André Séguéla un fin négociateur, cigarette à la bouche,
avec son chef de bureau, le sympathique Monsieur Paris
Avec le recul et fort de mon expérience professionnelle, je me rends compte aujourd’hui, que mon père était un Grand Négociateur, d’autant plus grand qu’il devait agir avec peu de moyens.
Ce n’est donc pas un hasard qu’il ait été nommé au Bureau des Litiges de la Gare Matabiau, où il devait traiter avec les clients tous les cas de livraisons faisant l’objet de litiges, et il y avait alors énormément de casse à bord des wagons de marchandises, non pas pendant les trajets, mais lors de leurs déplacements à l’intérieur de la gare de triage, jusqu’aux quais pour le déchargement : les locomotives étaient difficiles à manier avec douceur, et les coups de tampon venaient souvent endommager les marchandises. D’ailleurs, par vent d’ouest dominant, on entendait ces fameux coups de tampon depuis le Plateau Jolimont. La Sncf disposait d’un budget pour dédommager les victimes, et mon père était chargé de négocier au mieux, son chef de bureau traitant les plus grosses affaires.
Il a officié toute sa carrière au bureau des litiges, de 1949 à 1976.
C’était un poste médiocrement payé, mais fort intéressant pour lui, car il lui procurait une immense liberté…Sur ce point c’était un vrai Séguéla, préférant disposer d’une certaine liberté d’action. Avec sa voiture de fonction (d’abord une juvaquatre*) il était libre d’aller et venir en ville, organisant sa tournée à sa guise. Il passait au bureau des litiges en début et fin de journée. Entretemps, il était son propre chef, ce qui lui permettait de traiter des affaires personnelles, ce qu’il n’aurait pas pu faire dans un bureau de 45 personnes.
Cette liberté, et sa capacité à négocier, lui donnaient un certain pouvoir.
La Juvaquatre fourgonnette 2 portes – La voiture Sncf du bureau des litiges
Parmi ses clients, la Régie des Tabacs, où son relationnel lui a permis de recevoir pendant toute sa carrière une dotation régulière de paquets de tabac et de cigarettes. Même s’il en consommait une partie, le reste lui servait à entretenir ou à démarrer de bonnes relations avec ses interlocuteurs. A l’époque, quasiment tout le monde fumait, et offrir une cigarette, ou un paquet de Gauloise, facilitait les relations.
La cigarette faisait partie d’une première technique d’approche : c’était aussi une vraie monnaie d’échange.
Autre technique, créer un lien avec l’interlocuteur, et là il avait l’art de poser les bonnes questions, ce qui nécessite un sens de l’observation développé et une forte empathie. Il savait par exemple découvrir chez un gendarme un lien géographique ou familial…ou découvrir un ami commun. Son réseau relationnel et sa culture lui en donnaient les moyens.
Son réseau relationnel dans le Grand Toulouse lui permettait aussi de rendre beaucoup de services, dont il n’avait pas toujours le retour : il ne cherchait pas systématiquement un renvoi d’ascenseur, le plaisir d’avoir débloqué une situation lui suffisait. C’était son côté “bon samaritain”. C’est ainsi qu’il a trouvé du travail à beaucoup de personnes, car il savait où demander, et se débrouillait mieux que tous les Pôles Emploi actuels. Le fait est qu’il savait “vendre” aux employeurs potentiels tous ces cousins, amis, proches qui cherchaient un job.
On pourrait qualifier mon père de “débrouillard”. Dans des situations compliquées, où la solution n’était pas évidente, il arrivait toujours à trouver “une solution”, comme à Vintimille lors de la fameuse grève Sncf de 1953 (voir la chronique sur ce sujet). Là aussi il avait su “imaginer” une solution et la négocier en fonction de ses faibles moyens. Cette qualité est assez répandue dans la famille : on arrive toujours à se débrouiller.
Mon père semblait partout à l’aise, car il avait la capacité d’analyser rapidement une situation. Je ne l’ai jamais vu intimidé, sauf peut-être devant des gens issus d’une “classe cultivée et diplômée”, que l’on respectait alors naturellement : instituteurs, professeurs, docteurs, professions libérales. C’était un respect dû au savoir. Et pourtant il en connaissait beaucoup plus sur la vie que beaucoup de ces gens-là…
Le seul échec que je lui ai connu, c’est son épouse, mais il faut dire que là, il était tombé sur un sacré morceau : la finesse négociatrice Séguéla ne pouvait rien contre l’entêtement des Lui**. Sur ce point, je pense tenir, fort heureusement, plus de mon père que de ma mère.
Quant à lui, il tenait cet art de son père Jean, qui n’était pas mauvais non plus dans l’art de la négociation…Il savait écouter les gens et faire preuve d’empathie.
*La vitesse de croisière de la Juvaquatre est limitée à 70 km/h sur le plat lorsque la voiture n’est pas chargée. À une vitesse supérieure, le bruit est vite assourdissant et le conducteur a le sentiment de faire souffrir la mécanique. Dès que la route présente la moindre côte, le moteur s’essouffle très rapidement au point de devoir rétrograder pour utiliser le premier rapport (non synchronisé) pour être certain d’atteindre le sommet. La suspension est très sautillante et la tenue de route assez incertaine avec une direction floue et un freinage aléatoire (source Wikipédia).
Les commentaires de Wikipedia nous paraissent nettement exagérés. Ceci montre qu’il faut lire Wikipédia avec un certain esprit critique!
**Lui : nom de famille d’origine Italienne de ma mère