Mondes caribéens

Césaire, un grec ?

Ce que dit le poème :

{Je voudrais être de plus en plus humble et plus bas

Jusqu’à me perdre tomber dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte.

Dehors une belle brume au lieu d’atmosphère serait point sale,

Chaque goutte d’eau y faisant un soleil

Dont le nom le même pour toute chose serait

rencontre bien totale

(Corps perdu) }

Il dit : …laissez-vous prendre par cette houle : déploiement, souffle, apnée pour mieux repartir à l’assaut de la période suivante ; haltes, silences précédant chaque attaque nouvelle comme on reprend pied pour mieux s’élancer à nouveau – c’est cela la strophe poétique, strophe signifie tourner[1], comme la charrue au bout du champ, c’était aussi le tour du chœur sur la scène tragique, et c’est la navette sur le métier à tisser ; notez combien chaque mot est placé où il faut, point d’accroche, comme ce tomber et ce dehors, ce serait pour ouvrir à cette rencontre ; sentez à quel point le poème marche, pas à pas déployant ses pieds, comme il fait accéder, stance qui est station, qui est scansion, à quel point il établit ; combien la « forme » (c’est-à-dire le rythme puis la mélodie, puis l’harmonie du tout) se conjuguent dans les sons pour porter le sens.

Et là nous avons tout le mouvement et la pensée et le dire d’une Ereignis[2].

Cela commence par une descente, humble vers le bas : jusqu’à se perdre tomber mais où ? Dans la vivante semoule ; lorsque l’on consent à se réduire, on trouve la nourriture essentielle : au fin fond d’un enracinement qui n’est pas clôture, la terre où risquer de s’enliser est ouverte. N’est-ce pas ce qu’Heidegger appelle à la fois ungrund et abgrund, abîme ouvert, l’abîme est en haut chez les Valentiniens[3]… C’est aussi ce qui fraie la voie à la Muse d’Anna Akhmatova :

 

Mais de cet abîme qui murmure et résonne

No v ètoy bézdnyé chyépotov i zvonov

(Les secrets du métier)

Dehors (on était donc dedans, dans quelle caverne ?) : au lieu d’air respirable, c’est une brume ; la brume peut sembler sale comparée à l’atmosphère; pourtant cette vapeur confuse est faite de milliers de gouttes d’eau, comble de précision et de clarté. Chaque goutte – chacune, dit Césaire – est un soleil ! Il a un nom ; ce qui tout à coup illumine est une nomination ! Comment ne pas penser à Héraclite (et à son feu puisqu’il s’agit de soleil) ? Cette fulguration du Nom, qui est le même pour toute chose, est  Rencontre bien totale ; v’oyez comme toute la strophe débouche sur cet éblouissement, écrit en capitales ; nous sommes en plein Logos, totalité rassemblée et accomplie[4] :

En panta einai

Un Tout ce qui est[5]

Alors, le nègre Césaire : un Grec ?!

Reprise

La brume, c’est l’indistinct ; et en même temps composée d’une infinité de gouttelettes on ne peut plus distinctes. Chacune fait à soi seule… un soleil ! Qu’est-ce que le soleil ? c’est là d’où tout vient. Ainsi chaque goutte infinitésimale d’étant reflète l’infini de l’être! Soleil a un nom, ce nom est « le même pour toutes choses », c’est-à-dire que toutes les choses sont en ce « même ». Ce nom, nous le connaissons, c’est celui qu’Héraclite donne au Logos : <un : tout>, Césaire le dit : « rencontre bien totale ». C’est précisément ce que signifie « legein » : lier et lire. Totalité du monde rassemblé là, et c’est bien. Le bien dans la rencontre et la totalité sont très exactement ce qu’est <être> dans l’équilibre instant entre le monde et soi.

Logos accompagné de sophos, n’est-ce pas ce que dit Aristote de la sculpture de Phidias ?

Dire le poème

Que faisons-nous, Césaire quand il écrit son poème et nous, quand nous le disons ? Nous mimons! Il ne s’agit pas cependant de singer de l’extérieur et en surface, il ne s’agit pas d’apparence (ni même d’apparat, encore que ce soit somptueux !), il s’agit de faire apparaître ! Autrement dit, d’apparition ; l’étymologie de « parler » est la même que celle de « fantôme »[6] ; Césaire fait apparaître quelque chose, ce quelque chose est de l’être.

