auxquels nous croyions avoir été assimilés, notre âme ulcérée et aigrie nous fait douloureusement croire que nous avons dévoyé, ou mieux, l’on nous a sciemment mis hors de la voie qui doit nécessairement mener l’homme vers sa destinée sociale » (4). Écrit incendiaire contre le pouvoir colonial, il est arrêté, torturé et s’exile à Brazzaville, une partie du « Grand Congo » séparée de sa jumelle Kinshasa par Ebale ezanga mokuwa (5). Il y restera de 1950 à 1959 animant la revue Liaison (6). Dans les milieux des Évolués « d’en face », il a un rang prestigieux. N’avait-il pas failli à l’avènement des indépendances devenir président de la République à la place de l’abbé Fulbert Youlou ? Il retraverse à nouveau le fleuve d’amour et s’installe à Kinshasa. Mobutu prend le pouvoir en 1965, propose un poste ministériel à l’écrivain. Ce dernier décline l’offre. Un refus de trahir la mémoire de Lumumba. Mais là j’ai traversé le temps ! Revenons à 1948. Alors qu’il est en prison à cause de son article cité plus haut, la Foire coloniale de Bruxelles (1948) récompense Ngando par un prix. Puis, c’est le grand silence… interrompu en 1981 par la publication de Ngemena (7) aux éditions Clé de Yaoundé. Une manière d’échapper à la censure de son pays qui continue à être sous la botte de la dictature. Car, Ngemena, comme le dit Ngandu Nkashama est un « récit […] d’une facture complexe […] qui semble procéder du témoigne (sic) historique. La narration est avantageusement autobiographique » (8). Mopodime, pour ceux qui ne le savent pas est un nom ou un surnom de Lomami Tchibamba. L’unité de temps et de lieu n’est que factice. Un refuge dans le passé qui dit le présent de l’écriture. Mais un passé si identique au présent. Car, « les absurdités des pouvoirs actuels, […] empruntent au système colonial ses visages de cauchemars, ses méthodes d’agressivités permanentes, et ses cercles vertigineux de violences inutiles » (9). Ce récit mène le lecteur dans l’univers colonial et revient sur certaines réflexions de l’article précité. Les événements datent de 1948, trois ans après la seconde guerre mondiale. Le Congo belge y avait été impliqué économiquement et humainement. Au contact des Blancs, les soldats noirs avaient vu la vulnérabilité du maître. « L’accroissement numérique de l’élite noire, fière de sa formation intellectuelle, consciente de son évolution et sensible à toute forme de discrimination » (10) revendique le droit d’être reconnu homme à part entière. Suite à ces faits, une certaine agitation va naître dans la colonie belge. Afin de museler ces revendications, le colonisateur invente une catégorie sociale : l’évolué. Un statut flou qui voulait qu’au terme des rites de passage le Noir soit assimilé au Blanc : « pour le Noir colonisé, c’est-à-dire le soumis, échapper au statut dénigrant d’indigène devient rapidement un rêve. Une élite cherchera, surtout dés les années 1940, à se distinguer de la masse, à se démarquer de ses confrères de « race » dans l’espoir de flatter le Mundele (le blanc) et d’ainsi trouver le salut qui ouvrirait la voie à quelques avantages tant moraux que matériels apportés par la civilisation. Mais l’humiliation sera au bout de toutes ses initiatives » (11).
Dans cette analyse, je vais décrire une tranche de la vie de Mopodime. L’évolué quitte la capitale pour entreprendre un voyage dans l’arrière pays, fort des papiers, symbole valorisé dans la culture occidentale, qui confirment son statut, supérieur à celui des autres Nègres. L’humiliation est de la partie et démystifie le titre et les papiers reçus à Léopoldville. Ce n’est pas sans rappeler ce que Tierno Monénembo, écrivain guinéen, écrira quatorze ans plus tard au sujet des Sans Papiers de l’église Saint Bernard : le papier « est la source de tous les malheurs de l’Afrique (…) à chaque méandres, il nous serait demandé un papier et, bizarrement, jamais le bon » (12). Ces papiers serviraient à emprisonner les Africains, selon cet écrivain.
