Chapitre 7
28 mars 2021
On frappa à la porte.
Madame Jeanne, madame Jeanne, c’est Mourad !
Oui Mourad j’arrive, j’arrive.
Mourad habitait depuis des années dans le même immeuble que nous. Avant le confinement nous nous croisions. Il était poli et nous gratifiait d’un sourire enjôleur. Nous le lui rendions par un signe de tête. Nos relations s’arrêtaient là. Dans les premiers jours de la crise il avait pris soin de prendre de nos nouvelles et nous proposa ses services pour nous aider dans nos courses. Jean d’abord méfiant, approuva ce service. J’avais 73 ans et mon Jean 78. Mis à part nos articulations, nos esprits étaient clairs. Nous étions des seniors mais nous nous pensions toujours comme des adolescents. On se demandaient pourquoi les maisons de retraites diffusaient toujours des musiques surannées avec danses de salon alors que nous avions l’âge de Mike Jagger. Mystère. Notre kiff comme dit Mourad, c’est Janis Joplin et un bon « London calling » des Clash nous faisaient encore hurler dans le salon, une bière à la main. On ne sautait plus, notre squelette ne nous autorisait que la position courbée du bassiste, un genou en l’air, une clope entre les lèvres.
« London calling, the ice age is coming, the sun is zooming in »
Besoin de quelques choses madame Jeanne ?
Euh oui, comment vous dire…
Oh vous, vous avez déjà fini vos pépitos.
Oui aussi, mais pas que .
Alors c’est quoi ?
Pourriez vous nous trouver de la drogue ?
…………..
Mourad se décomposa.
De la drogue ? Sérieux ?
Oui !
L’immeuble et peut être le quartier fut traversé de son rire tonitruant.
Tu déconnes Jeanne, c’est quoi ce délire ? Tu veux du LSD ?
Non juste un peu d’herbe.
Oh putain tu m’as fait peur. Tu veux fumer c’est tout.
Oui juste pour ne plus sentir nos vieux corps. Danser encore une fois comme des fous, tu comprends
OK, mais tu me promets de filmer. Promis.
Une heure plus tard on tapa à nouveau à la porte.
C’est qui ?
C’est Marie, Marie Huanna.
Que tu es bête dit-elle en ouvrant la porte.
Je vous ai mis du papier, vous avez un briquet ?
Oui, oui, merci combien vous dois-je
Rien c’est cadeau. Vous savez rouler ?
Oui Jean doit s’en souvenir. Merci tu es mignon.
Alors bonne soirée et, les jeun’s pas trop fort la musique sourit-il avec un clin d’oeil appuyé. Et surtout vous filmez !
Mourad rejoint son appartement et n’en revient pas. C’est quoi ces fous ?
Dix minutes plus tard son portable sonne.
Mourad
Oui
S’il vous plait, vous pouvez nous les rouler, Jean tremble trop.
Eh ! Uber shit c’est plus cher après 20h. J’arrive.
Une heure plus tard Jeanne et Jean avaient perdu 35 ans.
Quelques jours plus tard Jeanne lui porta le vieux caméscope de Jean, lui disant qu’elle ne savait pas ce qu’il y avait dessus n’ayant pu le visionner faute de lecteur et de cordons perdus. De toute façon elle pensait qu’il n’y aurait rien d’autre que deux vieux un peu stones en train de danser.
Mourad retrouva des cordons et brancha l’appareil sur sa télé.
Ces premiers mots furent :
Putain c’est chaud, comme c’est chaud. Mais c’est quoi ce truc de ouf ?
Jeanne nue sous une combinaison à fleur ne dissimulant presque rien lui faisait penser à ce documentaire sur Woodstock. Jean avait pris une position de moine bouddhiste. Elle virevoltait langoureusement autour de lui. Mourad par pudeur fit avancer la cassette. Ce fut pire.
Jeanne, complètement nue cette fois, utilisait un string comme masque NP2. Jean mimait le virus attaquant par assauts rapides ses seins découverts. Il sautait comme un cabri et elle esquivait comme un cobra. You really got me des Kinks à fond, rendait la scène surréaliste
Mourad enveloppa son front d’une claque et se frotta la tête compulsivement.
Noooon ! C’est pas possible.
Il avança davantage la lecture. Les images accélérées laissaient entrevoir furtivement des positions improbables sur des meubles qui l’étaient tout autant. L’accélération rendait les deux J méconnaissables. Tant mieux. La lecture reprit à vitesse normale.