Construisant un corps de mots, corps vivant, corps subtil. Ici, c’est Hölderlin qui nous fait signe : « L’homme habite en poète » ; en effet, le poème fait habiter. Habitacle de mots, nous, lecteurs (c’est-à-dire ré~co~lecteurs), qui faisons l’opération renouvelée du rassemblement que fut le poème et ceci avec l’autre, le poète, nous nous coulons dans le corps du poème et de l’intérieur l’animons. De notre souffle, de notre voix, de nos muscles, de nos nerfs ; véritablement aimés du poème, comme on dit « aimés des dieux ». Et amants du poème, car le poème, on se l’incorpore, dans « incorpore » il y a « corps » et « pores », infusé par tous les pores de ce corps, on fait en quelque sorte l’amour avec lui. œuvrant – car dire c’est œuvrer – et œuvré car il vous laboure de son dit abrupt et coruscant.

Dire un poème, c’est convoquer, ici-là, tout ce qui était épars, c’est rassembler, c’est remembrer –  remember ! – exercice de mémoire mais de mémoire vive, de mémoire vraie, cette Mnémosuné du cœur qui, seule, bat à l’amble de la vie.

Césaire 2 : la parole et l’oubli

Les noms

………….

selon rien

sinon l’abrupte persistance encore mal lue

de nos vrais noms, nos noms miraculeux

jusqu’ici dans la réserve d’un oubli

                                                             gîtant

Ces vers, d’abord les dire. Pour les faire résonner. La « résonance », c’est en premier lieu cela : mise en mouvement (é~motion), remuement (on est « tout remué ! »), sentement (à entendre comme le mouvement du sentir).

Les sonorités donc : le rauque de « rien » d’où tout part puis celui d’ « abrupte » avant l’étale de ce qui « persiste » se soulevant en quête et à tâtons, puis la rugosité de « vrais » qui insiste, faisant marque. L’âpre sensualité ensuite de ce « miraculeux » qui se module « jusqu’ici dans la réserve d’un oubli ». Enfin la cassure du « gîtant ».

Le sens maintenant. « Rien » : cela vient de nullae reae, « nulle chose ». Il faut en effet avoir fait table rase des choses habituelles pour que place soit faite à autre chose[7]. Qu’est-ce qui cogne dès lors, « abrupte persistance » ? <Per~si~stance>, c’est à travers, là, ce qui nous tient – au corps, au cœur, à l’âme ? – elle est abrupte et elle est « mal lue ». Ici, il faut se rappeler ce que signifiait pour les grecs et les latins « lire » : lire c’est rassembler, lire est de même origine que Logos tout simplement. Lire le monde, c’est le com~prendre (cum prendere), lui donner un visage, son visage. Or le Logos – l’évangéliste nous le dit – c’est le Verbe. Le Verbe, qui est manifestement Dieu (qui, pour Augustin, est la mémoire). Le souffle poétique tire le verbe de la mémoire comme le spiritu sancti le Fils du Père, le Verbe de l’Eternel. C’est aussi ce que vaticine Parménide : Etre, Penser et Dire sont de même.

Ici, qu’est-ce qui est à lire ? Justement des noms. Mais pas n’importe lesquels ! Les noms usuels sont des étiquettes que l’on colle sur les existants et derrière lesquelles ils disparaissent. Les noms « vrais » le sont en ce qu’ils sont con~formes : à la vérité de l’être. En cela, ils sont « miraculeux ». Car en effet « un seul mot à sa place et c’est la vache à traire tous les désirs sur la terre et sous le ciel » (<Vedas>, qui signifie « voir »). Et c’est donc un miracle lorsque le monde prend Sens (comme on dit « prendre feu », c’est aussi ce qu’est le dieu d’Héraclite : le Feu)

