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Ces voisins inconnus, IV

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Mon érection allait immédiatement se calmer, et ce d’une façon aussi confuse qu’étonnante. En principe, je n’ai pas tendance à ce que nous identifions sous le terme de priapisme universitaire, un symptôme qui trône en bonne place dans la médecine du campus. Pourtant, je sais être le sujet d’érections intempestives aux fins douteuses. Là mon érection s’est calmée sous l’effet de l’imagination, soit d’une façon totalement atypique, comme je l’ai déjà dit. Ah ! le fantasme prometteur, pouvoir béni des dieux, n’est-ce pas lui qui, habituellement, soit deux à trois fois par semestre, accorde au rachitique fétichiste summa cum laude le coup de fouet décisif devant inéluctablement provoquer de gênantes situations dans le sauna mixte ?

 

Cette fois, c’est le contraire qui s’est passé, cette fois, l’imagination m’a dégrisé. Car, alors que je regardais le lac de Zurich, tandis que la silhouette bondissante de Sidonia se rapprochait de la rive, je vis un changement se produire sur la surface calme et bleue, et je sus au même instant qu’elle aurait un effet durable sur la géographie suisse : sur la géographie de la politique culturelle, sur la clé d’attribution de ces donneurs de subventions que je soigne amoureusement, bref, sur tout ce qui concerne le dialogue entre les régions linguistiques ! Fort de cette certitude et l’estomac totalement retourné, je perdis d’un seul coup toutes mes velléités érotiques et amoureuses et plongeai dans une obsession grandiose, celle d’une apothéose du fédéralisme qui, tel un animal préhistorique, ouvrait une gueule béante au fond du lac de Zurich.

 

Permettez-moi de m’expliquer. En tant qu’expert du dialogue entre les différentes parties du pays, j’avais été nommé dans le comité de patronage de la fondation SWISSTRANS. Ne vous inquiétez pas, cela n’a à voir ni avec l’organe central de la médecine de transplantation de notre pays ni avec un groupe d’activistes qui représenteraient les intérêts des transsexuels suisses ; c’est une fondation portée par des forces économiques et des visionnaires ayant pour but une Suisse connectée par des métros-fusées qui relieraient les différentes régions en une demi-heure. Toute la zone bâtie du pays serait devenue la ville qui se serait appelée SWISSCITY ou SWISSITY – on se disputait encore sur le choix du nom –, les Alpes auraient, elles, formé la ceinture verte et servi de parc de promenade agrandi.

J’imaginais la tête de Gieri Casutt apprenant que le canton des Grisons deviendrait une région de convalescence pour les habitants de SWISSITY, totalement clôturée, équipée de poubelles citadines et dont les portails de fer forgé se refermeraient le soir à une heure précise…

Mon idée de casque à écouteurs vient de cette expérience avec SWISSTRANS. Côté communication, la fondation était à la pointe, en tout cas pour ce qui est des moyens techniques. Les vidéos-conférences entre Tokyo et Malmö en rumantsch grischun étaient parfaitement banales, la plupart des membres du conseil de fondation ayant des postes dans les transports et étant souvent en déplacement. Gieri que, pris d’un élan sadique, j’avais intégré au comité (« Mon cher, je te réserve quelque chose, m’étais-je dit, quelle tête tu vas faire en apprenant qu’on va parler de ta réserve de poètes d’outre-Rhin »), Gieri, donc, aimait se connecter depuis Berlin, Rome ou Londres où il bénéficiait d’une prétendue résidence d’écrivain. Casanier de naissance, moi seul me manifestait depuis mes pénates banlieusards d’Altstetten. Je n’ai tenté qu’une seule fois d’échanger la banalité de mon domicile avec une destination caribéenne que je venais de découvrir sur la toile peinte d’un spectacle de théâtre. Le résultat avait été désastreux car, au pire moment, Marie-Claire était entrée dans la chambre avec l’aspirateur et avait démoli ma fiction cosmopolite.

Mais quel rapport avec le lac de Zurich ? Eh ! bien, le projet de SWISSTRANS, que je participais à populariser, consistait à relier les régions entre elles. Et le lac qui s’étale devant la Rote Fabrik et sur la surface duquel mon imagination voyait se dessiner de nouveaux mouvements, les mouvements d’une musique entraînante et futuriste, ce lac, donc, devait devenir le médiateur d’un nouveau lien fédéral interne. J’eus l’impression de voir toutes ses eaux se ramasser en un énorme tourbillon, un gigantesque écoulement qui évacuait déjà toute l’eau dans laquelle les derniers réfugiés du football cherchaient encore un peu de fraîcheur. Mais où allait-elle déboucher, cette eau ? Je ne le savais que trop : en Suisse romande.