Dans cette étude, je vais analyser la problématique des papiers liée au statut d’évolué. La carte d’évolué est-elle une pièce libératrice pour son détenteur ou un élément qui réduit sa liberté ? Cette problématique sera traitée par l’entremise du voyage qui amène Mopodime Pualo de Léopoldville vers Libenge. Embarquons-nous avec lui vers Ngemena, non Gemena. Peu importe, ce qui compte c’est le voyage dans la littérature congolaise, mal connue. Une traversée, au sens profond du terme de Ngemena l’œuvre de Lomami Tchibamba qui est un des piliers de la littérature congolaise. L’itinéraire suit la scansion du voyage de Mopodime : Léopoldville, le bateau, Lisala Ngomba et Gemena.
Léopoldville
Lorsque Mopodime, l’évolué de Léo, prend congé de ses collègues avant d’aller passer ses vacances dans l’hinterland. Ces derniers le mettent en garde contre cet ailleurs dangereux : « un pays où les rapports entre Européens et indigènes-évolués sont pleins de risque (…). Les Até (13) (…) sont très mal disposés à l’égard des intellectuels venant de Léo (28). Le commis de Léopoldville rétorque : « je n’agis jamais sans mûre réflexion » (28). Or, dans le Congo Belge de l’époque, la réflexion n’était pas une qualité. Ceux qui réfléchissaient étaient embrigadés pour être mieux contrôlés et finalement être bannis. Le commis de Gougal, comprenez, le gouvernement général, Mopodime, avait été embrigadé pour écrire des articles dans le Journal La Voix du Congolais. Journal qualifié par un de ses collègues de « pamba pamba » (sans valeur), dans lequel les aînés prudents « ne s’amusent (pas) à gaspiller leur intelligence et leur calligraphie pour faire étalage des articles » (32). Et ce, à juste titre. Car, « l’évolué », le nègre instruit, et à fortiori le nègre qui écrit, était à priori suspect aux yeux du colonisateur. Il fallait désamorcer, réprimer toute velléité de contestation ou d’insoumission » (14). La collaboration à La Voix du Congolais n’avait-elle pas déjà valu à Mopodime « un dossier spécial à direction de la Sûreté » (35). Selon un de ses collègues : « on attend qu’une occasion pour (le) foutre en relégation quelque part en brousse, sans parents, sans amis » (35). Devons-nous comprendre que le commis de Gougal est un prisonnier en puissance ou un prisonnier qui s’ignore ? En mettant en marche mon encyclopédie, des lexèmes comme gougal, ngemena, le titre de ce récit, émergent dans ma tête. J’ai tendance à répondre déjà par l’affirmative. Car, gougal sonne comme goulag. Au sens large, ce lexème renvoie à « la mise à l’écart, dans un régime totalitaire, des éléments jugés indésirables ». Cette mise à l’écart dans la langue du pays vers lequel Mopodime se dirige s’appelle ngemena. Le voyage de l’évolué aura pour terme le bannissement qui est une espèce de mort. Une mort qui en évoque d’autres dans la littérature africaine : la mort de Samba Diallo, la mort de Toundi, la mort du Vieux Nègre de Ferdinand Oyono et d’autres encore… Mais, je n’en suis pas encore là. Mopodime est confiant dans ses papiers trop bien tamponnés sur lesquels étaient consignés son itinéraire, son statut spécial d’évolué qui le mettait au-dessus de la masse indigène et le rapprochait du Blanc et cela l’empêchait de voir que ces papiers étaient comme un bracelet électronique, je voulais dire, un bracelet de « papiers » – en 1948, le système pénitencier n’avait pas encore mis au point cette invention – à sa cheville qui permettait au garde-chiourme d’avoir l’œil sur lui. C’est sur cette note que s’amorce le voyage en bateau vers Lisala.