Ces noms mal lus mais qui insistent dans notre mémoire, sont « dans la réserve ». De quoi ? « d’un oubli ». L’oubli préserve donc ? Oui. De la dilapidation et de la mise au ban, de la parole jetée à l’encan. Public c’est public~ité ; publicité c’est pro~stitution, prostitution c’est ob~scène. Nos vrais noms persistent dans un oubli qui les préserve de l’obscénité de la scène. L’oubli est gardien, il est gîte,  le gîte est abri : c’est là où l’on se couche ; c’est aussi lorsque le bateau, chahuté par les vagues ou à marée basse, s’incline sur le flanc. Ainsi l’oubli est-il, du navire de la mémoire (Apollinaire : « mon beau navire ô ma mémoire ! ») la cale dans laquelle sont gardés les « vrais noms » ; ceux par qui, un jour, nous serons vraiment, dans l’ainsi~stance de ce qui tient debout.

La parole

Tant de grands pans de rêve

De parties d’intimes patries

                                                          effrondées

tombées vides

       et le sillage sali sonore de l’idée

Avant, dans le même poème, Césaire avait associé le « sillage sali, sonore de l’idée » à ces « parties d’intimes patries effondrées » et, ailleurs, à un « mauvais réveil du cœur ». Ainsi nous amène-t-il au plus près de la « raison du cœur » de Pascal, de « l’homme qui habite le langage » d’Heidegger et de l’idée qui était le visage de l’être pour les Grecs. L’idée, qu’en avons-nous fait ? Nous avons « sali » son sillage. Les mots sont comme des pièces de monnaie usées[8], ils vont dans le caniveau. Plus loin, Césaire dira : « essayer des mots, leur frottement pour conjurer l’informe ». Ce frottement ne fait-il pas penser aux deux silex dont fit jaillir le feu Cro-Magnon ? La parole, c’est ce qui brille, elle fait voir. Fanal, phare, fantôme, évanescente mais qui pourtant donne forme, conjuration en effet contre la matière brute, parole surgie dans la nuit, de la nuit, transparaissante, comme des « insectes de nuits, leurs élytres de démence ». La démence est ici parce que la nuit verse aux poètes, comme le dit Hölderlin, « ivresse et folie ».

« Pris, pris, pris, hors mensonge, pris

Pris, pris, pris,

                                                   rôlés, précipités… » 

Ecoutez ces mots, nous ne sommes pas à l’Académie ! C’est le trépignement de l’être qui se débat dans l’abîme, qui lutte avec l’ange, que frôlent ses démons, le trépignement de la flamenca. Mais, pour accéder. « Hors mensonge » : le contraire du mensonge, c’est la vérité. Il y va donc de la vérité ? Là, en effet, nous retrouvons les « vrais noms ». Ils nous ouvrent au miracle de la nomination vraie. Les noms peuvent ne pas être vrais : ceux de la banalité par exemple, ils ne font pas habiter ; loin de montrer les choses, ils les camouflent ; au lieu de les faire vivre, ils les tuent. Le vrai nom porte la chose et la porte à une puissance seconde. Il révèle son vrai visage qui est le visage de son être. Il la fait venir à l’être : poiesis.

Parole et oubli

Comme le poème d’un grand poète est inépuisable, repuisons à cette source sans cesse rejaillissante !

Tant de grands pans de rêves

De parties d’intimes patries

                                                           effondrées

Le « rêve » est projection d’une imagination dans un avenir, dimension temporelle en ce qu’elle relie (notre plus intime, quoi de plus intimes que nos rêves !?) au temps du monde. L’ « intime patrie », c’est le lieu où l’on se rassemble, lieu de racines et d’appuis ; son « effondrement », c’est la mise à bas de tout ce qui nous constituait : fondation, charpente, ossature ; effondrement de l’être, et du temps.

Tombées vides et le sillage sali sonore de l’idée

L’ « idée » est ce qui donne visage aux choses : ici, son dire n’est plus adéquat ; telle une eau trouble, reflet déformé et déformant, son visage est devenu sale.

Essayer des mots ? (…)  pour conjurer l’informe

(…) élytres de démence ?

Les mots, en effet, donnent forme. Ils sont création. Mais nous ne sommes pas Dieu, nous créons dans la nuit d’une certaine folie.