Tous les textes, les concepts d’exposition, les spectacles de théâtre et même tout ce qui n’était qu’à l’état de projet serait emporté par ce tourbillon et recraché en un magistral jet au-dessus du lac de Genève en étant déjà édité et accompagné des critiques de rigueur – éreintements et louanges répartis à parts parfaitement égales. Vu que le pays est divisé en deux et change continuellement de pôle d’influence, le mouvement s’inverserait : le Léman deviendrait un tourbillon, et un jet culturel surgirait au-dessus du lac de Zurich qui répandrait sur la Suisse allemande des œuvres francophones impeccablement traduites et soigneusement traitées. Et ainsi à l’infini : on pourrait conceptualiser le plus aride des recueils poétiques, le déposer dans le tourbillon et on le verrait recraché de l’autre côté de la barrière linguistique, parfaitement réalisé, magnifiquement relié, agrémenté d’un signet et accompagné d’un épais dossier de presse ne contenant que des critiques bienveillantes.

J’ai regardé la surface de l’eau et j’ai eu l’impression que les têtes des nageurs, petites comme des têtes d’épingles sur la mouvante masse bleue, disparaissaient. J’ai vu se former avec une lenteur majestueuse une spirale, prélude à la trombe d’eau. J’ai bondi, remarquant à peine que je piétinais avec mépris et avec mes chaussures que je n’avais toujours pas enlevées la serviette de bain soigneusement étendue par Sidonia. « Un système souterrain d’écoulement de l’art, ai-je crié à la façon d’un prêtre étrusque extatique et tout en sautillant, une machine à laver réciproque pour l’argenterie culturelle ! Les lacs de Zurich et de Genève comme vases communicants ! »

Des rastas m’ont zyeuté étrangement, des couples enlacés m’ont lancé des regards courroucés. Un adepte d’Hare-Krishna m’a dévisagé avec un sourire compatissant. Mais plus rien ne pouvait me retenir, désormais. « Sidonia, toi qui es un enfant de notre Sud, imagine : il n’y aura pas seulement une voie de communication souterraine, nous suivrons aussi la voie aquatique pour nous rapprocher ! »

Je trébuchai sur une bouteille de bière vide, ce qui me ramena quelque peu à la raison. Ah ! oui, juste, il fallait encore trouver quelque chose pour la Suisse italienne et pour les Romanches. Sans oublier de faire quelques concessions pour calmer les lobbyistes du lac de Constance. Autre question brûlante : fallait-il choisir la rive italienne du lac de Lugano ou celle du lac Majeur ? Ah ! ces bisbilles politico-régionales qui lézardent notre solarium préféré ! Et arriverions-nous à extraire de la terre en si peu de temps un plan d’eau stagnante dans l’espace rhéto-roman qui serait suffisamment grand pour concourir à chances égales dans le jeu des masses aquatiques fédérales ?

C’est à ce moment que je compris le lien, que je pressentais mais que je n’arrivais pas à définir, unissant mes fonctions à la CASTORP et chez SWISSTRANS : le gain d’énergie. Un lac artificiel qui noierait tous les Grisons et servirait de réservoir à une centrale électrique serait la solution à tous les problèmes en matière d’échanges culturels et en matière d’alimentation énergético-techniques de SWISSCITY. Il engloutirait dans sa masse aqueuse toutes les escarmouches qui éclatent depuis des décennies entre les fractions des différents dialectes romanches. Last but not least, grâce à ce lac, toutes les parties du pays seraient reliées par un système vasculaire aussi inédit qu’infaillible. « Pas par-dessus, vociférai-je, par-dessous ! »

À ce stade, j’étais arrivé à une fin provisoire de mes rêveries destinées à calmer mon érection. En premier lieu, il fallait trouver une excuse valable pour avoir honteusement abandonné Sidonia à ses velléités de rafraîchissement. Tout en dégourdissant mes membres devenus rigides dans la fraîcheur du soir, je l’ai regardée s’approcher telle une gracieuse amphore d’Arcadie. Mais, à ses côtés, je crus apercevoir une autre silhouette. Celle d’un homme ? Je me penchai prestement vers ma serviette de bain pour prendre mes lunettes…