On dit souvent que la vérité d’un être se découvre au premier regard. Se peut-il que ce soit en deux clics ? C’est sûrement vrai pour les poètes et ce fut en tout cas la manière insolite dont j’ai découvert un beau jour Dana Shishmanian et sa poésie.
Elle écrit comme elle est et elle est comme elle écrit. Totalement, sans réserve ni concession.
Néant Rose, son livre au titre si paradoxal est à l’image de son écriture singulière.
Le Néant, supposé logiquement sans couleur ou noir à la rigueur, peut-il être rose ? C’est ce qu’on croit en tout cas en refermant le livre…
C’est en effet du choc des mots et des images ou alors de leur paradoxale juxtaposition que naît l’étincelle de poésie ; et Dana sait admirablement choquer et frotter ces silex de la vie et du quotidien pour en faire naître de belles fulgurances au fil de ses 54 poèmes et de ses 101 haïkus !
Néant rose a pu naître aussi de ce jeu de mots inséré dans ce poème un peu étrange sur le Temps : « Samedi à la rose » par l’emploi insolite de « rose » en tant que verbe… (« roser ») :
« Là où néant rose une fleur sculptée dans son parfum
un nid couvé par l’œuf d’un coq nocturne et à demain
dit la poule retournant sa veste quand sort de son chapeau
non non, pas un lapin mais éternellement et à jamais frais
le pain de ce jour »
Mais ce Néant rose sculptant son parfum ou cette rose fleurie du Néant et qui y retourne, ne renvoient-ils pas simplement à la fragile vanité de l’existence, si bien chantée en son temps par Pierre de Ronsard dans son poème à Cassandre ?
« Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté ».
Un bel écho poétique au fil des siècles, de la cruauté éternelle de ce Temps-Néant qui tue la beauté des roses et aussi de celles qui les respirent…
J’ai particulièrement aimé les poèmes courts si bien ciselés au rythme traditionnel de 5, 7 et 5 syllabes. Le style en est tendu comme la corde d’un arc ou d’une harpe. Ils n’en sont que plus vibrants pour le lecteur qui se laisse prendre à cette harmonie-dysharmonie. Néant rose ou Rose néant, nous sommes bien toujours dans le paradoxe énigmatique du titre…
Ecoutez donc le dernier :
« Dépêche t’arrête pas
La fente est brève – glisse tes mots,
Tu plongeras après… »
N’est-ce pas là, la plus belle définition d’un poète ?
C’est aussi pour Dana Shishmanian, sans peut-être même qu’elle l’ait voulu, son véritable autoportrait.
Dana Shishmanian, Néant rose, Paris, L’Harmattan, 2017.