Le Bateau
Le bateau est un lieu de mémoire chargé dans l’imaginaire des Nègres déportés aux Antilles, en Amérique. Lieu de maltraitance, prison, lieu de mort. Anxieux, le survivant attendait une délivrance probable. Dans cette Odyssée, il y avait eu aussi des papiers : des papiers qui avaient servi à asservir l’Africain. Longtemps après l’abolition de l’esclavage, les papiers continueront à scander sa vie avec diverses vicissitudes. Réglementation de la physionomie des villes : quartiers blancs séparés des quartiers noirs. L’indigène qui franchissait le quartier blanc devait être muni d’un laisser-passer. Ce régime apartheid s’étendait aussi aux moyens de locomotion. Pour ne citer que le cas du transport fluvial, les bateaux étaient divisés en quatre classes, ainsi réparties : la première classe réservée aux Européens, la seconde aux asiatiques, aux prêtres et aux séminaristes, la troisième aux évolués et la dernière aux indigènes. Sur l’Eendracht (15) bateau qu’emprunte Mopodime, Le capitaine n’a cure d’appliquer ces lois. Les Noirs, toutes catégories confondues, voyagent « dans l’étroit espace entre la chaudière et le bord emmuraillé par une haute pile de bois de chauffage, refuge de rats, de scorpions et de mille-pattes, sans oublier les serpents » (37). Mopodime, lui a quitté la situation in-genus, au sens zoologique du terme. Il peut prétendre « à la cabine de 3°classe-pont destinée aux évolués » (37) et non au bestiaire. C’est ainsi qu’il va réclamer la clef de la cabine à l’indigène chargé de l’ordre pour la section noire sur le bateau, preuves à l’appui. Sa feuille-de-route, que le scripteur met en italique. Une différenciation scripturale qui renvoie à l’isotopie de la fracture sociale. Cette exhibition est accompagnée de la déclinaison du « titre de noblesse administrative que confirmait la plaque dorée des armoiries impériales « Union fait la force » qui brillait au front de son casque colonial collé à la tête » (37). Ailleurs, pour parler de ce papier, le narrateur lui préférera le terme : « sauf-conduit » (41). Mopodime, l’évolué veut être pris au sérieux. Ce qui justifie sa parade : sauf-conduit, déclamation du titre de noblesse et casque colonial. Pourtant, ces signes, renvoyant à l’exception, ne seront pas le sésame qui vont permettre à Mopodime de se rendre à Libenge, le but de son voyage, ni de traverser sans histoire les zones qui en constituent les étapes. Lorsque l’on se réfère à la linguistique, on apprend que le signe signifie lorsqu’il est différentiel. Ici, il y a un amoncellement de signes renvoyant à un sens identique. On pourrait dire à l’insignifiance. « L’insignifiance de la personne que (Mopodime) s’attribuait imaginairement » (94). Imbu de sa différence imaginaire, il demande la clef de la cabine réservée aux évolués. Le mungamba, entendez travailleur, va rejeter sa requête : « il ignorait la cabine de n’importe quelle classe réservée aux évolués ; qu’il était inutile pour le commis de l’État de chercher à faire du Blanc ; qu’en tant qu’indigène, il ferait mieux de se débrouiller comme les autres passagers qui l’entouraient » (37sq). En effet, les évolués cherchaient à se différencier de la masse et Mopodime n’entendait pas se faire traiter de la sorte. C’est ainsi que lui le Mundele-Ndombe, le Blanc à peau noire, va transgresser la hiérarchie et l’espace. Il pénètre dans le « sanctuaire de l’officier supérieur : le CAPITAINE lui-même» (39). L’espace de l’Européen est désigné par un terme sacré : sanctuaire. On retrouve à nouveau une différence scripturaire, non pas l’italique penché, mais les majuscules pour désigner le maître du bateau : CAPITAINE. Ces lettres capitales connotent et crient la supériorité du Blanc vis-à-vis du Noir. Dans sa précipitation pour faire appliquer à la lettre ce qui est inscrit sur son papier, l’évolué en oublie, les rites de dépouillement, devant n’importe quel Blanc, pourtant rappelés par ses collègues, qualifiés de « conseil salutaires de sécurité (…). Cache vite ton casque sous l’aisselle dépêche-toi d’enlever tes souliers et de les tenir à la main, dénoue et empoche ta cravate (…), il ne faut pas essayer d’utiliser le français devant n’importe quel Européen» (29). La vue de « cet indigène cravaté qui tenait un casque où luisait l’écusson de Mbula Matari qu’il détestait » (39), aura un effet volcan sur le maître des céans. Il va refluer un torrent d’injures sur lui : « macaque…), tes sales pieds, ton sale minois de singe-comis-de-première-classe, espèce de singe-intellectuel-évoluééé, qu’est-ce qui me retient de t’écraser comme une vermine (sic) ». Après l’avoir gratifié ainsi, le civilisateur prononce une sorte d’anamnèse : « Oh ! abominables macaque… L’ingratitude qui noircit votre cœur à vous autres indigènes soi-disant évoluééés (sic) n’a d’égal que le ridicule orgueil qui vous gonfle bêtement la tête et vous pousse à oublier que c’est de notre propre volonté que les portes de la civilisation vous sont ouvertes petit à petit. Cependant vous vous impatientez déjà, comme si notre largesse était un droit absolu pour vous autres et une impérative obligation pour nous qui, de plein gré, avons pris la généreuse initiative de vous initier gratis » (44).
