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Ces voisins inconnus, III

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Je retroussai mon pantalon et testai une nouvelle fois la température de l’eau. Mordante et inodore, pensai-je, sans ces relents de vase et d’algues qui vous prennent à la gorge lors des grandes chaleurs. Le lac à la mi-juin semblait étrangement propre, cristallin, malgré tous les secrets qu’on y avait jetés depuis des siècles. Sidonia avait raison : je n’avais nul besoin d’un maillot de bain ; quelques personnes autour de nous étaient nues et vaquaient à leurs occupations de manière très naturelle. Un homme déjà âgé, aux bourses lâches lui pendant sur les cuisses, jouait au badminton avec une fille qui devait être sa fille. Un couple d’étudiants riait très fort, parfois ils passaient une main sur leurs corps d’une innocence blasphématoire.

Je n’osais guère me déshabiller ainsi devant Sidonia, mais il était désormais impossible de reculer. Déjà, ses seins lourds et blancs encore du long hiver et du mauvais printemps se balançaient sous mes yeux au rythme de son rire. Ses jambes musclées – tous les dimanches, avait-elle gravi des sommets avec le viril Gieri ? – donnaient tout alentour une fête féline. Une fois mon pantalon ôté, je restai soudain en chaussettes, comme paralysé. C’était bien ça : j’avais été chassé du paradis. Jamais mon corps ne m’avait contredit autant qu’en cet instant.

J’étais un homme trop grand, légèrement replet déjà, aux muscles atrophiés par l’étude, aux épaules voûtées sous la charge de la pensée. Mes jambes étaient comme deux branches mortes, blanchâtres, sans relief, à peine capables de me porter. Assurément, hors d’une société dominée par le secteur tertiaire, avec ses bureaux chauffés et ses calories à portée de main, j’étais foutu. J’avais déjà, pour tout dire, mis mon corps en berne. Moi qui me moquais des poèmes de Gieri Casutt, je l’imaginais maintenant en alpiniste valeureux, sa main experte et pileuse faisant jouir Sidonia.

Je gagnai du temps en pliant soigneusement mes habits, puis en me détournant pour contempler la goldene Küste où tant de corps riches comme le mien s’affaissaient peu à peu dans un luxe obscène. Seule la force physique de centaines de manœuvres étrangers, d’ouvriers à la chaîne hébétés, de nettoyeuses portugaises lancées vers les arrêts de bus dans le petit jour, seuls les gestes des ouvriers agricoles et des serveuses dans les restaurants assuraient ma survie, comme si je m’appuyais sur leurs corps voûtés eux aussi et meurtris par la tâche. Contrairement à Gieri, je passais mes dimanches à lire et écrire. Je craignais la vie et ses dehors périssables. Les animaux, les arbres me dégoûtaient parfois. Jamais je n’avais affronté l’aveugle force des éléments, leur massive évidence qui aurait nié d’un seul coup le freluquet crépusculaire que j’étais.

Sidonia s’approcha de moi, et j’eus le désespoir de n’être pas Tarzan. Cette image ridicule me torturait sottement. Mais, après tout, que pouvais-je faire ? J’avais passé des années de ma vie à lire, bien au chaud en novembre, à l’ombre fraîche de mon jardin en juillet, des ouvrages savants qui n’intéressaient plus grand monde. Je m’étais gavé sans réserve d’une culture magnifique mais qui, pour la plupart de mes compatriotes, ne signifiait plus rien. La Suisse n’avait jamais été une nation littéraire : après un boom économique tardif, ce pays miséreux, sans matières premières ni idées grandioses, où l’on freine à la montée comme disent ses habitants, s’était jeté à corps perdu dans la spéculation boursière, l’usure et la fabrication d’armes. La plupart des gens y étaient voués à vie à des travaux absurdes qui m’auraient quant à moi convaincu du suicide en trois jours – confectionner des hamburgers, présider des conseils d’administration, tenir des portes d’hôtels, dicter des règlements, établir des factures.

