Grande surprise dans le Monde des Lettres : Patrick Modiano publie un livre dont il n’est pas l’unique signataire.
Il s’est associé à Christian Mazzalai pour réaliser son dernier opus « 70 BIS Entrée des Artistes ».
Connaissant le côté solitaire et indépendant de Modiano, cette démarche créative est forcément surprenante.
A l’achat de ce livre, d’un format différent, 18x24cm, et rempli d’illustrations, photos et fac-similés d’articles de journaux, on se retrouve face à objet littéraire singulier à la croisée du roman, de l’essai et de l’album d’images.
Va-t-on y retrouver le charme, la poésie et le mystère de ses romans, c’est la question qui s’impose immédiatement ?
Une première réponse est fournie par l’attirance produite par le livre.
Il y a des livres que l’on pose sur sa table de lecture, en se disant qu’on les ouvrira à la première occasion, occasion qui peut se faire attendre.
Si l’on s’en procure plusieurs, il y a en bien un qui sera choisi en premier.
C’est en général le cas des œuvres de Modiano.
Et ce fut le cas du 70 BIS.
Autre particularité, les livres du Prix Nobel 2014 se lisent rapidement, et souvent d’une seule traite, sauf si on se restreint volontairement en fractionnant leur lecture.
Et ce fut encore le cas du 70 BIS.
Un dimanche après-midi, dépourvu de retransmissions sportives télévisées, fit l’affaire, et à la tombée de la nuit la lecture était terminée.
Il est maintenant possible de rassurer les éventuels lecteurs, même si ce n’est pas du pur Modiano, empreint de son classicisme traditionnel.
On y retrouve son sens du mystère, sa poésie et son art de poser des questions qui vont le plus souvent demeurer sans réponse.
Qu’est ce qui différencie ce livre des romans traditionnels de l’auteur ?
D’abord le fait qu’il ait été réalisé à deux.
Pour réaliser ce récit-enquête, consacré à une adresse oubliée de Montparnasse du temps où le quartier était encore un village et un foyer d’artiste, Modiano s’est fait assister par Christian Mazzalai, guitariste et compositeur, membre fondateur du groupe Phoenix.
Ce dernier a reçu en 2010 un Grammy Award pour l’album « Wolfgang Amadeus Phoenix ».
Il est né en 1977, soit 32 ans après son co-auteur.
Il est très loin du monde où l’on imagine voir évoluer Modiano.
Les Origines de l’Histoire :
Dans un entretien diffusé par l’éditeur, Christian Mazzalai explique qu’il a eu l’occasion de travailler dans un studio d’enregistrement tout près du 70 BIS de la rue Notre Dame des Champs. Il avait repéré le manège d’une dame américaine qui s’arrêtait devant ce numéro. Elle a fini par lui dire que son père était peut-être le poète Ezra Pound, qui avait habité dans cette maison.
Un de ses amis lui ayant remis une caisse de documents trouvé dans une cave, et concernant de nombreux habitants du 70 BIS, du Second Empire jusqu’à nos jours, « ce fut le départ de notre enquête », comme le précise Patrick Modiano.
A partir de ces documents, les deux auteurs vont composer un album de mémoire, entre restitution poétique et reconstitution, qui nous plonge dans le Montparnasse bohème et cosmopolite d’autrefois.
Sur les 900 documents récupérés, une centaine figure dans le livre, servant de matière à Modiano qui les transforme en récit, fidèle à son écriture elliptique et minimaliste
Les Personnages Évoqués :
Cet immeuble a vu défiler entre le Second Empire et 1950 de nombreuses figures des mondes de la peinture, de la sculpture, de la littérature et de la musique.
De nombreuses nationalités s’y côtoyaient, américains du nord et du sud, européens du centre, du nord et du sud, et même des artistes japonais.
Monet, Rodin, Picasso, Georges Sand, Ezra Pound et Stevenson, parmi les plus célèbres, s’y sont croisés, aux côtés de figures moins célèbres, comme le modèle italien Maria Latini, et le cow-boy de Montparnasse, Samuel Granowsky, qui arpentait le quartier à cheval avant d’être déporté à Auschwitz.

Ezra Pound au 70 BIS
D’autres personnages apparaissent, fournissant à Modiano matière à des développements,
où à partir de faits connus, il imagine des histoires qui auraient pu se passer, mais qui restent du domaine des suppositions, une technique littéraire dans laquelle il excelle, son enquête se terminant le plus souvent en point d’interrogation, et gardant tout son mystère poétique.
A partir des dates retrouvées dans les divers documents, il croise les mouvements des habitants et imagine qu’ils aient pu se rencontrer, sans la moindre preuve documentée.
C’est ainsi qu’apparaissent, sortis de l’oubli, le jeune étudiant anglais Robert Short, sœur Emmanuelle, le Cavalier Bleu, Rita Renoir, sans oublier le singe Jacques, l’une des figures pittoresques du 70 BIS, qui, assis dans un fauteuil d’enfant, présidait les soirées données à « La Boîte à Thé », lieu de rencontre et de fête créé par le peintre Jean-Léon Gérôme.
Une scène fut même montée, le « Théâtre Notre-Dame-des-Champs » singulière car « interdite au public payant ».
Assistaient aux fêtes des personnalités comme Georges Sand, Théophile Gauthier, Berlioz, Rossini, Tourgueniev, la princesse Mathilde, et beaucoup de joyeux anonymes.
Interrogé sur le projet, Modiano déclare « qu’il s’agit bien d’un carnet de fouilles, où sont répertoriées des photos, des petites annonces de journaux, qui nous parvenaient du 70 bis comme des signaux de morse, des faits divers qui ont eu lieu à cette adresse ».
Pour une fois, et exceptionnellement, je citerai Télérama, qui insiste sur la cohérence de l’entreprise avec la cohérence de son œuvre, voyant dans cette enquête partagée une nouvelle façon d’approcher « l’énigme des visages tout juste croisés, des vies surgissant brièvement de l’obscurité avant d’y retourner ».
De l’archéologie policière romancée en quelque sorte, pour faire revivre l’histoire d’un quartier, le Montparnasse de la fin du 19ème au milieu du 20ème siècle.
Finalement, du pur Modiano, un régal !
Patrick Modiano/Christian Mazzalai
70 BIS Entrée des Artistes
Gallimard – 25€ – 18×24 cm