Cette sortie atteste que le papier mentionnant : évolué n’a aucune valeur dans la vie courante. Les rapports Blancs-Noirs sont toujours imprégnés de racisme. Á ce sujet Omasombo dit : « la détermination de l’élite congolaise à se rapprocher de l’Européen se heurte continuellement au refus de ce dernier de partager le bien-être de la colonisation. Jusqu’à la fin de l’ère coloniale, une nette injustice sociale persistera dont les habitations et les salaires en sont les traces les plus tangibles. Le racisme marquera jusqu’aux gestes les plus anodins de la vie courante la gestion du Congo Belge » (16). Au point qu’en 1954 et en 1955, Pétillon écrit au ministre des colonies pour demander l’organisation dans les écoles coloniales « des cours de déontologie et des conférences consacrées à l’enseignement des devoirs d’humanité et de bienséance qui incombent au personnel de la Colonie envers les indigènes immatriculés, les porteurs de la carte du mérite civique et tous les autochtones ». (17) C’est dire que la détention de la carte d’immatriculé ou d’évolué était lettre morte. L’évolué demeure dans un statut brumeux que lui-même n’arrive pas à définir : « il est vrai que j’ai été à l’école. Mais ce n’était pas pour devenir un évolué. Je ne sais donc pas comment qualifier autrement ma situation maintenant que je ne fréquente plus l’école » (42). Le Noir qui est passé par les épreuves de blanchissement n’a plus de repère. C’est un détribalisé, un « mundele-ndombe » auquel le Blanc refuse le droit de jouir de certains avantages. Le papier qui stipule qu’il peut voyager dans la troisième classe pont est nul et non avenu. L’emploi du lexème pont est significatif à cet égard. Le pont est un ouvrage réalisé pour relier deux points. Deux points séparés par une dépression ou un obstacle, ajoute le dictionnaire. C’est dire que pour le commandant du bateau, il n’y a pas de rencontre possible entre les deux races. La race blanche et la race des « transplantés, (…) des quart de civilisé. [des] demi-évolués, ou encore des « vernivoulués », néologisme mettant l’accent sur l’aspect brillant et superficiel des évolués » (18). Les Noirs doivent rester où ils sont. C’est donc par un coup de pied que Mopodime est renvoyé : « les évoluééés (sic) seront refoulés obligatoirement parmi les autres macaques indigènes […], c’est dans la communauté nègre qu’ils auront le loisir de se métamorphoser en ultra-évoluééés » (45sq.). « Le mondélé ndombe » orgueilleux qui ne voulait pas faire son voyage comme les autres passagers indigènes [redescend avec dans] son slip une déjection molle » (48) qui s’était échappée après le coup administré par le capitaine. La rumeur de l’altercation avait précédé le commis de Léo. Aux sarcasmes s’ajoutaient des propos sur une hypothétique arrestation à la prochaine escale de Bolobo ou l’éventualité d’être renvoyé à Kinshasa pour être emprisonné à la prison de Ndolo. Lui qui se croyait supérieur revient réduit « avec son mobilisé rempli de la chose que fait un bébé » (48). Cependant, dans la situation où se trouve Mopodime, l’événement acquiert une autre signification. Il y a d’abord la scatologie. Les excréments sont un thème récurrent dans la littérature carcérale. « Leur déjection par la personne torturée est, pour le tortionnaire, le signe de sa victoire sur sa victime (19) ». Dans ce topos, se retrouve également la possibilité d’être emprisonné. Ces lexies (coup administré, la chose que fait un bébé) sont des relata corrélés au goulag et à ngemena. Ainsi réduit, l’évolué se remémorera les conseils de ses collègues. Le narrateur omniscient rapporte que tout cela se métamorphosa en une « dimension d’une solide prophétie de malheur qui venait de commencer à se réaliser sur ce bateau » (49). Le bateau se confirme à nouveau comme mémoire de la maltraitance. Il devient un lieu de découverte progressif de la mystification « des papiers » par lesquels le colon menait l’évolué en bateau. Le sauf-conduit bien tamponné n’a aucune portée. À cause de lui, Mopodime est fiché à nouveau. Rempli d’appréhension, il voit le bateau accosté à Lisala.