Sortir du mensonge, c’est risquer d’être entraîné dans une spirale de néant :

Pris pris pris

………………

                                       selon rien

 Cependant per~siste (sistere signifie garder ce en quoi cela con~siste, ce qui en vous in~siste, cette persistance est consistance) donc perdure une vérité, elle reste obscure :

sinon l’abrupte persistance encore mal lue

de quoi ?

de nos vrais noms, nos noms miraculeux,

ces noms qui véritablement nomment, et c’est un miracle ! Fiat lux ! (parole est lumière). Ils étaient celés mais ils étaient sauvegardés. Où ? plus profond que la mémoire. Plus profond que la mémoire est l’oubli.

jusqu’ici dans la réserve d’un oubli

                                                             gîtant 

Là est le grand mystère : la mémoire, de cet oubli, se souvient[9]. Que l’oubli préserve, c’est une grande vérité. Peut-être la plus grande (contre la vanité et le véritable viol que constituent les « exercices de mémoire » pseudo philosophiques). Toute mémoire véritable, essentielle, est mémoire d’un oubli. L’art, qui essentiellement est mémoire, essentiellement est mémoire de cet oubli-là. Cela certes est très mystérieux, cet oubli apparaît comme essentiel parce qu’il est gardien. Rappelons-nous Heidegger : « nous sommes dans l’oubli de l’être » et « le langage est la maison de l’être ». Et encore : « le poète est le berger de l’être ». Et toujours : « toute œuvre a besoin de gardiens ». Les « vrais noms », gardés dans et par l’oubli, sont ceux qui par leur pouvoir de nomination, font que les choses sont. La boucle est bouclée : l’être, qui est oubli, garde dans son oubli même, les noms qui seuls peuvent le faire advenir.

Cela rejoint quelque chose de plus crucial encore : ce qui affleure sur la toile, dans le tissu des mots, dans l’avancée d’une musique, dans la rectitude des marbres, phrasé d’un geste ou d’une voix, instantané ou cinématique, ces réalités cachées, occultées, celées comme scellées, elles ne se livrent qu’ainsi : en se faisant oublier. La vérité qu’elles recèlent recèle en elle-même son oubli. Il faut se souvenir du commentaire d’Heidegger sur la Vérité, a~lethé~ia (a~lete~ia)[10]: elle ne va pas seulement contre l’oubli, elle va vers lui. Au plus éclatant de sa manifestation, elle le porte telle une incruste en elle, « comme les insectes de nuit leurs élytres de démence ».

Ainsi est-il au plus creux de l’Etre, ainsi garde-t-il les vrais noms. Ces noms sont ceux-là même qui vont faire n’aître les choses en leur être. La boucle de tout à l’heure est donc une bande qui se referme sur elle-même ; entre-temps, elle a été tordue, cette torsion c’est l’art[11]. Sa figure est la bande de Möbius dont l’envers se conjugue avec l’endroit. Ici l’être contient l’oubli qui contient les noms qui font advenir l’être mais en un oubli essentiel qui etc., sont les vrais codons de la Vie, de mémoires en oublis.

Il y a plus encore ; ce que dit Césaire des « vrais noms » est ultimement la vérité du poème. Car c’est là que les choses sont nommées véritablement. Ainsi dans le même temps où il en parle, Césaire la fait, cette opération singulière qui « par le pouvoir d’un mot »[12] fait se lever les mondes. Etre et dire sont de même.


[1] i.e. : strebh, grec : strophé.

[2]Notion clé d’Heidegger, nous l’avons vu : à la fois éclosion qui brise l’ec~sistence banale, ouverture sur un originel et éclaircie au sens pluriel de désépaississement d’une clairière, soudaine clarté et fulguration épiphanique, apophantique.

[3] Secte du début de l’ère chrétienne.

[4]Logos signifie, entre autre, rassemblement.

[5] en panta einai.

[6] Phainein, phainesthai. .

[7] Heidegger : « Le projet poémique vient du Rien, dans la mesure où il ne puise jamais son don dans l’habituel jusqu’à présent de mise ».

[8] Mallarmé.

[9] Et nous, souvenons-nous d’Augustin : « La mémoire se souvient même de l’oubli ».

[10] Aletheia : « vérité » en grec, où le a est à la fois privatif et allée vers.

[11] « La poésie est une entorse du langage » : Aude Rubin de Cervens.

[12] Eluard dans « Liberté ».