Il les retrouva enlacés sur le grand tapis du salon, un plaid tiré sur les cuisses. Les cendriers pleins, les verres renversés
A whiter shade of pale, rythmait leur profondes respirations.
Mourad en avait les larmes aux yeux. Cette vidéo il la garderait précieusement. Elle était un cadeau, pensait-il, une merveilleuse réponse aux questions qu’il se poserait, bien plus tard, sur le vieillissement.
Il savait d’ores et déjà que les corps vieillis importe peu.
Il se jura d’essayer, chaque jour, de ne jamais vieillir dans sa tête. De ne jamais adapter sa façon de penser pour être raccord au corps,
La vie est belle.
Jusqu’au bout.
Chapitre 8
24 mars 2020
Une semaine. Une semaine que je suis pigiste sur BFM business. Il y a un quart des effectifs en arrêt maladie ou absent pour garder leurs mômes. Donc me voilà embauché pour faire des piges avec un cameramen pigiste lui aussi. Pigiste c’est payé à la prestation. Donc précaire. Avec notre carte de presse on peut se balader partout. On a l’impression d’être dans un monde virtuel. Paris est vide, les autoroutes, la campagne tout est vide. Même de sens.
Nous sommes jeunes, nous apprenons vite.
Masque, lavage des mains, masque, gants, gel, tousse dans le coude, touche pas la barre du micro, lève tes mains du micro, la caméra t’y touche pas. OK. Gaffe le vieux il va éternuer, vite à genoux cagoule relevée. C’est la guerre. Laver ses mains, se déshabiller sur le palier du studio avant d’entrer, se laver à la bétadine, n’embrasser personne. En bermuda, tu check du pied en chaussette propre ta meuf. Dormir.
Les règles s’établissent au fur et à mesure. Elles changent en fonction des statistiques mortifères annoncées chaque jour au journal de 20 heures. Chaque soir nous devons trouver de nouvelles stratégies. Certains y passent la nuit. Le cerveau tourne en boucle. Comment sortir de ces arcanes. Le plus simple serait de faire, comme sur la console. STOP INIT RUN
En français on dit burn out.
Les chefs d’entreprises, les artisans, les commerciaux se demandent comment et quand l’activité reprendra. Comment vont-ils tenir ?
Notre gouvernement et le Président dès le premier jour a dit :
« Nous ne laisserons personne au bord de la route. Quel qu’en soit le prix » En temps normal personne ne les aurait crus. En temps de crise, les croyances, quelles qu’elles soient, prennent la place à la raison. Elles sont dites pour transcender les peuples. Faire cohésion. Plus tard la raison revient et les prédicateurs laïques doivent se justifier. Les emmerdes commencent souvent à ce moment-là.
C’est pas mon problème. Leurs problèmes c’est de la matière et cette matière c’est du boulot pour moi. Une crise financière, une tempête, un tsunami, un pont qui s’écroule, une sextape ministérielle, un immeuble qui explose, des agriculteurs qui se pendent, des enfants du secours populaire que l’on sort des cités une fois pour voir la mer, tout ça c’est pareil pour moi. De la matière, du produit brut. De la came pour faire de la pub et être enfin payé.
En attendant on tourne.
8h30
Ce matin nous sommes en province dans l’appartement d’une copine qui accepte de nous recevoir pour que nous puissions relater en 3 minutes le télétravail confiné. On dirait une contrepèterie.
On cadre l’écran d’ordinateur de ma copine Emilie. Jolie. Ben quoi, elle est vraiment jolie.
Une dizaine d’employés cloués dans leur maison essaient de se connecter. Leur image portrait apparaissent les unes après les autres avec un « gloung ». Certains sont en campagne, la liaison est du style radio Londres.
Les sanglots longs des violons de l’automne… je répète les sanglots longs des violons de l’automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone… sont remplacés par des
-Coupe ta caméra… Marc éclaire c’est tout noir, Cathy avale ton croissant, Élise fais taire ton gosse… je répète, fais taire ton gosse… c’est pas mon gosse, c’est mon mari qui chante sous la douche.
N’est pas Verlaine qui veut.
On tourne non stop. Le monteur supprimera à l’arrache comme d’habitude.
Le mode travail s’installe. Les rires nerveux du début de séance s’estompent, disparaissent. On voit les participants du moins leur visage maquillé ou rasé. On imagine les assortiments avec les dessous. D’improbables bas de survêtement /crocs kakis, un polo Armani / corsaire adidas.