L’escale de Lisala Ngomba
Le but du voyage de l’évolué, c’est Libengé qu’il ne peut atteindre qu’en camion. À son arrivée à Lisala, il s’empresse de se présenter à l’administration du territoire pour faire viser sa feuille de route comme le prescrit la loi. Après la cérémonie du « monde des ronds-de-cuir et les tampons » (20). L’administrateur du territoire affable engage une conversation avec l’évolué de la capitale au cours de laquelle trois sujets sont évoqués : sa version de l’incident du bateau – le rapport avait déjà été fait par l’homme de main du capitaine -, sa collaboration à La Voix du Congolais et pour finir le débat sur le statut des évolués : « où en est-on là-bas à Léo ? Le Grand Bwana de Kalina lancera-t-il bientôt la fameuse loi pour « européaniser complètement » le statut des évolués » ? (55sq). Mopodime a donc un dossier qui le précède. C’est un prisonnier qui porte à sa cheville un bracelet de surveillance, comme je l’ai fait remarquer précédemment. Des articles imprudents publiés dans La Voix du Congolais lui avait déjà valu « de féroces coup de fouet […] au Parquet Général » (30) et son dossier avait déjà été transmis aux services de sécurité. Cette conversation est-elle un interrogatoire ou une manière pour l’administrateur, réputé bon, d’entrer dans l’âme du prisonnier en sursis ? Cela, Lomami Tchibamba ne le dit pas. Il se limite à souligner la bonté de ce chef. Cependant, il arrange son récit de manière à ce qu’il y ait un retard du « car-fourgon-Contoco », que le sujet devrait emprunter pour continuer son voyage, afin de le livrer au chef de la police du lieu. Notons au passage, l’emploi du lexème « fourgon » qui fait penser au fourgon cellulaire. Pris de court par cette déconvenue, n’ayant pas de connaissance à Lisala, l’évolué de Léo se demande comment assurer son gîte. L’administrateur rédige une recommandation adressée au commissaire de police Lörach afin qu’il le loge. Il savait pourtant que le « capitaine d’Eendracht (…) ne manquait jamais de s’arranger avec le commissaire de police de Lisala pour faire arrêter quelques passagers indigènes chaque fois que son bateau faisait escale » (55). Mopodime est incapable de comprendre ce monde du papier qui fonctionne « avec ses propres codes, ses propres intérêts » (21), il tombe dans la trappe et va se livrer au chef de police, Otto-Fritz Lörach. Un Allemand naturalisé Belge-flamand « dont l’éducation de base lui venait de l’école des brigands et qui avait eu le courage de quitter son groupe opérationnel des bords du Rhin pour venir civiliser les nègres du bled de la Mongala » (68). Le français, il le parle et le lit mal : « il déchiffrait le papier de recommandation (…) avec une lenteur étonnante (…) tel un analphabète » (59). Incommunicabilité avec l’écrit ou énervement et colère face à cet évolué qui affiche de manière ostentatoire les signes de sa caste : « le casque colonial, les souliers luisants, les bas de sport, l’impeccable mobilisé immaculé » (59). L’ex-brigand, devenu civilisateur des Nègres en pays Ngombe s’abat sur l’ « efoulouis (sic) de Léo » (60) avec une déflagration d’injures : « mosenzi nyama ! Yompe nani ? (Primitif