Episode 66
Midnight Hour
La nuit ne venait toujours pas : la nuit était en retard. On a beau savoir que la nuit ne peut être ni en avance, ni en retard. Quand même l’impression sournoise qu’il y avait quelque chose de déréglé dans le grand mouvement de l’univers. Un engrenage aurait cédé quelque part, l’homme de quart se serait trompé de bouton ou de cap…
Jim suggéra :
– Ou une bombe atomique a explosé dans la salle des machines ?
La mer aussi attendait, les mouettes étaient entre elles et s’en fichaient ; à part elles-mêmes et le poisson à voler, ces bestioles ne s’intéressent à rien. Georges avait ouvert le bar de la plage pour la soirée comme si de rien n’était, ou peut-être était-il tout simplement bien renseigné : rien d’anormal, c’était des idées qu’on se faisait, malades imaginaires ou affabulateurs patentés en manque de prétextes pour entourlouper les badauds. Imaginez un peu l’effet, Jules annonçant sérieux tel un chef de gare en grève : « Mesdames, Messieurs, en raison d’évènements indépendants de notre volonté, nous avons le regret de vous informer que l’arrivée de la nuit est repoussée à une heure indéterminée. Munissez-vous de boissons fraîches et de patience »
Finalement le jour montra des signes de faiblesse. Caro apparut la première, les cheveux tirés en arrière, profil conclu par un savant chignon posé en biais ; au-dessus de ses jambes une robe-chemise resserrée à la taille par une cravate-club nouée en suivez-moi-jeune-homme. Puis Line et Leslie suivirent en maquillage de conquérantes. Enfin Louise de V : définition de la femme fatale selon Stendhal, version Madame de Reynal ou la duchesse Gina de Sanseverina, première période.
Maintenant le ciel était complètement noir, une myriade
d’étoiles y brillaient. A proximité, lumières aériennes du bar de la plage.
La nuit avait sans doute attendu que les filles soient prêtes pour commencer…
Episode 67
On a failli se perdre
Chaleur caniculaire, la tendance était à l’émeute. Louise de V en sortie de bain transparente. Submergée par le souvenir des films en costume, elle s’exclame : « Mais c’est Versailles en juillet, d’ailleurs juillet a toujours été un mois étonnant, n’est-ce pas ? ». Ça dépendait quand même des millésimes.
Caro chercha une diversion érudite et expliqua que l’assassinat de César, officiellement attribué à son fils Brutus n’avait été qu’un coup monté par les services secrets de la pharaonne Cléopâtre, un tantinet énervée par la conduite désinvolte de son général d’amant. Leslie dit que cela avait été la même chose pour John Lennon, avec les parents de Yoko Ono qui ne pouvaient pas sentir John et ses copains. Jean-Do avoua qu’il ne voyait pas bien le lien entre ces deux événements qui, selon lui, avaient bouleversé le monde de la musique. (Enfin surtout John, selon moi).
Bref, le peuple du bar de la plage s’agitait, se démangeait, se débattait. Des pensées voraces traînaient dans les coins. Ce midi-là, il y avait comme un parfum toxique de confusion dans l’atmosphère et personne n’en connaissait l’origine. La nature était neutre et aucune perturbation cosmique pour le prochain million d’années n’était au programme. Les Cassandres à la longue figure tournaient en muet. Et pourtant les âmes étaient en émoi, fébriles comme à la veille d’un grand chambardement amoureux ou l’apparition annoncée du Messie. Mystérieux instinct de l’animal aux abois ? Peut-être que les grandes révolutions ont commencé ainsi…A moins que ce soit dans ces moments de flottements que parfois l’humanité se ressaisisse.
La brume du soir commença à faire oublier la brutalité de la journée. Une sorte de douceur calme s’installait progressivement.
Line qui semblait revenir d’un ailleurs qu’elle seule fréquentait quand la planète lui devenait trop ennuyeuse, dit comme pour elle-même :
– Un soir, à la fin d’un de ses spectacles au Casino de Paris, juste avant que les lumières ne s’éteignent, Jacques Higelin, avait lancé à son public : « ne laisse jamais mourir le rire dans ton cœur ».
Leslie avait bien fait de revenir. Les orages s’éloignèrent.
Vers minuit les dry-martinis de Georges ressemblaient à des dry-martinis.
Episode 68
La mer, et c’est déjà pas mal
La mer clapotait sur les rochers plats qui parsèment la plage et il n’y avait personne pour la regarder. Illustration parfaite de la nature originelle. Il n’y avait personne non plus pour la photographier ; c’était aussi bien.
J’avais envie de m’arrêter là, m’asseoir et attendre. Toute l’humanité attend. Attend quoi ? La suite, tout simplement la suite. Et ni le vent, ni les mouettes n’en n’avaient la moindre idée. Inutile de les interroger. Pas davantage ma tante, éminente cartomancienne anglaise. La suite viendrait bien d’elle-même. Et c’est comme ça depuis le début. N’en déplaise aux prévisionnistes professionnels. Comme si ça pouvait être un métier.
Enfin, ce matin, la suite tardait et la mer s’en fichait. J’aurais dû en faire autant mais ce n’est pas si facile que ça à faire. Cette histoire d’avenir indéfini dans son cours et certain dans son échéance me tracassait. A qui se fier : l’homme révolté à la Camus ou l’Art comme anti-destin selon son prophète Malraux ? Pourquoi pas plutôt Mozart ou Miles Davis ? Ou Françoise Hardy.
Aucun poteau indicateur sur le chemin.
Entre les rochers, dans les flaques d’eau abandonnées par la marée descendante : fiesta de crevettes, d’éperlans, de petites araignées et de leurs cousins.
A quoi pouvaient donc bien penser les Grecs anciens en contemplant un coucher de soleil sur la mer Egée ? Et Ulysse sur l’avant de son bateau : à Pénélope ou aux sirènes…
La mer ne peut quand même pas tout arranger.