Publications

Proust contre Cocteau : on refait le match

Proust contre Cocteau

Claude Arnaud

Grasset

 

Si c’était de la boxe, ce serait, comme cela se faisait il y a des années, la rencontre d’un poids lourd contre un poids coq. S’il s’agissait de la course à pieds, on aurait un coureur de fond contre un champion du 100 mètres. Un amateur de fables irait de son allusion à une certaine tortue et à un certain lièvre. Comment, dès le titre de l’essai de Claude Arnaud, Proust contre Cocteau, ne pas réagir ainsi en se disant qu’on va assister à un match décidément trop inégal, surtout, comme c’est mon cas qui n’a rien de bien original, si on tient Proust pour le plus grand romancier français du siècle passé et sa Recherche comme une œuvre d’une inépuisable richesse, et si l’on considère Cocteau, pour le connaître imparfaitement, comme c’est toujours mon cas, comme un écrivain qui vaut certes mieux que ce que beaucoup de ses contemporains en ont dit (relire les surréalistes, Breton notam- ment, et Bataille, ou son « ami » Picasso) et je ne parle pas de ce qu’aujourd’hui les belles âmes intellectuelles de gauche ne manquent de lui reprocher (son attitude, il est vrai pour le moins légère, pendant l’Occupation, son goût pour les mâles et très kitsch sculptures d’Arno Breker…), mais qui ne peut néanmoins prétendre à concourir dans la même catégorie que son aîné Proust.

Seulement voilà : n’était la personnalité de l’organisateur et metteur en scène de ce match singulier, Proust contre Cocteau, son affiche ne m’aurait guère aguiché et je n’aurais probablement pas réservé ma place au premier rang pour cette rencontre improbable. Or il s’agit de Claude Arnaud. Et Claude Arnaud, outre qu’il est l’auteur d’une volumineuse et passionnante biographie de Cocteau parue en 2003 chez Gallimard et donc un connaisseur profond de son œuvre, est aussi un fin essayiste des avatars du « moi » et un excellent écrivain (à relire de lui, notamment, son récit Qu’astu fait de tes frères ?). Autant de raisons pour prendre au sérieux son projet où il se donne tous les rôles. Il est à la fois organisateur, arbitre, public, juge, et plus fort encore, chacun des adversaires s’affrontant dans une compétition qui a ses règles mais au cours de laquelle, parfois, quelques mauvais coups sont échangés. C’est dire que ce Proust contre Cocteau est une manière de roman, et l’un des meilleurs de la rentrée, où psychologie, sociologie, histoire, littérature, sont solidement imbriquées, et où l’auteur de Qui dit je en nous ? serait en effet en droit d’affirmer que son je n’est pas étranger au nous des deux je de ses héros.

Jean Cocteau, « Marcel Proust », vers 1920. (Coll. part.)

Jean Cocteau, « Marcel Proust », vers 1920. (Coll. part.)