animal ! qui peux-tu être toi aussi ? » (59). Les injures sont suivies de coups. Cette fois-ci le mécâââque (sic) se prépara au sport » (60). Sur la terre ferme, la victime n’entend « plus se laisser transformer en porching ball » (60). Il réplique mais, il est déjà donné perdant, car au Congo Belge nommé également Empire du silence, « le Noir n’avait que deux droits réels : travailler et se taire » (22). C’est ainsi qu’il ira se réfugier chez l’administrateur du territoire qui lui donne une solution de rechange pour son logement et lui propose de meubler son temps en s’enfermant pour « beaucoup lire » (71) au cercle Cercle-Pierre-Ryckmans. Ce lieu est ainsi décrit : « une imposante maison, bien meublée à la « bibliothèque garnie de livres » bien choisie et de bonne moralité », ainsi que d’une collection de « la Voix du Congolais » alimentée par un abonnement régulier ; le soir, des lampes « pétromax », (…) sollicitaient la gaieté. (…) Mais hélas… Pierre-Ryckmans végétait dans l’abandon et dans l’inutilité. Selon une rumeur venant de Léopoldville, ce haut lieu de culture était une trappe : « les intellectuels qui fréquentaient les deux cercles culturels de Kinshasa et de Kintambo, ainsi que les membres du comité de rédaction de la « Voix du Congolais », (n’étaient-ils pas) tous des condamnés en sursis ignorant la « relégation politique » qui les attendait et dont on préparait sous cape les mesures administratives d’exécution ? » (64). Jaloux de sa liberté, le Lisala lettré et confondu ne fréquentèrent pas ce lieu en raison de la réputation répressive des centres apparentés de la capitale. « Tous entretinrent une vigilance agressive autour de leur précieuse sécurité en se choisissant des distractions saines : la chasse, la pêche dans des îlots invisibles à Lisala, les pratiques religieuses à la mission catholique figurait également sur l’agenda des distractions saines et saintes en vue d’« échapper aux griffes de Pierre-Ryckmans » (66). L’évolué de Léo, inconscient, est canalisé lentement vers la relégation. L’escale de Lisala révèle qu’il est embastillé sous des airs de liberté. D’ailleurs, la fréquentation de la bibliothèque est évoquée judicieusement par le verbe s’enfermer qui entre dans le topos pénitencier. Ce lieu fait penser à certains univers carcéraux dans l’imaginaire littéraire : « des grappes de chauves-souris accrochées aux chevrons, tout à la fois endormies et occupées à déféquer la chiasse de leur gueule de chien (…) tandis qu’un amas d’inextricables toiles d’araignées habillaient exagérément les encoignures. Et le tout dégageait une odeur prenante » (67) (23). L’isotopie de la prison se resserre de plus en plus autour de l’intellectuel de Léo. Cette fictionnalisation renvoie à l’univers colonial qui ne voulait pas favoriser une ouverture d’esprit chez le colonisé. « L’instruction était donnée au compte-gouttes [de peur] de la menace que pouvait représenter pour l’Ordre colonial une ouverture des esprits non contrôlée » (24). La création de ces centres répondait à des impératifs de surveillance. Ce qu’Aimé Césaire dans Le Discours sur le colonialisme nomme : « la muflerie des élites décérébrées ».
