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Le Bar de la plage – épisodes 84, 85 et 86

Episode 84

Comment peut-on se sortir d’un tel bazar ?

Les services officiels de la météo avaient annoncé l’imminence d’une forte dépression. Ils ne s’étaient pas trompés : elle était là. Une pluie hargneuse, en rogne, agressait la toiture. Les feuillages des arbres ployaient sous la violence du vent. On s’est replié à l’intérieur… comme dans la chanson des Rolling Stones Gimme Shelter «  Une tempête menace / Si je ne trouve pas un abri/ Je vais me volatiliser ».

Tu poses une phrase et il n’y a plus qu’à attendre, les autres vont suivre. C’est à peu près comme ça que Keith Richards a écrit ce texte : « Ce n’était qu’une horrible journée avec les éléments qui se déchaînaient sur Londres. Je suis entré dans ce mood rien qu’en regardant par la fenêtre tous ces passants qui se faisaient happer leur parapluie par le vent et qui couraient après comme des fous. C’est là que l’idée m’est venue. On a du pot parfois : il faisait un temps de merde et je n’avais rien d’autre à faire. »

C’est la même histoire pour le nombre pi que Jean-Do était en train de raconter au téléphone à une lointaine mathématicienne citadine à talons aiguille : un type a posé le chiffre 3, puis une virgule et des milliers et des milliers d’autres chiffres s’y sont agglutinés, et ce n’est pas fini. Un jour, un autre type qui se prenait sans doute pour quelqu’un d’autre a jeté une petite, une minuscule petite étoile dans l’univers, elle s’est mise à tourner et des milliards d’autres l’ont suivie.

Entre deux, le Colonel a dit :

– Le hasard est quand même très inventif.

La tempête ne donnait pas de signes de faiblesse, la pluie n’avait pas épuisé ses réserves. A intervalles indéfinis, un éclair déchire l’épaisseur des nuages. Sur la mer, les vagues se suivent comme les riffs d’un blues joué par un guitariste enragé sous bourbon-ginger ale.

Dans un coin de la salle, à côté du poster reproduisant la couverture de l’album The Free Wheeling’ Bob Dylan où il est photographié avec sa petite amie Suze Rotolo et son blouson de daim dans les rues enneigées de Greenwich Village, une fille avec un bonnet et des bottes de cuir souple tapotait ses pensées sur le clavier d’un ordinateur. On n’avait pas fait attention à elle. Sans doute, elle aussi avait-elle cherché un abri ? Elle ressemblait étrangement à Patti Smith en couverture de son livre M Train. Bienvenue au bar de la plage, Miss … (une de ses lectures de jeunesse fut le livre de l’écrivain marocain Mrabet, un copain de William Burroughs Le café de la plage… alors…)

Forcément la nuit allait finir. Combien de temps avions nous passé dans ces élucubrations ? Il n’y a pas que le mauvais temps pour dérégler les montres.

 

Episode 85

Conversations incertaines en bordure du crépuscule

C’était un vieil homme, enfin il en avait les apparences : marche fragile, poils gris, tenue incolore et pas mal de rides dont l’origine était connue de lui seul. Il avait l’air de connaître Georges depuis son premier cocktail et le monde depuis sa création, mais c’était moins sûr. Il avait dû fréquenter d’autres bars de la plage, à d’autres époques, sans doute au bord d’autres océans. Ils avaient peut-être eux aussi disparu dans le grand chambardement du temps où tout s’évanouit. Lui avait échappé aux divers cataclysmes.

Sur la plage, notre copain Pierrot-le fou d’amour jouait de son saxophone. Le vieil homme dit :

– On dirait du Coltrane…la même tristesse dans la voix…

La mer accaparait son attention comme si elle renfermait tous ses souvenirs ou ce qui lui restait d’avenir. Dans un moment, elle remporterait le tout à la marée descendante. On évitait d’être trop bruyant, trop bavard, on faisait attention à ne pas le déranger. Peut-être ne nous voyait-il même pas, absorbé à remonter le film de son existence, impuissant à en remanier le scénario. Pas de happy end, Hollywood n’existe que sur pellicule. Ava, Ingrid, Marlène ne consoleront plus personne, la piscine de Tonton Ernest à la Finca Vigia n’est plus navigable.

Qu’est-ce qu’il faisait là ? Qu’est-ce qu’il était venu rechercher ? Dans le film Cinema Paradisio, Alfredo, le projectionniste de la salle de cinéma locale, dit au jeune Salvatore – Francis Perrin en partance pour Rome : quand on s’en va, il ne faut jamais revenir…Bien sûr, bien plus tard, Salvatore devenu un grand producteur ne l’écoutera pas, il reviendra, ce sera pour l’enterrement de son ami Alfredo. Le vieil homme avait sûrement vu Cinema Paradisio…

Quelque part, dans une ville, les jupes des filles tournent devant les terrasses des bistrots, c’est déjà si loin.

Il entend encore cette guitare bluesy dans un club enfumé de Greenwich Village, cet air de Verdi repris en chœur à l’unisson des chanteurs par le public un soir à la Scala ou les cuivres énergiques d’une bandas débraillée lancée à la suite des toros dans la fête d’un village gascon.

En arrivant, Line avait dit :

– Bonsoir Monsieur

Il avait répondu :

– Bonsoir Mademoiselle

Il est parti sans dire un mot. C’est sans doute le mieux à faire quand on s’en va.

Bonne route Old Rolling Stone

 

Episode 86

Elasticité de la sémantique.

Ma tante de Cornouailles, cartomancienne localement réputée, me disait en s’envoyant un verre de sherry :

– Alexander, il y a carte et carte.

Evidemment, c’était son métier. Confondre un as de pique et une dame de cœur n’était pas bien vu.

Un jour, le Comte Alfred Korzybski, élève de l’école polytechnique de Varsovie au début du siècle dernier, ultérieurement un peu espion, établit cette formule : «  la carte n’est pas le territoire. » Remarquez, le GPS non plus, et de loin.

L’autre soir, Le Colonel, la mine de traviole, commanda un double whisky et dit :

– Les cartes ne donnent pas le tiercé gagnant à Longchamp.

Allez vous y retrouver…

Jean-Do, désormais pointilleux à en être agaçant depuis sa fréquentation des équations haut de gamme et des mathématiciennes qui allaient avec, avait raison : bon, c’est entendu le Colonel dit ce qu’il veut et il arrive parfois que le sens profond ou superficiel de ses propos nous échappe un peu. On peut imaginer qu’il dispose d’un lexique privé, composé au fil temps aux intersections de divers mondes et à des heures peu précises. Peut-être même sous influence de liquides euphorisants. Mais dans le fond c’est assez arrangeant ; chacun est libre de choisir l’interprétation qui lui convient, les risques de discorde en sont d’autant réduits.

L’océan, l’état du vent ou des nuages, pas plus que l’agitation basse intensité de nos âmes ne justifiaient le déclenchement d’un avis de vigilance intercontinentale. Louise de V ne se rêvait plus enceinte et Leslie en sœur jumelle de Kate Moss.  C’est à ce genre de signe que l’on peut envisager une courte période de sérénité dans les environs proches ; ce que, de leur côté, les horoscopistes érudits attribuent à un heureux alignement des planètes.

Se levait une légère brise venant du large, Caro semblait embrouillée ; après tout, même l’empire romain s’était pris les pieds dans le tapis. Caro tint quelques instants sa tasse de café en suspension puis elle dit :

– Finalement…dans l’ensemble la vie est assez floue

On ferait avec.