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Arrivé à l’impossible

Guillaume Dustan

Œuvres 1

P.O.L

Vient toujours le moment où une œuvre qui fit scandale en son temps trouve sa place et sa légitimité dans l’histoire littéraire ou artistique. Il y a longtemps que le Déjeuner sur l’herbe de Manet, les provocations de dada, l’urinoir de Duchamp ne suscitent plus les rires, les lazzis, les éclats de colère d’une foule ignare et bien-pensante ; longtemps que Madame Bovary, les Fleurs du mal sont étudiées en classe. Sade est en Pléiade, les situationnistes et Guy Debord viennent d’entrer à la BnF, l’œuvre de celui-ci est classée « trésor national »… Faut-il s’en plaindre, s’en indigner ? Le processus de légitimation est inéluctable.

Est-ce à dire que lesdites œuvres, enrobées, recouvertes sous des tonnes de commentaires critiques, de discours universitaires, sont devenues pour autant inoffensives, ont perdu leur pouvoir de subversion ? Sûrement pas. À chaque lecteur, plus encore s’il est un lecteur nouveau découvrant les textes, d’entretenir avec eux un lien absolument singulier, intime, où s’y trouve engagée sa propre vie. Quant aux étalages des discours critiques, à lui aussi, à ce lecteur, d’y faire son choix, de trier le bon grain de l’ivraie.

Les livres de Guillaume Dustan, en cours de publication aux éditions P.O.L (le premier volume de ses Œuvres vient de paraître), seraient-ils aujourd’hui menacés d’une « récupération », comme on disait dans les années 1960, par notre société petite-bourgeoise, et leur auteur promis à la canonisation ? Si oui, cela signifierait que le temps d’incubation qui métamorphose une œuvre scandaleuse en un pétard mouillé, serait devenu bien court, huit ans à peine. Guillaume Dustan meurt en 2005, il a trente-neuf ans. Gardons la mesure : Dustan n’est pas pléiadisé, il n’entre pas dans la collection Quarto ou Bouquins, c’est l’éditeur de la première trilogie de ses livres, un éditeur réputé à raison marginal, P.O.L, qui, devant la dispersion des écrits de l’écrivain dans diverses maisons d’édition et, surtout, devant l’image laissée par l’auteur d’un provocateur irresponsable (on se souvient de son militantisme, en pleine expansion du sida, pour le non-recours au préservatif, prise de position qui mit en ébullition le milieu homosexuel) a décidé de réunir en trois volumes l’ensemble de ses livres. Le premier comprend Dans ma chambre, Je sors ce soir, Plus fort que moi.

 PAS DE CORDON SANITAIRE

Guillaume Dustan (Ph. DR)

Guillaume Dustan (Ph. DR)

Que les fans de Dustan ne s’alertent pas devant ce qui pourrait leur sembler la mise en place d’un cordon sanitaire de textes critiques mis autour de ses livres : une préface et de longues présentations de chacun des trois romans. Ils sont signés Thomas Clerc, écrivain lui-même, auteur d’une œuvre atypique, fin lecteur, et depuis longtemps, des livres de Dustan. Ses interventions critiques n’en arrondissent en rien les angles redoutablement acérés et tranchants. Tout en livrant les informations minimum sur la biographie de l’écrivain et en situant ses ouvrages dans le contexte littéraire et politique de son époque (son lien notamment à la littérature gay – Renaud Camus, Hervé Guibert…), il prépare le lecteur à pénétrer dans cet étrange univers (d’autant plus étrange pour ledit lecteur s’il n’appartient pas lui-même à ce type de communauté gay où vécut Dustan), des amours et des dragues homosexuelles mâles où l’alcool, les drogues, les médicaments ont, si je puis dire, un rôle moteur. Pas de baise sans rail de coke, sans pétard, sans poppers (des euphorisants), sans ecstasy, sans Prozac, Xanax et autres antidépresseurs… C’est dire que le monde dans lequel nous sommes conviés à pénétrer tient, au choix, d’un paradis ou d’un enfer. En tout cas, c’est un univers qui n’a pas son équivalent dans celui de la drague hétérosexuelle, aussi « libérée » soit-elle. Les psys n’ont heureusement pas trop sorti leur boîte à outils conceptuels pour expliquer la différence de régime entre elles. L’universitaire américain Leo Bersani, introducteur en France d’un « dialogue » Freud-Foucault, a posé une question apparemment incongrue dans son essai Le Rectum est-il une tombe ? Mais elle peut donner à réfléchir sur le caractère souvent anonyme et indéfiniment répétitif des accouplements dont Guillaume Dustan expose avec une puissance rare la scénographie : y a-t-il un orgasme anal ?

NOUVELLE  FONCTION

Un jour, donc, un jeune magistrat, William Baranès, décide de délaisser les prétoires pour les boîtes gay, le Queen, la Loco, les backrooms. Il quitte ses tenues d’homme de loi pour enfiler santiags, rangers, ceinturons, bombers, slips en cuir, tricots et jeans 501 moulants, latex, cagoules ; il range les dossiers du tribunal administratif où il officie pour les remplacer par un matos SM : chaînes, cravaches, pinces, aiguilles, godes, gel pour se faire enculer et pratiquer le fist, tous instruments et techniques destinés à « faire triquer grave », d’autant que si l’on en croit Dustan « les mecs sucent mal » (pourquoi, diable, se demande le naïf hétéro de base, ne pas, de temps en temps, faire appel à une femme ?). Ainsi, la mutation est faite : Out ! William Baranès ; bonjour Guillaume Dustan ! Le magistrat auprès du tribunal administratif a changé de nom, s’est mué en « pédé » entre les pédés (il n’aime pas le mot gay), et bientôt le voilà « séropo », comme tant de ses amis. N’avait-il pas prémonitoirement écrit, dans Je sors ce soir, « Jamais je ne vieillirai » ?

Après avoir été une machine à juger, voire à condamner, le voici « machine à séduire » et « machine à plaisir ». Et cette nouvelle fonction n’est pas une sinécure. Dans Plus fort que moi, il en détaille les jouissives mais parfois douloureuses réalités. C’est un artiste dans son genre, Guillaume Dustan. Il note être vite techniquement au top. « J’ai le cul parfaitement clean. Je sais tout faire. J’embrasse. Je lèche. Je suce. Je pince. Je tords. J’aspire. Je tends. Je tire. Je pousse. Je caresse […] Je pisse. Je bave. Je crache. Il n’y a que jouir dans une capote que je ne sais toujours pas faire. » Il se fait à son tour pisser dessus, s’étrangle le sexe avec un anneau pour mieux bander, se perce les couilles, se fait enfiler une main et l’avant-bras dans l’anus… On n’est pas là dans la guimauve sentimentale des couples gay roucoulant et se bécotant devant monsieur le Maire. En 1995, Dustan a calculé qu’il lui restait en gros trois ans à vivre. Il lui en restait dix. Il écrivait déjà : « Ici mon voyage est fini. Mon voyage au bout du sexe. Maintenant je connaissais tout. Tout sauf l’impossible. » À suivre dans ses prochains livres à paraître, de quoi était fait cet impossible.

Article paru dans Art press n° 403