Ce texte est extrait du recueil Concours de bleus, Nouvelles de Jean-Louis Robert, qui vient de paraître chez L’Harmattan, Coll. Lettres de l’Océan Indien, Paris, 174 p. ISBN : 978-2-296-10028 -2. Prix 16.50 €
Rien. Il ne lui reste plus rien maintenant. Si ce n’est un rien. Auquel elle tient comme à la prunelle de ses yeux. Bleus cercle gris autour de l’iris. Qu’elle sait si bien mettre en valeur. Toute petite, elle disait à ses copines redisait à ses instits que, plus tard, elle ferait « macquilleuse » des yeux de stars. Plus grande, elle l’avait écrit pour la première fois, en sixième, sur la fiche que réclament les profs en début d’année, pour meubler la première heure de cours. Le professeur de lettres lui avait fait remarquer que le mot en comportait une de trop, Un excès littéral qui pourtant retrouve l’origine peut-être néerlandaise du mot et met au jour les raisons pour lesquelles mademoiselle vient au collège, pour macquiller, c’est-à-dire étymologiquement « travailler », est-ce que je me fais bien comprendre ? Que dalle ! Il le savait bien, mais il devait faire son numéro, comme à toutes les rentrées, pour s’imposer. C’était quand même un bon prof qui lui avait donné le goût de la lecture. Elle avait continué à écrire « macquilleuse » avec son excès littéral. Dans sa lettre au Père Noël, l’année suivante, qu’elle avait rédigée avec l’aide de son père, qui était à cheval sur la propreté, Tu dois présenter aux autres un visage toujours propre, tu es ton visage, il répétait.
Cher Père Noël,
Plus tard j’aimerai faire macquilleuse ou bien travailler dans la mode
Immédiatement, le c de trop saute à ses yeux cernés par l’anticipation du malheur qui allait lui tomber dessus incessamment. Là, une coquille, il a dit, enlève le c et ajoute un s à « aimerai », c’est le conditionnel qui s’impose ici, le mode de l’incertitude, on vit dans l’incertitude, on sait pas de quoi demain sera fait. Il ne croyait pas si bien dire. Ou peut-être le croyait-il. Deux semaines avant Noël, la boîte où il bossait comme correcteur, fermait ; peu après, comme ça arrive souvent dans ces cas-là, sa femme, emmenant leur fille, se tirait avec un autre gars, à l’autre bout du pays. Et lui (le correcteur licencié), il rentrait dans sa coquille, oubliant peu à peu qu’il avait une fille qui avait commandé au Père Noël des yeux, beaucoup d’yeux, des bleus surtout. Les yeux bleus, c’est plus facile à embellir, croyait-elle, il n’y avait qu’à voir les siens. Elle n’eut pas d’yeux, mais la vie, généreuse, l’avait couverte de bleus. Comme les ombres qu’elle croise chaque jour. Des jeunes Blacks devant le magasin Foot Locker. Signalement : cheveux ras teintés en blond, « GDN » en lettres noires sur un tee-shirt blanc, grosses chaînes autour du cou, baggy, ceinturons dotés de grosses boucles de fers (utilisés comme armes). Près de la station de taxis, de jeunes Roumains. Particularité : racolent les clients pour des passes à 20 euros dans les toilettes. Au centre commercial, des « Pakis ». Particularité : boivent comme des Polonais. Dans la salle des consignes, les Polonais qu’elle croise régulièrement, le matin, vers six heures et demie, quand ils se changent avant d’aller chercher du boulot à l’agence d’intérim d’à côté. D’autres ombres qu’elle croise moins régulièrement dans ce labyrinthe où elle a fini par élire domicile avec son mec. Un demi-million de personnes y passent chaque jour. Y laissant des choses, dont les ombres s’emparent à la tire, à la tire en réunion, à l’arraché, à l’arraché en réunion, avec violence, avec armes blanches ou ceinturons à grosses boucles de fers, avec violences volontaires. D’autres choses qu’elles laissent volontairement. De la nourriture, des vêtements, des bouquins. Des romans de gare mais pas seulement. Est tombée sur un bouquin de beauté, qui est devenu son livre de chevet. Comme diraient les normalos. Elle et son mec aux yeux bleus appartenaient à l’autre catégorie, celle des ombres, qui ont pour chevet une tête, à moins que ce ne soit un pied, de carton. Et qui, pour se vider la tête et prendre leur pied, inventent des trucs pas normalos. Le trip favori à elle et à son mec : le concours de bleus à pratiquer après ingestion d’un cocktail de méthadone et de Rivotril mélangé à de la bière et vendu 3 euros sous le manteau : il s’agit de passer en revue toutes les connaissances, potes ou pas, de l’une et de l’autre et d’évaluer la gravité de leur situation.