Gemena
Lomami a bâti le récit de Ngemena autour du voyage que l’on peut interpréter comme la métaphore de la vie qui passe avec ses aléas. Une lecture intertextuelle en donne plusieurs explications et interprétations que je n’évoquerai pas dans le cadre de cette analyse. Je me limiterai à Montaigne et à Saint Augustin. Pour le premier, le voyage connote le plaisir. Mais saint Augustin condamne le plaisir lié au voyage qu’il nomme : concupiscentia ocolorum, la concupiscence des yeux. Le damné de la terre, Mopodime qui voyageait pour le plaisir d’aller retrouver sa tante va voir s’ajouter à la liste de ses péchés capitaux : la concupiscence des yeux. Son voyage entamé sur une note sombre va continuer à se décliner ainsi à toutes les étapes. L’étape de Gemena n’y dérogera point. Le chef du charroi automobile, « monsieur van Assenède (…) n’avait pas de raison de respecter le calendrier ni l’horaire des voyages de nègres, sales indigènes de surcroît » (77). C’est ainsi que l’évolué va meubler son temps en répondant aux invitations des employés de bureau de Gemena, qui l’entouraient, l’admiraient et l’enviaient même, afin de parler « du fameux Statut des évolués, cette antichambre de la Civilisation européenne… » (78). Le reste du temps, il le consacrait à l’exploration touristique de l’environnement. « Le commis de Gougal était vraiment à l’aise » (78) jusqu’au jour où il alla violer l’espace redécrété par l’administrateur du territoire, Hermann von Schechting, « zone interdite à la circulation ». Car, cette zone avait été jadis le lieu où le pouvoir colonial déversait les adeptes du Kimbanguisme, du Kitawala et d’autres religions estimées dangereuses pour la foi chrétienne catholique et pour l’État. Cependant, pour des raisons économiques, l’ostracisme avait été levé, « les ngemena perdirent instantanément le stigmate d’heimatlos (25) et le déshonorant état de bagnards politiques qui les avaient si longtemps diffamés, déclassés et diminués socialement » (91). Ceux qui étaient affaiblis par la maladie ou l’âge durent rester dans la forêt, comme Kashidi Mwan’Nzal, « perclus (…). Détruit par une précoce décrépitude fertilisée par d’interminables privations débilitantes et des maladies consécutives jamais soignées » (81). Dans ses pérégrinations en Zone interdite, Mopodime va rencontrer Kashidi, frappé par la déchéance, et il cherchera à comprendre cet aspect de l’atrocité coloniale. Informé par ses espions, von Schlechting convoque le coupable. Le voyage revêt à présent une autre dimension : la concupiscenta ocolorum qui lui vaut convocation et confiscation de « toutes ses pièces (un livret d’identité, une carte de mérite civique, et sa feuille de route) » (94). Après un échange violent de paroles, von Schechting lui intime l’ordre de quitter le territoire de Gemena dans les vingt-quatre heures. Malheur ! Le car-fourgon venait de quitter la contrée. Aurait-il pu le faire même si le car n’était pas parti ? Plus haut, j’ai relevé que le Congolais était soumis à un système de visa même dans son propre pays. Leur absence dans certaines circonstances de temps et de lieu équivalait à une peine de prison. Dans Codes et Lois du Congo Belge au § 5, on peut lire : « aucun indigène n’est autorisé à quitter pendant une période continue de plus de trente jours la circonscription dont il fait partie, qu’à la condition d’obtenir un passeport de mutation de l’administrateur territorial ou de son délégué ». La confiscation de ces papiers prélude à l’emprisonnement de l’évolué de Léo « ignorant l’insignifiance de la personnalité qu’il s’attribuait imaginairement » (94). Ce sont ses hôtes qui lui révéleront peu de temps avant sa relégation comme Ngemena que l’administrateur du territoire « (avait) quelque secrète prévention téléguidée » (103) contre lui. Car, l’administrateur von Schlechting – schlecht signifie mauvais, en allemand – avait des origines allemandes. Il était naturalisé Belge. « Il est donc le « frère » (au sens africain du terme) de Compolice (Loräch) de Lisala. Celui-ci doit certainement vous avoir signalé à son frère von Hermann Fédor en le priant de vous « alambiquer des mixtures politiques » à Gemena » (103). C’est ce que disent les personnages. En fait, Mopodime était un individu indexé depuis Léopoldville par le pouvoir colonial. Ses pièces d’identité ont servi à le contrôler, à le canaliser et finalement à l’arrêter. La détention de la carte d’évolué se révèle mortifère. Elle lui a conféré un statut qui l’a séparé des siens pour le rapprocher du Blanc (26) mais ce dernier n’a pas voulu de lui alors que c’est lui qui avait créé ce chiffon de mérite civil. Maintenant, il s’en sert pour réduire le Noir en pièces. Mopodime finit son voyage anéanti dans la forêt comme un banni. Lomami a subi la même peine « de relégation politique, dans l’enfer de ngemena. Il n’en n’est libéré que sur des démarches insistantes de ses amis de Léo qui alertent les autorités concernées dans un véritable mouvement de revendication politique » (27).
