D’ailleurs en ce moment-même
tu t’adresses à quelqu’un que tu ne connais pas
en espérant qu’il s’arrêtera un jour
sur l’une de ces paroles
à défaut de les entendre
de ta bouche en temps et heure
Tant et tant de poètes. Leurs œuvres sont parfois abritées dans de « grandes maisons », d’autres chez des éditeurs plus confidentiels, souvent à compte d’auteur déguisé ou non, d’autres enfin s’éparpillent dans le vaste univers numérique. Face à la pléthore on pique au hasard, hasard des rencontres, d’un article lu ici ou là ou d’une visite dans une librairie (si tant est qu’elle accorde à la poésie une place suffisante) et l’on s’arrête parfois sur un titre, un nom, voire simplement une belle couverture, promesse de beaux vers.
En l’occurrence, le chroniqueur n’avait aucune raison de s’intéresser à Roberto San Geroteo, né en 1951 à Rennes de parents venus d’Espagne, pays dont il enseigne la langue, sinon qu’il figure dans la Collection de l’umbo à côté de poètes comme Pierre Peuchmaurd, ce qui est un gage de qualité. Sans compter que les ouvrages de cette collection dirigée par Jean-Pierre Paraggio sont en eux-mêmes de beaux objets, amoureusement confectionnés qui communiquent l’envie de lire (1).
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Roberto San Geroteo ne livre ses élans que dans de rares plaquettes. L’épigraphe de cet article – qui fait référence, pour sa part, à la rareté des lecteurs – est tiré d’Asi en la paz como en la guerra, un ensemble de poèmes (en français) puisés dans « la galaxie figée des souvenirs », souvent tintés d’humour à l’instar du père en caleçon ou du professeur qui enseigne son thé lipton à la main…, souvenirs de lecture aussi bien :
… comme ce vieux rabin
dont parle Franz Kafka
en marge de son journal
après l’avoir vu manger
avec des ongles en deuil.
Ces lignes qui concluent le poème « Boulevard », respectivement de 6-6-7-7-6 syllabes, sont-elles des vers ou de la prose ? Question qui vaut pour les vers libres en général. Juste pour l’exemple, il vaut la peine de relire ce même extrait mais écrit à la suite, comme de la prose :
… comme ce vieux rabin dont parle Franz Kafka en marge de son journal, après l’avoir vu manger avec des ongles en deuil.
On constate qu’il y a bien une différence. « Couper les lignes », comme on dit péjorativement, apporte dans ce cas une cadence, une musique si l’on préfère, qui n’existent pas ou pas autant dans le texte écrit à la suite. C’est toute la différence entre le poétique et le prosaïque, aussi subtile soit-elle. La chose est certes compliquée car il existe aussi une prose poétique…
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Tel est justement le cas dans cette autre plaquette, Le Feu fait son travail, une suite de paragraphes. Ainsi celui où l’auteur, lui-même professeur, comme déjà noté, décrit ses états d’âme à la fin d’un cours sur un mode un tantinet surréaliste :
Son goût et son odeur aux mains quand je les élève au-dessus de la tête en répétant la question pour la prochaine fois. Le cours est fini. Je regarde la fenêtre en pleine lumière. Mon corps a roulé jusqu’en bas du talus. Il s’en dégage une puanteur d’un autre monde. Le père défunt et la sœur aînée se scandalisent affectueusement qu’il n’y ait personne pour se pencher davantage sur cette dernière question sans réponse. Ouvrir la fenêtre et repartir comme on est venu avec un pied de nez de passe-muraille aux poursuivants.
Si l’on faisait l’expérience inverse de celle que l’on vient de faire, si l’on essayait de couper ces phrases, on verrait tout de suite que cela ne fonctionne pas. Nouvelle preuve du résultat précédent : les vers ne sont pas de la prose et réciproquement.
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Quand il n’y a plus personne rassemble des poèmes empreints de nostalgie : pensées mélancoliques, souvenirs de personnes disparues ou non.
Le charbonnier dans la neige
à tout petits pas
le vieux cheval jaune le suit
son haleine grise se mêle
à la fumée du mégot
la lanterne veille
et leur montre le chemin
vers l’aube qui ne vient pas.