M’étais-je assez joué la comédie du professeur, valeureux pourvoyeur de savoirs libérateurs dans un monde ignorant ? M’étais-je assez dissimulé que ces idéaux couvraient à peine mon narcissisme bon marché, une coquetterie vestimentaire dérisoire et un souci comptable de récent petit propriétaire ? Mon corps aussi blanc et flasque que celui d’un ver, exposé au regard de Sidonia, me rappelait brutalement cette condition et ce qu’elle avait de tragiquement faussé. J’étais très bien payé pour dispenser mollement quelques cours de culture générale à de jeunes bourgeois arrogants, futurs managers ou nettoyeurs d’entreprises surdotées en personnel. Le dimanche, à l’opéra, ils prendraient bien sûr des allures d’humanistes. Jamais ils ne feraient d’autre usage que mondain des écrits si décisifs dont je leur vantais ou vendais la valeur universelle. Avais-je déjà converti le regard d’un seul de ces étudiants ? Mes propos désabusés, mon cynisme social de privilégié n’avaient-ils pas déjà lugubré tous leurs rêves ? Mais peut-être m’attribuais-je trop de pouvoir : après tout, avec l’éducation reçue dans leurs milieux, cela faisait déjà longtemps qu’ils n’en avaient plus, de rêves.

Oui, me disais-je soudain en découvrant mes pieds déformés, aux ongles mal taillés, la culture générale n’est qu’une culture particulière, fruit d’admirations arbitraires ou forcées, et de négligences injustifiables. Un formidable hold-up mental. Maintenant, une salle de concert bruissante de conversations alertes me semblait aussi obscène que les manteaux à la mode qui, dans mon enfance, se montraient à la messe dominicale, sous le regard de Personne. Tout ce que j’enseignais, les grands auteurs, les hauts styles, tout cela n’avait peut-être pour effet suprême et inaperçu que d’assurer des suprématies faciles, de dompter les corps. Bref, de fixer le monde dans sa gangue et d’en clore toutes les issues. J’avais lu Deleuze, Bourdieu, Debord, mais leurs engagements concrets étaient demeurés irréels pour moi. J’en parlais comme on décrit la mer d’un balcon élevé, sans s’y être plongé, avec la distance de l’observateur, ou sa lâcheté. Même Gieri Casutt, qui m’avait semblé jusque-là un provincial mal dégrossi, un naïf, m’apparaissait d’un coup comme un être plus complet que moi. Je devais l’idéaliser, comme toujours dans ces cas-là, mais n’en avait-il pas moins troublé Sidonia Soguel et goûté son corps ?

Cet air ahuri que j’avais gardé, debout en chaussettes devant le lac, aurait dû faire fuir Sidonia vers de plus alertes mâles. Mais il n’en fut rien, elle s’approcha de moi et posa sa main sur ma nuque.

— Tu as l’air tellement égaré, Hubert Hubert, moi qui pensais qu’une baignade te ferait du bien.

— Oh ! je ne m’attendais pas à me retrouver ici, avec toi, presque libre ou désœuvré. D’ordinaire, je cours après mon agenda : les obligations dictent tout au point que je n’ai pas à réfléchir à ce que je fais. Et là…

— Là, tu ne sais pas que faire ?

— Ce matin, j’ai noté une phrase dans mon carnet. Depuis que je l’ai lue, je me sens comme un pantin désarticulé. Un économiste, Max Weber, l’a écrite vers 1904. Il s’intéressait au sérieux professionnel des protestants…

— Tu es sûr que tu ne veux pas que l’on se baigne d’abord ?

— Écoute ça : « À partir du moment où l’ascèse quitta la cellule monastique pour être transposée dans la vie professionnelle et commença à exercer son empire sur la moralité intramondaine, elle contribua à construire le puissant cosmos de l’ordre économique moderne, tributaires de la production machinisée. Les contraintes écrasantes de cet ordre mécanique déterminent aujourd’hui le style de vie de tous les individus nés dans ses rouages et le détermineront jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé.»

— Brrrrrr… Ça fiche les frissons, plus encore que l’eau. Mais en quoi cela te concerne, ce genre de fatalité ?

— Écoute, Sidonia, tu es notre secrétaire et interprète, je préside nos réunions, je ne devrais pas me montrer ainsi à toi… Mais je suis sur pilote automatique depuis trop longtemps. À la CASTORP, je feuillette les dossiers distraitement, nous attribuons peu ou prou toujours les mêmes subsides aux mêmes amis… Maintenant que j’en suis une sorte d’entrepreneur, la littérature qui me passionnait tant autrefois m’apparaît comme une épicerie sordide, bradant des haines, soldant des jalousies.