Conclusion
L’auteur stigmatise la mission civilisatrice de la Belgique au Congo. Le Blanc en arrivant s’était comporté en iconoclaste des cultures locales pour attester la supériorité de sa culture. Cependant, les Blancs de Ngemena ne sont pas des modèles. Leur commerce avec les Noirs est jalonné de mépris. Tout au long de l’analyse, j’ai montré comment les Belges traitaient les Noirs : injures, êtres proches des animaux, maltraitance physique, humiliations. C’était un régime de quasi apartheid. Peut-on transmettre ses valeurs culturelles dans une telle ambiance, à des êtres humains ainsi réduits ?
En se référant à l’histoire de la seconde guerre mondiale, on apprend qu’elle a bouleversé le mythe de la supériorité de la culture occidentale chez le colonisé. Les anciens combattants de retour dans la colonie ont commencé à revendiquer des droits. Il y avait également, les revendications des Congolais instruits. Ce cocktail inquiète le colon. Il crée une doctrine. Les Noirs n’ont pas de civilisation mais une certaine catégorie d’entre eux peuvent prétendre, au terme d’un cursus qui s’avérera laborieux et humiliant pour les prétendants, s’européaniser. Au terme, ils sont immatriculés ou reçoivent la carte de mérite civile. Mais ces papiers, certificat de la civilisation, sont un leurre et sont attribués au compte-gouttes : « à la fin du régime colonial, les détenteurs de la carte du mérite civique au Congo belge ne dépassent pas 2000 : 217 cartes d’immatriculation et 1557 de mérite civique sont attribués jusque 1958 » (28). C’est une sorte de bouchon que les colons avaient installée pour protéger leur sécurité devant les revendications qui émergeaient.
Dans ce récit, nous avons constaté que plus Mopodime s’éloignait de la capitale, plus se révélait l’insignifiance de ce papier qui n’avait qu’un seul but paralyser, emprisonner. Tout au long de l’analyse, j’ai démontré que ce personnage était un prisonnier par les sèmes : gougal, ngemena, pièces d’identité, fouet, parquet général, l’enfermement dans la bibliothèque, la méfiance du Lisala lettré et confondu, confiscation des pièces d’identité qui renvoient à l’isotopie carcérale. La construction du récit est une récurrence de cette isotopie. Ngemena est construit en boucle. Le récit qui démarre à Kinshasa constitue le paradigme de toute l’histoire. L’étape du bateau, l’escale de Lisala et Gemena sont concaténés à l’étape initiale. Ces étapes ou ces fragments du voyage sont des pièces, qui mises ensemble donnent l’image de la boucle et font penser à un des anneaux d’une menotte. Schématiquement Nous représentons cela ainsi :
L’évolué immatriculé, révolté, incarcéré, réduit en pièces pouvait-il prétendre à une émergence culturelle, à être un bâtisseur de République dans cet état de tension ? La réponse est négative. L’évolué Lumumba s’y était essayé. Sa vie s’est terminée en pièces. Le papier valorisé dans la culture occidentale, lorsqu’il est présenté à l’Africain se révèle comme le lieu de l’impuissance, de l’incapacité, un Xala. Mais Jean-Marie Adiaffi dont le roman paraît une année avant Ngemena met en scène Mélédouna, un prince arrêté et contraint d’apporter sa carte d’identité après d’atroces tortures qui lui font perdre la vue. Sa quête ne sera pas la quête de l’hypothétique pièce d’identité en papier, mais une quête identitaire pour retrouver sa propre histoire bouleversée par la colonisation. Mopodime pourra-t-il faire ce chemin, son destin n’est-il pas semblable à celui du paralytique rencontré dans la zone interdite ? Ou bien, Lomami Tchibamba veut signifier, en écrivant en 1981 un roman qui traite de la réalité coloniale, l’impuissance à gouverner des dirigeants d’aujourd’hui.
À quoi est lié l’échec de l’État en Afrique ? Les leaders ont-ils une connaissance profonde leur culture, une vision prospective du devenir de leur peuple, de leur pays ? Demeurent-ils ces choses hybrides conçues dans les laboratoires occidentaux ?