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À la différence des trois plaquettes publiées dans la Collection de l’umbo, le dernier ouvrage examiné ici appartient au catalogue des éditions À l’index. Il comporte deux ensembles distincts, des poèmes de longueurs variables (six lignes à deux pages) dans Le Havre de Grâce, des (sortes de) haïkus dans Un caillou dans la bouche.
Le premier cultive la même veine nostalgique que Quand il n’y a plus personne
… Il a d’abord lu par-dessus mon épaule
après la mort, il y aura le temps
la nuit, le jour
c’est lui, la douleur aussi
dit-il, dans un sourire, les yeux
brillants d’ignorance, fraternels.
Un clochard :
… Son regard de chien triste
à qui on ne la fait plus
rongeant toujours le même os
en silence
comme s’il s’agissait d’un cœur de silex.
Un « cœur de silex », à l’instar de Frantz Fanon « guerrier-silex » dans le poème de Césaire :
… FANON
tu rayes le fer
tu rayes le barreau des prisons
tu rayes le regard des bourreaux
guerrier-silex
vomi par la gueule du serpent de la mangrove
(Aimé Césaire, Moi, Laminaire)
L’amour et l’enfance sont associés dans plusieurs poèmes, auxquels se mêle comme dans l’extrait suivant curieusement une note trouble :
… pour te dire
de venir
et revenir
le plus nue possible
dans cette clarté obscène
jusqu’à l’obscure enfance.
Les poèmes de la seconde partie, Un caillou dans la bouche, sont de l’aveu même de l’auteur dans sa postface inspirés des haïkus, même s’ils ne respectent pas les règles très strictes du haïku japonais (trois vers de 5/7/5 syllabes ; référence obligatoire à la nature). L’enfance apparaît ici à nouveau comme un thème majeur :
Un enfant se dévisage
voit-il la mort
pour la première fois ?
Ou bien :
Un enfant goûte
sur le seuil
la voisine
Belle image évocatrice d’un moment familier, l’enfant qui prend son goûter sous le regard d’une voisine, mais le poète a-t-il perçu le double sens de ce tercet ? « Un enfant goûte sur le seuil la voisine » ne signifie pas la même chose, en effet, que « Un enfant goûte / sur le seuil la voisine ».
Dans les deux poèmes ci-dessous la nature est présente :
Là-bas dans ton enfance
Une petite rivière
J’y trempe toujours les pieds
Ton visage
mon enfant
pour partir sous la neige
Encore la neige mais cette fois sans l’enfance :
Tombe des branches
la neige
au creux des cœurs
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Faut-il repréciser pour finir que ces quatre plaquettes – qu’elles soient publiées à l’Umbo par Jean-Pierre Paraggio ou À l’index par Jean-Claude Tardif – sans être à proprement parler des ouvrages pour bibliophiles, sont des objets de choix autant pour les illustrations et le soin apporté à l’édition, la maquette, les papiers, que pour la qualité même des textes, des objets que l’on se plaira à feuilleter et à conserver ?
Quand il n’y a plus personne, frontispice et illustration de Jean-Pierre Paraggio, Collection de l’umbo, Sète, 2024, 12 p.
Asi en la paz como en la guerra, frontispice et illustrations de Jean-Pierre Paraggio, Collection de l’umbo, Sète, Éditions l’An Demain, 2022, 20 p.
Le Feu fait son travail, frontispice et illustrations de Roland Giguère, Collection de l’umbo, Paris et Toulouse, 2022, 20 p.
Le Havre de Grâce (Fin du monde an 03/04) suivi de Un caillou dans la bouche, accompagné de huit photos-images de Léo Verle, Épouville, À l’index, 2021, 48 p.
(1) Cf. nos articles sur Joël Gayraud / Virginia Tentindo et Pierre Peuchmaurd :
https://www.recoursaupoeme.fr/joel-gayraud-et-virginia-tentindo-les-tentations-de-la-matiere-ocelles/https://mondesfrancophones.com/comptes-rendus-2/pierre-peuchmaurd-un-poete-a-redecouvrir/