Et le superbe chemisier Chanel qui sans ce virus n’aurait jamais dû s’assortir aux pantoufles si laides, si confortables, si trouées, qu’on aime tellement, qu’on jettera si les deux chats retrouvés abandonnés dans la poubelle de l’immeuble ne les dévorent pour se venger de leur maîtresse devenu exécrable à cause d’un trop long confinement et d’une pénurie de bonbons. Respiration !
On cadre en plan serré l’écran du portable
La directrice est floue, du moins son image Sa voix est rassurante. Tout en contrôlant le moniteur, j’imagine la situation dans des structures où le respect n’est pas de mise. Là où le dialogue social, l’écoute, la prise en compte du salarié n’existent pas. Dans la forme des propos, quelque chose me frappe. En quelques secondes, chacun parle à son tour, bref concis, professionnels, ils essaient de ne pas se couper la parole, si cela arrive, ils s’en excusent aussitôt. Je m’interroge. Cette entreprise fonctionne comme cela d’habitude ou bien, la liaison difficile crée-t-elle cette ambiance ? J’ose espérer que cette approche relationnelle restera gravée dans leurs mémoires. Après la crise on pourra y faire appel pour retrouver calme et sérénité si l’urgence et le stress des lendemains incertains viennent tout chambouler. Je ressens une jolie émotion. Le reportage la restituera-t-elle ? Trop court, une seule prise. Suis pas Ken Loach.
Le reportage se poursuit et la conversation des employés devient technique. On y parle de budget prévisionnel, du besoin qu’auront les collectivités lors du redémarrage, remise en cause des élections municipales, de relance de la communication, du bon bilan 2019…
Le son est parfait, on termine sur le sourire d’Emilie. Radieuse, contente de bosser, de se donner à fond, de faire en sorte que la machine monde tourne, d’apporter sa pierre et de se sentir utile.
C’est dans la boite. Je me sens utile moi aussi. Je déconne !
17h35 .
Le reportage vient d’être diffusé. 1minute 38 secondes. On passe direct sur la fermeture du marché Parisien.
Le CAC 40 ce matin avait ouvert la séance à plus 5,32%, il termine à moins 6,01%.
Le THF, trading haute fréquence, fait des ravages chez les petits épargnants. Les cocus comme on les appelle dans le jargon des traders. 70% des échanges se font par ce biais dans le monde.
Une transaction est réalisée en moins de 500 microsecondes, la fréquence de passages d’ordres peut atteindre parfois 1000 exécutions par seconde. Aux Etats-Unis le temps moyen de détention d’une action est de 22 secondes. Ça fait quoi comme impression de posséder 1000 tonnes de café ou de nickel pendant 22 secondes ? Je critique pas. J’ai moi aussi 6 pantalons et ma copine 14 paires de chaussures et son père veuf un gros SUV 6 places. On est tous dans le système.
L’homme n’a déjà plus la main sur les ventes et achats de ces valeurs. Ces ordinateurs sont sensibles au moindre frisson du marché. Ils l’amplifient à la hausse comme à la baisse.
Tel l’effet papillon, d’un battement d’ailes dans une forêt des îles Fidji provoquant une tornade aux Bahamas, une chute ou une hausse due à une spéculation automatisée par un algorithme sur le cours d’une matière première donnera un orphelin de plus à Delhi, un déplacé à Pékin, un homeless dans le Milwaukee et un sans terre viendra grossir une favela de Rio. Sans un mot. Sans un cri.
En réaction chacun d’eux dans son pays reprendra à son compte l’idée de faire un mur, de trouver qu’il est temps de chasser cette ethnie avec laquelle il vivait depuis si longtemps. Son voisin devient son ennemi. A qui d’autre pourrait-il en vouloir ?
Le marché se s’arrête pas. Il saute les murs.
Affalé sur le canapé, j’essaie de relier ces deux informations.
D’un coté, des petites mains expertes ayant une profonde connaissance du territoire au fin fond d’un petit département français, essayant de faire de l’insertion, d’être au plus près de l’humain, des préoccupations des entreprises, des collectivités et de l’autre ces mathématiques appliquées sur les plus performantes machines numériques sans états d’âme, sans amis, sans éthique. Au service de gens sans visage comme disait l’autre.
J’essaie de les relier, mais ce sont deux mondes qui ne se rencontrent pas.
Ma mère résume ce monde très bien. Sans le vouloir.
Elle sert d’extra, le soir tard, pour des cocktails de fin d’assemblée générale de grands groupes planétaires. Un jour, ne tenant plus d’une cystite terrible, elle avait croisé, tu sais le PDG qui s’est échappé du Japon. Il sortait des toilettes. Un bel homme. Distingué.