Je n’osais pas me retourner vers Sidonia. Bêtement, sa main sur mon cou – car elle l’y avait laissée et le caressait doucement – me fichait une érection que je ne savais plus comment cacher… J’avais toujours fui la «vie dangereuse» comme l’appelait Cendrars, et maintenant que cette vie frappait à ma porte sous les espèces de Sidonia, je lui tournais le dos, confit de honte.

L’image d’une amie d’autrefois, Carla, s’imposa à mon esprit. Elle avait eu l’audace de faire ce que ma prévoyance et ma peur m’avaient toujours interdit. En ce moment carrefour de ma vie, elle se rappelait à moi de très loin, bien après que j’avais cru avoir raison sur elle. Nous avions fait nos études ensemble à la faculté des lettres, c’était une bonne amie, racontais-je à Sidonia pour lui expliquer mon désarroi. Son diplôme en poche, l’enseignement à vie l’attendait comme la niche son chien. Et, au grand désespoir de ses parents, elle avait tout plaqué d’un coup. «J’ai refusé de m’appeler Médor», disait-elle, citant son écrivain préféré, Nicolas Bouvier.

— Et qu’a-t-elle fait alors que toi tu n’as jamais osé ? demanda Sidonia.

— Carla avait un rêve, un peu absurde sans doute, mais elle a décidé de l’affronter, quel qu’en soit le prix. Elle dansait merveilleusement le tango. Ses hanches étaient fortes et souples, elle bougeait comme un continent. Elle a suivi quelques stages à Buenos Aires, ça l’a convaincue d’en faire sa vie. Chez elle, les petites chaussures de cuir souple, toutes marquées, montaient en piles jusqu’au plafond ! Elle ne se sentait vivre que dans ce monde de la musique, de la danse. Le tango, une pensée triste qui se danse : suspension, rythme, équilibre toujours menacé des corps… Mais aussi une sorte de vertical sex. Vraiment la meilleure métaphore des relations humaines…

— Oui, mais je ne vois pas où réside l’audace à danser le tango…

— Carla a tout quitté en quelques semaines, son appartement, ses amis, elle a rempli trois malles, vendu ses meubles aux puces, vidé ses comptes en banque. Elle a pris l’avion pour Buenos Aires sans esprit de retour. Là-bas, c’était la crise économique. Elle dansait le tango toutes les nuits et passait ses journées à dormir. Une chambre minable, qu’elle avait dans le barrio du port. Après quelque temps, elle a dû travailler comme vendeuse pour payer ses factures. Elle prenait pas mal d’amants, mais ils étaient fauchés, comme la plupart des danseurs de Buenos Aires. Les cours de tango qu’elle donnait ne lui rapportaient presque rien. Elle buvait trop, c’est sûr, c’était la bohème pour la première fois, elle qui avait été dressée comme une petite fille modèle. Un jour, elle a préféré devenir pute de luxe plutôt que de se vendre chaque matin à un supermarché… D’abord, elle a bien gagné, sans aucune honte d’ailleurs, elle aimait les bijoux, les fringues, tout ça. Et puis elle a subi des vengeances de maquereaux. Un jour, on l’a tabassée gravement devant sa porte. Elle a eu presque tous les os du corps brisés…

— Dis donc, son rêve, à ton amie, il ressemble plutôt à un cauchemar…

— Eh ! bien, figure-toi qu’elle est rentrée en Suisse après cinq ans de cette vie. Son rêve en avait pris un sacré coup, oui, mais une force la portait comme jamais auparavant. A son retour, elle vibrait de toutes les joies et les chagrins qu’elle s’était infligés. Quelque chose de dense émanait d’elle, je ne saurais l’expliquer. Elle avait soulevé la chape de plomb de la peur et de la prudence. Elle avait accepté la « vie dangereuse »…

Sidonia souriait toujours avec ironie ou peut-être tendresse. Je lui proposai d’aller se baigner sans moi, étant trop las pour lutter contre l’eau mordante. Quand elle courut vers la rive, je vis un instant ses fesses pleines et fortes qui me redonnèrent l’envie de vivre. Il fallait pourtant que je trouve le moyen d’en finir avec cette stupide érection.