 LE CAPORAL PÉTRARQUE

Aussi peu familier qu’on soit de leurs biographies, il est difficile d’ignorer, ne serait-ce que par les témoignages du cadet (il avait alors vingt ans et son aîné quarante) que Proust et Cocteau s’étaient croisés dès le début du siècle. On savait peut-être moins que leurs rela- tions (le mot amitié serait en l’occurrence impropre) durèrent douze ans et surtout qu’elles jouèrent un rôle important, sinon dans l’influence que leurs œuvres respectives auraient eue l’une sur l’autre, du moins sur la façon dont leurs carrières mondaines et littéraires furent menées. Si la Recherche a d’abord été l’objet d’un refus par Gallimard, Gide et la NRF feront vite amende honorable et Proust trouvera bientôt sa place dans la revue et dans la prestigieuse maison d’édition. En revanche, le malheureux Cocteau, qui s’était battu pendant l’année 1913 pour trouver un éditeur à Proust, était boudé par les gens de la NRF, notamment par Copeau et Gide qui le détestaient copieusement. Les reproches, voire les quolibets qu’aura à essuyer Cocteau au cours de sa vie, lui étaient déjà abondamment servis : mondain, snob, copieur, caméléon… Voilà qui ne pouvait d’emblée que creuser le fossé entre les deux hommes et alimenter rivalités et jalousies. D’autant que, de son côté, Proust la tortue, dissimulé sous sa carapace, encore inconnu, avait vu ce jeune godelureau publié avant lui, poète fêté par la jet-set de l’époque, coqueluche de toutes ces dames aristos tenant salons, émoustillant leurs reines abeilles, et dont celui qui était resté à leurs yeux le « petit Marcel » rêvait de s’approcher et de conquérir. Parmi ces idoles, celles qui viendront peupler la Recherche et dont Proust se vengera pour l’indifférence, voire les humiliations qu’elles lui avaient manifestées, trône la célèbre comtesse de Chevigné, Laure née Sade, descendante de la Laure de Pétrarque, dont Claude Arnaud nous trace un savoureux portrait. Un sacré personnage, cette mâle personne dont Proust fera la duchesse de Guermantes. Vulgaire, impudique, mais drôle, intelligente. Un humour de charretier, dira d’elle Apollinaire, et Cocteau l’appellera « le caporal Pétrarque » (allusion à son côté scrogneugneu et aux cigarettes Caporal dont elle abuse. Et puis il y a la Anna de Noailles, poétesse qui, à tout juste trente-six ans, nous rappelle Arnaud, est enseignée dans les lycées et considérée comme un des phares de la littérature européenne (on voit par là que cette époque, côté bluff et fausses valeurs, n’a rien à envier à la nôtre). Un mètre cinquante qu’elle mesure la muse que Rilke traduit, et c’est ce corps maigrichon qui met Barrès dans tous ses états. Avec « une frange coupée au bol et un nez taillé à la serpe », « l’Ana-mâle », dixit Cocteau, fascine. Dans cette galerie de portraits qui pour certains nourrissent aussi bien la verve de Cocteau que celle de Proust – le sens de la formule et l’ironie vache sont quelques-uns de leurs points communs – outre la Chevigné et la Noailles, on trouve Robert de Montesquiou, modèle de Charlus, Lucien Daudet, Maurice Sachs, Nijinski, le jeune Mauriac amoureux de Cocteau, Reynaldo Hahn, Radiguet…

Soit dit en passant, à propos de la transposition romanesque que Proust fait subir dans la Recherche aux personnages réels qu’il a côtoyés au cours de sa brève vie, il est surprenant que les actuels théoriciens prolixes de l’autofiction n’aient jamais fait référence à lui. Aussi éloignés de leurs modèles qu’aient été les figures peuplant la Recherche, elles ne le furent pas suffisamment pour que tout ce beau monde ne s’y reconnût pas, au point que la Chevigné se bouchait les oreilles de dépit quand Cocteau, vicieusement, lui récitait des passages du té de Guermantes II où elle était susceptible de se reconnaître, et que le malheureux Montesquiou lisant Sodome et Gomorrhe fut contraint de se coucher, « malade de la publication des trois volumes », bouleversé de s’être reconnu, comme avant lui le tout Paris, dans la figure du baron homo rendue célèbre par Proust, lequel avait beau déclarer que ses personnages n’avaient pas été inspirés par un seul modèle, tout en réclamant aux écrivains de son entourage qu’ils identifiassent les sources de leurs romans. On imagine ce qu’aujourd’hui une telle pratique, dans notre époque procédurière, aurait déclenché comme procès.

Lettre de Jean Cocteau à Marcel Proust, 30 mai 1921, à propos du « Côté de Guermantes ». (Coll. part.)

Lettre de Jean Cocteau à Marcel Proust, 30 mai 1921, à propos du « Côté de Guermantes ». (Coll. part.)

OUTING OU PAS ?

