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Le Glissant de Lasowski : décevant

Dix ans après la mort d’Edouard Glissant, il est plus que jamais présent dans le champ éditorial, avec, en 2020, deux volumes d’Actes, les deux premiers tomes de la trilogie de Loïc Céry consacrée à Edouard Glissant, une traversée de l’esclavage et, en 2021, la réédition des Manifestes de Glissant et Chamoiseau, enfin un Edouard Glissant, déchiffrer le monde par Aliocha Wald Lasowski.

Toute cette littérature glissantienne n’est pas au même niveau et le livre de Lasowski s’avère particulièrement décevant. Car l’auteur parle moins de Glissant qu’autour de lui, multipliant les rapprochements sans démontrer leur pertinence. Par exemple, en matière de cinéma, avec James Gray, Mati Diop, Abderrhamane Sissako, des noms jetés comme au hasard dont on nous prie de croire qu’ils sont en communion (implicite, subliminale ?) avec la pensée de Glissant. D’une manière générale, ce livre, en sautant d’une personnalité à l’autre, esquive constamment l’analyse qu’on attendrait. Fallait-il vraiment présenter Kamala Harris dans un ouvrage consacré à Glissant ? Encore n’est-ce qu’une page. Il y en a bien davantage pour évoquer, autres exemples, Ségalen, Perse, Césaire, (leur bio-bibliographie suivie de l’énoncé d’une ou deux idées qui leur seraient propres), des pages dans lesquelles la part de Glissant est réduite à presque rien. Ainsi, dans la section de dix-huit pages consacrées à Césaire, où l’on trouve de tout, y compris une mention du Manifeste pour une littérature-monde en français, la part réservée au rapport de Glissant au poète martiniquais se résume à la citation de quelques lignes consacrées au second dans L’Intention poétique (Poétique II). On trouve de tout dans ces pages,… sauf l’essentiel, en l’occurrence, à savoir les réticences de Glissant à l’égard de la négritude de Césaire.

Le livre de Lasowski vire au carnet mondain quand il assène des listes de noms de personnalités : une dizaine pour les signataires du manifeste sur la littérature-monde. Encore, dans ce cas, Glissant en fait-il partie, ce qui n’est plus vrai de la liste de onze membres du Comité pour la mémoire de l’esclavage. A ce propos, on aurait préféré apprendre ce que Glissant avait à dire sur la question lancinante des réparations (une réponse se trouve dans l’un des pamphlets co-écrit avec Chamoiseau : pas de réparation financière sinon à l’égard de l’Afrique).

On ne cesse de se demander quand l’auteur va enfin se concentrer sur son sujet. C’est dans la section consacrée à Deleuze et Guattari qu’il s’en approche le mieux. A propos du rhizome, de la liaison entre philosophie et poétique, on conçoit l’intérêt de ces concepts ainsi que la connivence intellectuelle qui a pu exister entre les trois grands penseurs. Mais Glissant avait l’usage de bien d’autres clefs pour « déchiffrer le monde ». Dans ce livre où se rencontrent tant de noms propres (ce qui rend d’autant plus gênante l’absence d’index), on chercherait vainement celui d’Héraclite, par exemple, dont l’étude savante de Leupin (Edouard Glissant, philosophe), nulle part citée par Lasowski, a pourtant démontré l’importance concernant, justement, la constitution de la liaison entre philosophie et poétique chez Glissant.

On referme le livre sans avoir compris ce que l’auteur a voulu faire. La présentation de la pensée du maître se résume en effet à quelques sentences lapidaires sans aucun recul critique. Toutes les difficultés sont esquivées et l’on se perd dans la revue des penseurs, philosophes, romanciers, cinéastes innombrables censés entretenir un rapport essentiel avec Glissant.

Cela étant, Lasowski énonce des thèses qui ne choqueront personne et pourra faire découvrir aux lecteurs néophytes des noms et des titres d’œuvres propres à nourrir leur bagage culturel.

 

Aliocha Wald Lasowski, Edouard Glissant, déchiffrer le monde, Paris, Bayard, 2021, 468 p., 21,90 €.