Ce jour-là, elle avait entendu Momo, un quinqua au sourire édenté, raconter un fait divers sordide qui s’est déroulé pas très loin de l’endroit ou à l’endroit même où elle a vu le jour, Momo n’était pas très clair. Il avait d’ailleurs tapé un pantalon noir il y a trois jours et était depuis travaillé par l’obsession de dégoter une chemise noire. Ça l’avait toute secouée, l’histoire de ce mec qui ne jetait jamais ses ordures et qui. Elle avait donc besoin de se changer les idées, Allez ce soir on double la dose et on se fait un concours de bleus. Il dit, Qu’est-ce qu’on fête ? Elle dit rien.
Il commence, Léo qui deale de la pédo en petites quantités.
Elle contre, Ben c’est pas un si grand malheur, avec ce qu’il gagne, il arrive à se payer une chambre d’hôtel toutes les nuits, chambre miteuse peut-être mais au moins il dort dans un lit. Si t’as pas mieux, que dirais-tu de Nabila, enceinte jusqu’à ses yeux bleus, qui a subi plusieurs zivégés et qui vient de casser avec son mec ?
Il dit, Ça arrive tous les jours, c’est pas un malheur si grand, y a plus grave : Véro qui traîne une enfance cassée, tombée pour trafic de shit, a tenté de se refaire une virginité en acceptant un mariage blanc avec un pas Blanc pour 3500 euros, n’a jamais vu la couleur des euros.
Elle contre, C’est pas un si grand malheur, y a plus grave, c’est pas si tragique, elle a trouvé un ange gardien Séraphin qui l’aide à déjouer tous les pièges du labyrinthe, quand il n’est pas en prison. J’ai bien mieux : une nana, qui ne sait plus si elle a un nom, père qui bossait pour un imprimeur, licencié alors qu’elle n’était qu’une gamine, mère s’est tirée avec un gonze qui l’a larguée quelque temps après, bien fait pour sa gueule, violée par un oncle qui l’avait recueillie, fugues à répétitions, sdf, trafic de drogue pour survivre, vient d’apprendre qu’on a retrouvé son père mort à son domicile, au milieu d’un tas d’immondices ? Les obsèques sont prévues pour demain. Et coup de blues elle se met à chialer, pendant que son mec, complètement défoncé, éclate de rire, disant, entre deux éclats, And ze ouinère ize… comment tu t’appelles déjà ? avant de s’enfoncer dans la sale nuit des shiteux
Elle chiale toutes les larmes de son corps. Y en avait encore ! Croyait taris ses beaux yeux bleus. Ça lui était plus arrivé depuis. S’en souvient plus. Mémoire qui flanche, la faute à la blanche, aime à dire son poète du dimanche de mec qui cherchait muse désespérément quand il l’a rencontrée en haut des escaliers. Elle lisait un bouquin de gare. Laissée sur un banc par une voyageuse pressée.
Les yeux sont le miroir de l’âme, ils sont la partie expressive du visage d’une femme et il faut les mettre
Un bouquin passionnant, n’est-ce pas ? il avait dit. Elle avait pas répondu.
tout particulièrement en valeur. Pourtant bien des femmes commettent les pires erreurs dans ce domaine. L’ombre à paupières, par exemple, vise à mettre en valeur la forme et la couleur de vos yeux ;
Ça raconte bien la vie, il avait dit. Elle avait rien répondu.
vous voulez que les gens disent « Regardez cette fille, celle qui a de si beaux yeux bleus ! » et non pas
Les personnages sont criants de vérité, il avait insisté. Quoi ? elle avait fini par répondre. Quoi ? Le bouquin, il a dit en nasillant d’une voix grave. Aha, le livre, Carole Jackson, Votre beauté en couleurs, tu l’as lu sûrement ? elle a dit, ironique. Il l’avait pas lu, lui a dit Belle inconnue vos beaux yeux bleus, et puis quelque chose comme d’amour me font mourir ou plutôt, Belle inconnue d’amour me font mourir vos beaux yeux bleus ou. Peu importe. Lui a dit Vos beaux yeux bleus, lui a pas dit que lui allait bien l’ombre à paupière bleue. Elle a ri. Leur histoire a commencé ainsi. Ça remonte à. Mémoire qui flanche, la faute à la blanche. Décasyllabe, césure à l’hémistiche, rime riche. Dure pas. Se paupérise à vue d’œil. Le shit avide de flinguer la rime s’invite au lieu de la blanche. Nuit blanche assurée pour elle, le sait. Le même scénario les fois d’avant. Sûre qu’elle aura une sale gueule demain. Faut pas. Tu dois présenter aux autres un visage toujours propre, tu es ton visage. Ça, c’est resté bien gravé dans sa mémoire. Elle prend soin chaque matin de se maquiller, comme pour défier la blanche. Elle a toute la nuit pour se faire une beauté.
Elle pose sa trousse à maquillage, son seul vrai trésor, au chevet de son carton, sort son miroir, qui lui renvoie l’image de son âme et commence de l’embellir.
Demain son visage sera plus propre que jamais pour l’accompagner à sa dernière demeure.