Mondes parallèles.
Game over.
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Chapitre 9
3 juin 2021
Depuis des années à la même place. Siège 28. En première classe. Le TGV m’emmène comme chaque jeudi chez moi à Bordeaux. Précisément au Cap Ferret. Bercé par l’imperceptible dodelinement du wagon, je repense à ma vie. Je me remémore mes débuts, entrant, encore acnéique, dans une imprimerie parisienne. Tireur de plans à mes début. L’entreprise se diversifie dans les années 80, aussi je me retrouve deux fois par mois à Genève assistant aux séances photos du magazine Lui.
Mon travail consiste à faire le lien entre la conception et la fabrication et aussi trouver des débouchés, autres, au cas où le marché du charme se retournerait.
Je ne confonds jamais le travail et l’amusement. L’amusement des autres c’est aussi mon travail. Mon outil pour que les bons à tirer soient passés. Je côtoie des créatures de rêve dans les bars branchés de la ville. Mon quartier général est au 6eme étage du Four Seasons. Le roof top se décline en restaurant avec vue sur le lac. L’Izumi me sert de cantine. J’y invite les passeurs d’ordres et je ne manque jamais de garnir la table d’une poignées de mannequins de toutes nationalités.
Le contrôleur me réveille alors que j’étais en train de passer à table. Je montre mon billet et repart avec gourmandise dans mes songes helvètes.
Me revient à l’esprit cette cuisine fusion. La salade du chef Mitsuru Tsukara, respire la simplicité. Tronçon de homard, pousses d’épinard, huile de truffe au yuzu. Parfois il opère une variante avec un foie gras sauce terrivaki et truffe en fines lamelles. J’accompagne ces mets avec un saké Suzubié servi, j’y tiens, à 22 degrés. Jamais dans un verre. J’apprécie par dessus tout, le velours du breuvage chaud glissant sur la fine porcelaine froide du Hirezake.
La conversation à laquelle je ne prends que fort peu part, dérive toujours sur d’autres sujets. L’impression, le grammage du papier, la calligraphie n’importe plus. Le mélange mannequins, Dom Perignon, saké échauffe les sens. Cocktail parfait pour être en position de force lors des négociations du lendemain. Vers minuit tout ce beau monde finit au Bypass, le club très privé de l’hôtel. Moi, je me couche avec Mile Davis. Quelquefois une fille m’accompagne. Jamais de française ni d’anglaise. Quand tu es commercial bilingue, tu as juste l’impression de continuer de bosser. Je ne confonds jamais travail et amusement.
Cela dure quelques années. Je suis maintenant actionnaire de la boite. Le magazine de charme fait place à la location de vidéo porno. Je m’adapte. Pendant toutes ces années, je me suis fait un sérieux carnet d’adresses. Mannequins et photographes évoluent aussi dans le monde du luxe. Par l’entremise de l’une d’elle, Sophia, je me fais connaître des annonceurs. Paris, capitale du luxe, redevient mon port d’attache. Après quelques hésitations, le marché du parfum s’ouvre à nous. L’édition papier demande énormément d’encarts publicitaires. Certains doivent être parfumés. Nos techniciens adaptent les machines et bientôt nous sommes les seuls à proposer ce produit. Jackpot.
Pour ma part, ma vie se partage entre l’atelier de fabrication et mes rendez-vous chez Chanel, Dior, Lancôme… je croise le même style de personnes qu’à Genève. Elles ne vieillissent pas. Ni moi me semblait-il. Le Baron avenue Marceau, Les Bains Douches, Le Palace sont mes adresses de nuit. J’y fait… comment dit-on aujourd’hui ? Du coworking. Oui, voilà du coworking. Vous me faites rire avec vos inventions.
Ma voisine de voyage revient s’asseoir. Elle s’excuse de m’avoir frôlé. Pas grave, elle vient de m’extirper de ces années de fêtes, d’alcools, et d’excès en tous genres. Mon Dieu mais quelle vie ! La vraie vie ?
La boite traverse toute les crises. Le crack de 87, celui de 2000, les attentats du 11 septembre, les subprimes, les tsunamis, les attentats parisiens, les gilets jaunes. Elle a tout supporté. Chaque fois elle repart. On s’adapte, on a pour nous que le marché du luxe redémarre chaque fois plus vite et plus fort encore. Il y a une frénésie des gens à acheter après les crises. La crise nous fait approcher la mort. Alors on se rassure avec le luxe gadget.