Humour, dons d’observation et d’imitation, ambitions mondaines et littéraires, obséquiosité publique mais en privé esprit de dérision, férocité, sens de la formule assassine ne sont pas les seuls points communs aux deux challengers. Claude Arnaud en recense d’autres, plus troublants et significatifs de leurs destins. Leur origine sociale bourgeoise (avec une longueur d’avance pour Proust). Fréquentation du même lycée, des mêmes salons d’une aristocratie sur le déclin. L’importance décisive des mères, plutôt libérales quant aux mœurs vite avérées de leur progéniture. Un sens particulièrement développé de l’histoire, familiale et nationale. Plus profondément, à l’origine de leur amitié puis de leurs conflits, « leur attitude commune face à l’œuvre à accomplir, et à la vie qu’elle défait, écrit Claude Arnaud, mais aussi de leur susceptibilité amicale, de leur soif jamais comblée d’amour et de reconnaissance, qui fit tant pour les rapprocher, avant d’exciter jusqu’au sang, leur rivalité ». Un fossé continuera de se creuser entre les deux écrivains, dont Claude Arnaud analyse avec sagacité les raisons, les littéraires étant inévitablement les plus décisives, « l’entreprise abyssale de remémoration » de Proust qui, pour la mener à bien, va le conduire à se retirer du monde n’ayant plus guère à voir avec la vie et l’œuvre de Cocteau, vie qui s’agite et se disperse, œuvre qui avance par fragments. « Loin de les réunir, la littérature accentue leurs divergences morales et formelles. » Pour Cocteau, Proust n’est pas un vrai romancier, il l’accuse d’être un truqueur, de faire endosser à ses personnages ses propres « vices », de dissimuler, via son Narrateur, son homosexualité, alors que lui, Cocteau, avait fait très tôt son outing, comme on dirait aujourd’hui. Un malade, un handicapé de l’amour, une manière de tueur qui avait fait de sa Recherche une « gigantesque scène de crime », selon l’expression de Claude Arnaud. Certes, Proust n’est pas un humaniste, plutôt une sorte de « chrétien littéraire », comme le voit Arnaud, prenant peu à peu ou par à-coups et ruptures brutales ses distances avec un « païen » inconvertible n’ayant décidément pas la moindre idée de ce qu’est le Mal (une lecture de l’essai de Bataille lui aurait été profitable). Arnaud a une belle formule pour exprimer une des significations profondes de l’œuvre de Proust : « Alors que Dieu s’est fait homme pour racheter nos péchés, un mortel est devenu Livre pour les exposer au grand jour. » Il faut dire que Proust ne portait pas un jugement très tendre sur la personne et l’œuvre de celui qu’il appelait parfois « Coq-tôt ». Pourtant les relations entre le petit-loup et le petit-prince durèrent douze ans. Puis vint le temps où Cocteau « entame un déclin d’un demi-siècle alors que Proust entre pour toujours dans la gloire ».

UN TUEUR ET UN AMI

Pour Proust, l’affaire est entendue, même si, comme l’observe Claude Arnaud, la sanctification du nom dispense parfois de la lecture de l’œuvre. En revanche, qu’en est-il de Cocteau aujourd’hui ? Depuis 1970, sa cote n’a cessé de remonter : l’admiration des cinéastes de la Nouvelle Vague, la Pléiade, où il rejoint Proust, la grande exposition du Centre Pompidou due à Dominique Païni (mais pour ce qui est du peintre, dans une autre rencontre à organiser Picasso / Cocteau, je ne donne pas cher de l’issue du match…). La conclusion du livre de Claude Arnaud (sa prédiction, qui me laisse pour le moins dubitatif, d’une désaffection progressive de l’œuvre de Proust, une « cathédrale » qui serait de moins en moins visitée) me donne à penser que le match auquel nous étions conviés n’est peut-être pas tout à fait celui annoncé. Claude Arnaud a la lucidité et l’honnêteté de le reconnaître dans cet aveu des dernières lignes de son récit : pour l’écrivain qu’il est, Proust est un tueur, alors que Cocteau lui « fait une place » dans son œuvre, l’encourage à poursuivre la sienne propre. Si le challenger de Proust était bien Cocteau, ne peut-on reconnaître, derrière la figure de celui-ci, la silhouette de l’auteur de Brèves Saisons au Paradis ? Pour qui a l’ambition de devenir un grand dans son art, écriture ou boxe, il est recommandé de se mesurer, à ses risques et périls, à un grand champion.

Article paru dans Art press n° 404