Questions : Comment une personne qui a quitté l’École à 13 ans peut-elle remplir tous les soirs, depuis des années, des salles de 750 personnes en leur parlant pendant plus de deux heures de Pascal, Molière, Freud, Péguy, Céline et La Fontaine, avant de passer à Victor Hugo ?
Comment Fabrice Luchini arrive-t-il à captiver un public que l’on peut considérer comme d’origine très variée et de tous âges ?
Et pourquoi ce public se laisse-t-il séduire par cet artiste, alors qu’il n’ira jamais voir les spectacles produits par le théâtre subventionné, Odéon, Amandiers, Palais Royal, Cartoucherie, etc. ?
Il y a plusieurs raisons possibles, et la première que je retiendrai c’est la qualité de « passeur » de FL.
Venant d’un milieu populaire, La Goutte d’Or, il sait traduire pour le citoyen moyen en langage simple et clair les textes des grands auteurs.
Avec lui, le spectateur qui n’a pas fait de hautes études littéraires, a l’impression de comprendre le sens des œuvres commentées. Les mots compliqués sont expliqués, voire traduits dans un langage simple.
A partir d’une phrase de Pascal, il donne la quintessence de sa philosophie, en expliquant bien le texte, avec des exemples, et avec sa manière si caractéristique. L’humour et l’ironie qu’il glisse dans son exposé, vont chercher l’auditeur et lui en font comprendre le sens.
On peut s’imaginer ce que donnerait une classe de philo dirigée par FL, les élèves se battraient pour y assister (comme pour Michel Leeb, quand il officia brièvement à ce poste, plébiscité par les étudiants, et vilipendé par ses pairs, imbus de leur supériorité de caste, et par une partie des parents d’élèves).
C’est un formidable passeur, qui amène ou ramène à la littérature classique bon nombre de lecteurs égarés.
Évidemment tous les professeurs de français ou de philo ne peuvent employer les mêmes méthodes. Il faut y joindre en effet des dons d’artiste, qualités que Fabrice Luchini développa sous la houlette de Paul Laurent Cochet, et qu’il développa au cours d’une riche carrière cinématographique.
Il sait y rajouter des drôleries d’amuseur public, et des jeux de scène, qui font rire le public, même quand il commente La Fontaine.
Récitant une fable en verlan, il cabotine et se dandine en reproduisant la rythmique vocale et physique des rappeurs. Succès assuré !
Ses digressions avec les spectateurs, surtout ceux du premier rang, sont bien rodées et font partie intégrante du spectacle. La salle rit de bon cœur, le public est aussi venu pour ces saillies, qui pourraient l’apparenter à un chansonnier.
Il tient la scène plus de 2 heures, en buvant 2 verres d’eau, sans la moindre interruption. A 72 ans, pas étonnant que parfois sa voix faiblisse un peu, il travaille sans micro !
Cette performance, ce don de soi à fond envers le public, les spectateurs les ressentent complètement, et c’est une des raisons de son succès
Et vu la complexité du texte à présenter, il n’hésite pas à utiliser un recueil contenant tout le script du spectacle. Jeu ou pas, il s’y réfère quelques fois quand il a le sentiment d’avoir sauté une partie du texte. Ce qui lui permet une respiration, et une reprise de l’histoire, dont il sait jouer avec le public : « mais j’ai oublié de vous parler de … ».
Il a ainsi quelques « trucs » bien rodés qui font mouche à tous les coups.
Mon but dans cette chronique n’est pas de commenter les fables qu’il évoque.
Il faut cependant préciser qu’il remet les Fables de La Fontaine dans leur contexte, en rappelant que toutes ont l’écrivain grec Ésope comme inventeur. Jean de La Fontaine a eu l’immense mérite de les réécrire dans le français de l’époque, une langue d’une grande pureté, en les traitant comme des sujets d’actualité.
Il sait vanter son courage, défendant devant Louis XIV, à ses risques et périls, l’intendant Fouquet, interné à vie après les somptueuses fêtes de Rambouillet, qui avaient tant vexé le jeune roi.
Citons quand même quelques fables présentées : « Perette et le Pot au Lait », « L’Ours et l’Amateur de Jardins », « le Rat et l’Éléphant », « les Deux Amis ».
Et pour clore brillamment un spectacle intitulé « La Fontaine et le Confinement », il ne pouvait trouver mieux que la fable « Les Animaux malades de la Peste » :
Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés
…
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les Jugements de Cour vous rendront blanc ou noir !
Avant de quitter la salle sous l’habituelle ovation debout* !
(soirée du lundi 20 novembre 2023 – Théâtre Montparnasse)
*certains français modernes anglicisés préfèrent employer le terme de « standing ovation ».
A noter que les anglais ont conservé le mot « ovation » dans leur franglais original.
Les Fables de La Fontaine présentées en vignettes dans les tablettes de chocolat. L’initiation à la bonne littérature commençait tôt dans les années 50