Le luxe gadget c’est le parfum, les foulards, bref les produits dérivés du vrai luxe, celui qui fait croire aux gens qu’ils font un peu parti de l’élite car ils pensent avoir un truc en commun avec elle. Et c’est là que les publicitaires arrivent. Aujourd’hui les psychologues sont embauchés en masse par les agences publicitaires. Très peu vont dans le médico-social. Ils travaillent avec des outils qui s’appellent réactance psychologique, effet de familiarité, effet d’amorçage et j’en passe. Et ce ne sont que les stratagèmes les plus courants, les plus anciens pour vous appâter.
Maintenant vous leur donnez Le Graal : vos datas. Il savent combien de fois vous venez chez Séphora, connaissent votre date de naissance, nom, prénom, adresse, téléphone grâce à votre carte de fidélité. Ils peuvent faire une corrélation avec la carte des gens de votre famille et ainsi vous rappelez que c’est bientôt l’anniversaire de votre tante et qu’à cette occasion vous aurez 5% de réduction pour 100 euros d’achats.
Je me dis que je suis de la vielle école. Mon Mac et mon Iphone 14 me servent surtout à regarder Netflix, jouer à candy crush et aussi à regarder en replay l’étape du Giro, le soir dans mon hôtel.
Pas un devis sous excel, toujours à la main. Au bureau les filles de 30 ans me charrient. Je m’en fous. Je m’adapte avec un stylo et un papier. Un prix c’est un prix. La signature en bas à droite m’engage. Les gens le savent et me font confiance depuis 43 ans.
Je regarde le paysage défiler le front collé à la vitre et pense qu’avec cette pandémie, cette fois il faut vraiment me recycler. Pour la première fois j’appréhende le temps qui passe. Ne serait-ce pas le combat de trop ?
Mes parts dans la boite, sont vendues depuis bien longtemps. Je suis juste employé pour ma connaissance du milieu, mon expertise, mon carnet d’adresses et ma capacité à faire rentrer du cash. Pour le reste, mon charme a toujours comblé mes lacunes.
La pandémie a redistribué les cartes. Le luxe est mis à l’index. Les gens se trouvent d’autres centres d’intérêts. Les biotechnologies ont le vent en poupe. Plus personne ne veut abuser de la planète. Chacun se sent coupable des outrages qui lui sont faits. Des affiches recyclables fleurissent à travers la capitale. Une forêt décapitée, massacrée par des bûcherons brésiliens nous interpelle désespérément avec ce slogan.
« Seulement eux ? Me too ! »
La population commence à comprendre qu’il faut faire des choix individuels pour le bien commun. Il faut absolument préserver nos ressources. La mode et la publicité sont régulièrement attaquées. Certains parlent de l’interdire.
Mes jeunes employeurs qui pour me présenter donnent du « Max notre plus fidèle collaborateur ». (Collaborateur ! Les mots n’ont pas la même valeur selon les époques), ont des idées de diversifications. Il me suggèrent d’aller voir la semaine prochaine cette nouvelle usine de suppositoires permettant de contrôler tout un tas de paramètres physiologiques en l’espace de 15 minutes. Connecté en Bluetooth avec son téléphone, celui-ci envoie les informations intimes vers un laboratoire d’analyses automatisé qui, depuis Djakarta, te fournit dès le lendemain matin via ton enceinte connectée des conseils d’activités sportives, nutritionnelles et surtout tes données physiologiques.
-Et… ? dis je
Soupir de ma part.
– Le business plan c’est quoi ?
- Le truc, tu vas rire, c’est de parfumer l’emballage du suppositoire et d’y mettre la marque du parfum dessus. Si la fragrance te plaît tu scannes le QR code, ta carte bancaire incorporée dans ton téléphone est débitée, le parfum est livré sous 6h par un drone. C’est génial, de la balle mon pote, hurlent-ils de concert.
Le TGV arrive en gare de Bordeaux. J’aide une jolie rousse à descendre ses bagages. Elle me sourit plus longuement qu’un merci nécessaire.
Un frisson au bas des reins m’extirpe de cette torpeur ferroviaire. Le sang circule à nouveau. Puissamment, comme si ce qui lui restait à vivre prenait plus d’importance en cet instant.
J’accélère le pas, la rattrape et lui glisse à l’oreille.
– Et si nous allions à Genève déguster un saké chaud.
– Des huîtres à Arcachon feront l’affaire dit-elle sans se tourner, masquant ses joues empourprées.
Pour la première fois, il décida de se retirer définitivement des affaires.
Il n’allait tout de même pas finir sa vie dans un monde de trous du cul.